Alexis Cukier, Fabien Delmotte et Cécile Lavergne ont construit cet ouvrage à partir d’un colloque organisé au Sophiapol à Nanterre en 2011. « Émancipation » est une signification essentiellement contestée, qui renvoie à l’idée de libération, au sens d’un événement, mais aussi à une puissance d’agir, ou encore à l’obtention de droits, civils, politiques ou économiques. C’est un terme qui peut aussi être étroitement dépendant du contexte, d’où une portée qui peut varier. Le parti-pris de ce livre est qu’il existe aujourd’hui six perspectives majeures : la théorie critique, le postcolonialisme, le féminisme, le marxisme, l’anarchisme et la démocratie radicale. Et que leurs rapports peuvent être interrogés sous quatre angles distincts.
Le premier aborde les tensions qui peuvent exister entre critique sociale et projets d’émancipation. Il est ouvert par un entretien avec Luc Boltanski, qui revient sur son parcours et estime que les possibles se sont plutôt refermés, avec le temps. La critique des années 70 a en partie été récupérée par le « nouvel esprit du capitalisme », les intellectuels se sont étatisés et déconnectés du terrain, les instruments de contrôle sont devenus plus envahissants et plus sécuritaires. L’enjeu principal pour lui est de refaire de la sociologie de terrain, notamment sur l’élite. Irène Pereira propose ensuite une lecture de Georges Sorel qui permet d’apporter quelques distinctions utiles, dans le rapport entre théorie et pratique. On peut ainsi opposer une perspective « critique », rationnelle, explicative, holiste, qui a tendance à occulter les possibles, en ne voyant que l’oppression, à une perspective « pragmatiste », antiscientiste et immanente, qui se joue avec les acteurs et leur capacité de création – mais a du coup tendance à exagérer les possibles. Fabien Delmotte procède à quelques rappels historiques et conceptuels, dans le domaine des rapports avec la démocratie et la question des droits.
Le capitalisme et la classe ouvrière sont le cœur de la seconde partie. Un entretien avec Jacques Rancière permet aux coordinateurs de résumer le propos de cet auteur, pour qui l’émancipation c’est oser se constituer comme un monde d’égaux, et sous ce critère oser prendre la place qui nous revient et dont nous sommes pourtant privés. L’enjeu n’est donc pas seulement de prendre « le » pouvoir, à supposer que cette expression ait un sens univoque. Il est avant tout de rétablir des capacités collectives d’agir, ce qui suppose une « hypothèse de confiance » dans l’existence d’une telle capacité. Stéphane Haber montre ensuite que les trois arguments principaux opposés à un dépassement du capitalisme ne tiennent pas : le capitalisme est bien un régime identifiable, transformable, et cela sans attendre d’avoir atteint un quelconque état. On peut en voir les prémices dès aujourd’hui, dans les diverses formes de déprise que sont les utopies concrètes ou l’économie sociale et solidaire. Alexis Cukier enfin fait un point fort utile sur le débat sur le travail, sous deux angles : l’activité vécue et le rapport aux institutions du salariat, plaidant dans les deux cas pour que la question du pouvoir se trouve de nouveau posée, et pas seulement sous l’angle de la défense de l’emploi. Le travail doit d’abord être envisagé comme une manière de produire le vivre en société. Là encore il s’agit moins de prendre « le » pouvoir au travail que de redéfinir les moyens et les fins de l’activité que l’on poursuit, en tant que le travail a une fonction politique au sens plein et entier du terme. D’où l’intérêt des analyses développées notamment par Bernard Friot, qui montre qu’une partie du travail est bel et bien sous le contrôle des travailleurs ; il convient de l’étendre.
La troisième partie s’intéresse à la question de l’identité et de la culture, dont les termes vont être précisés. Un entretien avec Elsa Dorlin permet de montrer que l’émancipation chez Fanon a deux sens distincts et successifs, le premier comme acquisition de droits (affranchissement) et le second qui sous le nom de libération se réfère plutôt à un événement un mouvement qui émerge explose et destitue définitivement un ordre donné du monde. D’où le caractère libérateur de la violence, ou plus exactement du conflit, sous certaines conditions qui peuvent d’ailleurs justifier de parler de « non-violence ». Hourya Bentouhami s’appuyant sur Parekh Bhiku distingue cinq formes de multiculturalismes conservateurs : l’assimilation pure et simple, la tolérance libérale qui renvoie la question à l’ordre privé, le « communautarisme » qui cherche à multiplier à l’infini les droits collectifs, enfin le multiculturalisme commercial et celui des entreprises qui sont purement opportunistes et instrumentaux. Face à eux elle propose ce qu’elle appelle un « multiculturalisme négocié » dirigé contre « une organisation logocratique de la raison politique » (p. 277), organisée en monopole. Ce multiculturalisme critique fait place à la négociation c’est-à-dire au dialogue, à l’échange et donc admet la traductibilité réciproque, pour favoriser une évolution que Simondon qui n’est pas cité aurait sans doute qualifiée de « transductive » (transformation mutuelle et réciproque, sans que la différence ne s’estompe pour autant)1. Une telle entreprise comporte une dimension polémique, puisque « négocier », disait Derrida, renvoie à « neg-otium », c’est-à-dire troubler la tranquillité. Olivier Voirol enfin nous ramène dans le domaine de l’esthétique et s’interroge sur le lien entre formation de l’esprit et émancipation, après la critique que Horkheimer et Adorno ont fait de l’industrie culturelle. Il juge leur lecture un peu pessimiste, au regard de la contre-culture des années 60, estime que nous en sommes les « rejetons », mais ne conclut pas.
La dernière partie a pour ambition d’interroger l’effet des échecs et des réussites des luttes sur les théories critiques. On ne trouve ici que deux interventions et qui ne répondent pas vraiment à l’intention affichée, puisque tournant plutôt autour du rapport entre les intellectuels et la société. Dans l’entretien Razmig Keucheyan nuance certains propos souvent entendus, comme par exemple l’idée que les intellectuels étaient autrefois organiques et aujourd’hui coupés des masses. L’organisation lui semble être l’enjeu politique prioritaire, par exemple au niveau des revues françaises, dont aucune n’a la centralité de la New Left Review dans le monde anglo-saxon. Le cadre marxiste lui paraît incontournable. Christian Laval de son côté livre une analyse fine et à vrai dire un peu tourmentée des rapports entre intellectuels et les classes populaires, sous l’angle de la capacité politique de ces dernières. Comment se structurent-elles ? Comment sont-elles vécues, subjectivement ? Deux conceptions s’affrontent, celle pour laquelle le subjectif est donné et ne se pose que la question du « débouché politique », et celle qui considère au contraire que l’unité reste à faire, et que l’oppression ou la domination ne sont pas forcément identifiées, même quand elles existent. A l’opposé du marxisme classique E.P. Thompson avait déjà montré que l’unité de la classe ouvrière s’était produite de manière tardive, et non sans une intense activité. La représentation joue un rôle ambigu, au sens où elle permet au collectif d’exister mais par ce geste même elle peut le déposséder. La responsabilité des intellectuels, pour Laval, est aujourd’hui de favoriser un agir commun, de l’alimenter.
Cet ouvrage s’inscrit dans de nombreux autres qui tentent de faire le point sur « la pensée critique », les éditions de L’Échappée ayant par exemple publié leur recueil en octobre dernier2. Après des décennies de « différentialisme » et de « postmodernisme » une page semble devoir se tourner, ce qui soucie désormais ce sont les synthèses et « l’intersectionnalité ». Si on déplore dans cet ouvrage l’absence quasi-totale de référence à l’écologie, on doit saluer cet effort d’atténuer la « lutte de tous contre tous » qui faisait rage depuis un certain temps, chacun essayant de se montrer plus critique ou plus « déconstructionniste » que l’autre. Parfois au prix d’une marginalisation et d’un aveuglement. Ce nouvel essai est donc bienvenu, d’autant qu’il tourne en partie de manière explicite autour du rôle de l’intellectuel dans la société, sans tomber dans un basisme que l’on pourrait qualifier de « rhétorique » – mais sans aller non plus jusqu’au bout de la question. Ici l’entretien avec Rancière (p. 159) a valeur de témoignage : se défendant de faire de la « philosophie politique », cet auteur ne parvient pas à rendre compte de son propre rôle et des distinctions qu’il propose, notamment entre « police » et « politique ». H. Bentouhami fait face à la même aporie (p. 285) : affirmant l’égal droit des subalternes à prendre la paroles, elle demande pour qui « nous », intellectuels, écrivons-nous – et elle ne répond pas.
Une piste possible est de reprendre les analyses qu’Ivan Illich proposait de l’école, bien avant les thèses « subalternistes », en tant que « monopole radical » sur l’intelligence. D’autant que cet auteur traçait une issue : ce qu’il appelait la « déscolarisation » de la société3, qui n’avait rien à voir avec une simple suppression de l’école (« a deschooling society », et non pas « une société sans école » comme le dit le titre en français). L’idée était plutôt celle développée par Rancière, le prestige du discours philosophique en moins, et avant lui de Bakounine, d’une société d’égaux, aux compétences et aux savoirs complémentaires, et donc non identiques. Un tel projet supposerait de donner une place aux « subalternes » dans les universités et les divers lieux de production de savoir, au sens d’un produit fini, que l’on peut trouver sous la forme de manuels. Mais ici il y a loin de la coupe aux lèvres, puisque dès que l’on aborde la question on se trouve en pratique confronté à la peur du relativisme, ou plus prosaïquement à la « défense du service public » conçu au sens relativement étroit des salaires, moyens et conditions de travail. Les États Généraux de la recherche, en 2004, en ont témoigné, plutôt dans le domaine des sciences dites « dures »4. Mais l’idée de « sciences citoyennes » ne paraît pas évidente non plus du côté des SHS. Nous n’avons pas assisté à une mobilisation importante du côté des élites intellectuelles, même « critiques », pour faire une place aux « subalternes » dans l’université.
C’est d’ailleurs là un problème plus général que le seul cas de l’éducation et de la connaissance : la gauche semble être incapable, depuis qu’elle est arrivée au pouvoir (1981), d’avoir un discours critique sur le contenu de la production, c’est-à-dire sur les formes de richesse. Le « toujours plus » (de moyens, de profs etc.) a cet inconvénient d’être quantitatif et de n’avoir donc pas de prise sur le qualitatif, qui est subi. Un tel jugement est certes un peu excessif, car le quantitatif et le qualitatif ne sont pas si déliés l’un de l’autre, mais que l’on se demande sérieusement tout de même ce qu’il peut comporter de part de vérité.
1 Simondon G., L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 2007 (1989)
2 Biagini C., Carnino G. & P. Marcolini, Radicalité. 20 penseurs vraiment critiques, Paris, L’Échappée, 2013.
3Illich I., Œuvres complètes, Paris, Fayard, 2004 et 2005.
4 Rapport des États Généraux de la Recherche, La Documentation Française, 2004. http:/www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/044000563/0000.pdf