Le travail est bien souvent une peine, à quel prix et pourquoi acceptons-nous cette souffrance ? Quand et comment estime-t-on que le préjudice, que le travail nous inflige, est réparé ? Ce questionnement abordé ici par Baptiste Mylondo sur la « valeur travail » reste peu débattu dans notre société où le travail régit nos vies et nos interactions.
Pourquoi acceptons-nous de souffrir au travail ? La question, un brin provocatrice, est soulevée par un groupe de chercheurs emmené par Christian Gaudelot et Michel Gollac |1| dans le cadre d’une large enquête sociologique sur le travail en France. Consacrée à l’ambiguïté des relations qui unissent travail et bonheur, l’enquête aborde naturellement la problématique de la souffrance au travail et questionne le choix des individus d’accepter de s’y soumettre. Question provocatrice, disions-nous, puisqu’à l’évidence la souffrance au travail ne résulte pas d’un choix délibéré pour une part au moins des travailleurs. Quel choix en effet pour les plus pauvres, contraints, pour vivre, de se plier aux conditions de travail qui leurs sont imposées ? Quel choix pour les plus précaires, vivant tantôt dans l’angoisse de perdre leur emploi, tantôt dans l’interminable quête du turbin suivant ? Point de choix pour ceux-là. Même si elle résulte davantage de leur situation person-nelle et de leur rapport au travail que de l’activité professionnelle en elle-même, leur souffrance est sans nul doute plus subie que choisie.
Toute peine mérite salaire
Mais qu’en est-il des autres ? Qu’en est-il de ceux qui ont le choix entre souffrir au travail et opter pour des conditions de travail plus confortables ou pour plus de temps libre par exemple ? La question du choix de la souffrance prend alors tout son sens. Pourquoi, si le choix s’offre à eux, acceptent-ils de souffrir au travail ? Comme on peut s’en douter, la réponse rencontrée par nos sociologues au fil de leurs entretiens s’avère désespérément triviale. Si les individus acceptent de souffrir au travail, c’est d’abord et surtout pour l’argent. Rien de plus logique. Après tout, le travail ne consiste-t-il pas à monnayer sa peine au plus offrant ? Dès lors, le calcul est simple : plus grande est la peine, plus grosse doit être la paye… La question ne serait donc pas « pourquoi ? » les individus acceptent de souffrir au travail, mais plutôt « à quel prix ? ». Mais arrêtons-nous un instant sur les termes de ce choix.
Et d’abord, de quelle souffrance parlons-nous ? La pénibilité du travail, comme nous le rappelle le débat actuel concernant les retraites, est une question éminemment subjective. En matière de souffrance au travail, tout est question de goûts et d’aspirations individuelles. Les métiers qui rebutent certains peuvent plaire à d’autres, tout comme les loisirs des uns peuvent être les corvées des autres. Bien sûr, des fac-teurs objectifs de pénibilité peuvent être distingués. Ainsi, le travail de nuit, les horai-res tournants, le port de charges lourdes ou encore le poids des responsabilités concou-rent sans conteste à la peine ressentie par le travailleur et doivent logiquement donner lieu à des compensations salariales. Des compensations plus ou moins généreuses qui, si elles sont jugées suffisantes au regard de la pénibilité des conditions de travail, peu-vent expliquer que l’on consente à souffrir au travail. Mais la souffrance au travail ne saurait s’arrêter aux seuls facteurs objectifs recensés par les chercheurs. Du reste, en tant que sacrifice de temps libre, le travail n’est-il pas pénible par essence ? Dans une certaine mesure, la souffrance ne lui est-elle pas inévitablement attachée ? De ce point de vue, l’intégralité du salaire n’est finalement qu’une compensation financière pour la souffrance – dans toutes ses dimensions – qu’implique le labeur, quel qu’il soit.
Mais en fin de compte, ces compensations sont-elles réellement à la hauteur des souffrances et sacrifices consentis ? Rien n’est moins sûr. En effet, si l’on en croit les résultats de l’enquête dirigée par Gaudelot et Gollac, 42 % des travailleurs ne s’estiment pas suffisamment payés compte tenu du travail qu’ils effectuent et des conditions dans lesquelles ils le réalisent. |2| Pour près d’un travail-leur sur deux donc, la rémunération venant compenser la pénibilité du travail est jugée insuffisante. Un constat qui semble d’ailleurs confirmé par la question récurrente du pouvoir d’achat. Cette statistique vient d’ailleurs questionner les lectures actuelles – médiatiques, politiques et scientifiques – de la problématique du pouvoir d’achat. Dans notre société riche à l’excès, la perception biaisée mais persistante d’un pouvoir d’achat trop faible ou, du moins, ne progressant pas assez vite, n’est sans doute pas étrangère à la question qui nous préoccupe.
Plusieurs explications au sentiment général de baisse du pouvoir d’achat, que les mesures de l’Insee viennent infirmer, ont été avancées. L’explication la plus évidente – mais aussi la plus dévoyée – tient à la baisse réelle du pouvoir d’achat des ménages les plus modestes, due notamment à la hausse du prix des produits de première nécessité. Pour le reste, inadaptation des indices de l’Insee, passage à l’euro amplifiant le senti-ment d’inflation, perception partielle de leur revenu par des ménages qui ne tiennent pas compte des transferts sociaux et des allègements fiscaux, ou encore hausse du désir d’achat due à la diffusion de nouveaux standards de vie, voilà résumés les principaux facteurs recensés pour expliquer la baisse supposée du pouvoir d’achat et les biais dans la perception de cette baisse |3|.
Cependant, à la lumière de l’enquête de Gaudelot et Gollac, ne peut-on aussi voir dans la récurrence des revendications en matière de pouvoir d’achat, le signe de l’insuffisance des compensations financières que les travailleurs perçoivent pour leur peine ? De fait, les 42 % de travailleurs qui ne s’estiment pas assez payés – au regard, rappelons-le, de leurs conditions de travail et du travail qu’ils réalisent – associent sans aucun doute ce sentiment d’injustice au jugement qu’ils portent sur leur pouvoir d’achat. Ainsi, les revendications en matière de pouvoir d’achat traduisent-elles éga-lement les aspirations déçues de travailleurs jugeant bien insuffisantes les consomma-tions compensatoires obtenues au prix d’un dur labeur.
L’obsession consumériste
Mais alors, si le temps libre et la peine sont si mal rétribués, pourquoi persister à les vendre ? Si l’on comprend aisément qu’il faille « gagner sa vie », pourquoi souffrir autant ? Après tout, pour souffrir moins, il suffirait finalement de choisir un emploi moins pénible – mais moins rémunéré – ou de travailler moins longtemps. Dans cette optique, et puisqu’ils donnent lieu à des compensations financières supplémentaires, les emplois auxquels une pénibilité notable est reconnue facilitent précisément les ar-bitrages entre revenu et temps libre. Concrètement, et toutes choses égales par ailleurs (niveau de qualification, de responsabilité, etc.), un emploi objectivement pénible né-cessitera en effet moins d’heures de travail qu’un emploi quelconque pour atteindre un niveau de vie donné. Toutefois, si l’on en juge par l’infime proportion de travailleurs optant volontairement pour un temps partiel |4|, les compensations financières – qu’elles soient dues à la pénibilité du travail ou non – donnent lieu à un arbitrage quasi-systématique en faveur du revenu et au détriment d’un allègement de la pénibilité. Signe sans doute de l’importance accordée à la hausse du niveau de vie et de consommation auquel ces compensations financières donnent accès. Signe aussi de l’intérêt porté aux quelques places que ce surcroît de consomma-tion permet de grappiller dans la course au standing qui agite notre société. Combien notre société compte-t-elle de ces « obsédés du standing » si finement dépeints par Vance Packard |5| ?
Car c’est bien d’une obsession consumériste qu’il s’agit. Comment sinon expliquer la domination écrasante de la logique consumériste qui voit la souffrance au travail invariablement préférée au temps libre ? On ne saurait en effet y voir un phénomène naturel ou évident. Pour s’en convaincre, il n’est que de relire les écrits de Max Weber. Dans son Éthique protestante, le sociologue allemand fait ainsi état d’une logique, dominante à l’orée du XIXe siècle, bien éloignée de l’obsession consumériste actuelle. Comme il le note, « un homme ne souhaite pas « par nature » gagner toujours plus d’argent : il veut simplement vivre comme il a l’habitude de vivre et gagner autant qu’il lui est nécessaire pour cela » |6|. Se référant à l’assiduité aléatoire des ouvriers des premières entreprises capitalistes, Weber décèle ainsi une logique qu’il qualifie de « traditionnelle ». Fidèles à cette logique, après avoir gagné en quelques heures le revenu qui leur semblait suffisant, les ouvriers s’empressaient alors d’abandonner leur poste de travail. Et si l’on s’avisait de les payer plus pour leur offrir de plus larges compensations financières et les inciter à travailler davantage, les voilà qui travaillaient moins encore, se contentant de maintenir leur modeste niveau de vie |7| !
Ne pouvant se satisfaire de cette logique « traditionnelle », on sait que les entrepre-neurs capitalistes eurent finalement recours à la contrainte pour que les ouvriers se soumettent à une plus grande souffrance au travail. Une contrainte au travail dont les mécanismes (baisse des salaires, organisation strictement cadenassée et surveillée) ont été décrits par Weber ou Foucauld. Mais nous nous éloignons ici de notre sujet. Par définition en effet, la contrainte ne laisse aucune place au choix. Dès lors, elle ne peut nous aider à comprendre pourquoi les individus acceptent de souffrir au travail.
L’analyse de Weber nous indique toutefois que la logique consumériste qui nous in-téresse ici n’a rien d’évident et va même à rebours d’une certaine logique tradition-nelle. En l’absence de contrainte au travail, c’est bien l’incitation à consommer, sans cesse attisée par la publicité, qui explique ce revirement. Posant un regard résolument critique sur cette raison économique qu’il dissèque, André Gorz analyse les change-ments sociaux qui ont contribué à rendre la souffrance au travail et les consommations compensatoires qui lui sont liées, préférables au temps libre et aux plaisirs gracieux de la vie. Et plus que de changements, c’est de bouleversements dont il est question ici puisqu’ils ont permis, nous dit Gorz, « de motiver les travailleurs |…| à se prêter de plein gré |…| à un travail qu’il est impossible d’aimer » |8|. Il a fal-lu, poursuit-il, « éduquer l’individu à adopter vis-à-vis du travail une attitude instru-mentale du genre : « ce qui compte c’est la paye qui tombe à la fin du mois » ; |…| l’éduquer, en tant que consommateur, à convoiter des marchandises et des services marchands comme constituant le but de ses efforts et les symboles de la réus-site » |9|.
Pour voir la logique traditionnelle de Weber céder face à la logique consumériste et à la raison économique qui l’anime, il aura donc fallu non seulement « éduquer les travailleurs à préférer ces compensations aux conditions de travail relativement confor-tables », mais surtout « persuader les individus que les compensations qui leur sont proposées compensent largement les sacrifices qu’il leur faut consentir pour les ob-tenir » |10|.
Souffrance du travail et devoir d’achat
Toutefois, comme nous l’avons vu, les compensations salariales ne sont pas jugées suffisantes par une large part des travailleurs. L’obsession consumériste suscitée ou cultivée par la publicité ne saurait donc expliquer à elle seule la prédominance de l’arbitrage en faveur du labeur et du niveau de vie auquel il permet d’accéder. Si la compensation n’est pas suffisante, pourquoi donc accepter de tant souffrir au travail ? L’explication souvent avancée par les sociologues, tient à la place qu’occupe le travail dans notre société et dans nos vies. Si pénible soit-il, si coûteux que soit le sacrifice de temps libre qu’il réclame, le labeur reste bien plus qu’un gagne-pain. Il est tout à la fois source de lien social et d’épanouissement personnel. Mieux, il fonde l’appartenance de l’individu à la société et jusqu’à sa citoyenneté. Ainsi, pour Domini-que Schnapper, « le citoyen moderne acquiert sa dignité en travaillant » |11|. Voilà qui peut motiver certains à travailler plus que de raison et à endurer cette souffrance au travail. Si les compensations financières ne sont pas à la hauteur du sacrifice, d’autres com-pensations, symboliques ou sociales, semblent mériter un tel sacrifice.
Toutefois, d’autres activités, moins pénibles voire agréables, pourraient parfaite-ment remplir les fonctions sociales dévolues au travail. Pensons aux activités associa-tives, sportives, politiques et civiques. Pensons aussi aux relations familiales, amicales ou amoureuses. Ne sont-elles pas elles aussi épanouissantes ? Ne sont-elles pas autant de sources de lien social, autant de signes de l’insertion sociale de l’individu ? Plutôt que de souffrir au travail pour de si maigres compensations, il serait donc logique d’opter pour ces activités plaisantes et de cantonner le labeur au strict minimum. Ce le serait sans doute, s’il n’y avait cette « valeur travail » dont on fait tant cas aujourd’hui.
Car, entre contrainte et incitation, la valorisation sociale du travail oblige. Alors que la contrainte relève de la violence, l’obligation elle, relève du devoir. La valorisation du travail a ainsi fait du labeur un devoir civique. Avec Dominique Méda |12|, rappelons que ce phénomène est le fruit d’un long processus historique de valorisation du travail. Cette valorisation est d’abord religieuse. Portée par Saint Augustin, elle entretient une confusion habile entre « l’œuvre divine » et la basse besogne humaine. Derrière cette valorisation aussi soudaine qu’opportune, c’est le travail comme instrument de contrôle social qui est recherché. Saint Augustin y voit en effet un moyen de lutter contre l’oisiveté, ennemie de l’âme. Cette instrumentalisation sécuritaire du travail trouve un écho dans les workhouses du XVIIe siècle, destinées à accueillir les vaga-bonds et autres fauteurs de troubles. La valorisation du travail est ensuite économique. Adam Smith révolutionne la science économique en faisant du travail « la cause de la richesse ». Mais il faut attendre le XIXe siècle pour voir poindre une réelle valorisation positive du travail, louant ses prétendues vertus épanouissantes. Une valorisation so-ciale cette fois, portée par une bourgeoisie soucieuse de s’enrichir, et soutenue par un mouvement ouvrier corporatiste : « l’oisif ira loger ailleurs ! », claironne l’Internationale d’Eugène Pottier. Dès lors, le droit au travail proclamé en 1848 se dou-ble bien d’un devoir de travailler, comme en témoigne la condamnation concomitante de l’indigence et du vagabondage. Et puisque chacun est tenu de contribuer pleinement à la richesse économique de la société, le temps plein sera la norme |13|.
Dans ces conditions, la logique traditionnelle décrite par Weber n’a plu sa place. Comme le souligne André Gorz, compte tenu de la hausse de la productivité et des salaires, « si les individus avaient été libres de proportionner leur durée de travail au revenu dont ils estimaient avoir besoin |…| une proportion croissante de la population aurait choisi de travailler moins » |14|. Mais comment adap-ter sa peine à ses besoins si l’on n’a aucune prise sur son temps de travail ? On assiste alors à une inversion des termes de l’arbitrage : c’est le temps de travail qui détermine le niveau des besoins et non l’inverse. Puisque telle est la norme, chacun travaille à plein-temps et perçoit pour sa peine des bons d’achat sur les richesses produites. Que faire alors sinon les dépenser pour éviter que la souffrance consentie ne soit vaine ? À quoi bon travailler trop si l‘on ne profite même pas des consommations compensatoi-res que le labeur nous offre ? Au devoir de travailler s’ajoute donc un « devoir d’achat » qui laisse place à une consommation par défaut. Une consommation faute de mieux ; faute de pouvoir déterminer sa peine en fonction de ses besoins ; faute de pou-voir arbitrer librement entre revenu et temps libre. C’est donc par obligation que les individus acceptent de souffrir au travail, se consolant de leur peine dans les galeries marchandes et dans la course au standing.
En marge de la souffrance au travail, voilà donc la souffrance du travail. Une souffrance ordinaire, largement répandue mais trop souvent ignorée par la sociologie du travail. Gaudelot et Gollac ne font pas exception. Ainsi, dans leur enquête, s’ils ne manquent pas de demander aux travailleurs à temps partiel s’ils souhaiteraient travail-ler davantage, qui se soucie de savoir si les travailleurs à temps plein souhaiteraient travailler moins ? Cette question, si cruciale, est étrangement absente de leur question-naire. Pourtant si, comme nous le dit Weber, l’homme ne souhaite pas « par nature » gagner toujours plus d’argent, cette interpellation résonne sans doute en chacun de nous.
|1| C. GAUDELOT et M. GOLLAC (dir.), Travailler pour être heureux ? Le bon-heur et le travail en France, Fayard, Paris, 2003, p. 259.
|2| Ibid., p. 264.
|3| Voir P. MOATI et R. ROCHEFORT, Mesurer le pouvoir d’achat, La documentation Française, Paris, 2008.
|4| Selon les critères du BIT, le temps partiel choisi représente aujourd’hui à peine 10% des actifs employés, Insee, chiffres 2008.
|5| V. PACKARD, The Status Seekers,1959, trad. fr., Calmann-Levy, 1960.
|6| M. WEBER , L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1905, trad. fr. 1964, p. 61.
|7| Ibid, p. 59-62.
|8| A. GORZ , Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, Gallimard, Paris, 2004, p. 78.
|9| Ibid, p. 79-80.
|10| Ibid, P. 80.
|11| D. SCHNAPPER, Contre la fin du travail, Seuil, Paris, 1997, p. 14.
|12| D. MEDA, Le travail, une valeur en voie de disparition, Flammarion, Paris, 1995.
|13| Si la norme du temps plein semble remise en cause aujourd’hui par la multiplication des emplois pré-caires et à temps partiels, ce phénomène reste sous-tendu par la norme d’un temps de travail imposé pour satisfaire au mieux la création de richesses. Du reste, cette remise en cause demeure marginale, le travail à temps plein concernant toujours 83% des ac-tifs occupés. Cette proportion s’élève même à 95% si l’on n’observe que les hommes (contre 70% des femmes). Insee, chiffres 2007.
|14| A. GORZ, op. cit, p. 187.