Bonnes feuilles du livre Orange Stressé, Le management par le stress à France Télécom, de Ivan du Roy, La Découverte, Paris, Octobre 2009, Pages 138-144.
Les fonctionnaires entrent dans la « modernité » du management
Les « métiers prioritaires » vers lesquels la direction incite vivement les salariés à se diriger, faisant appel à leur « esprit de responsabilité » sur la base d’une « dynamique positive », ne sont donc pas vraiment adaptés aux compétences et aux parcours des personnes qu’elle y envoie. Et ce, malgré les promesses de « coaching », d’« autonomie » ou de « relation de confiance avec le manager. » Derrière ces attrayants termes managériaux se cache, comme nous l’avons vu, une ferme incitation à aller bosser pendant huit heures devant un écran, un casque collé aux oreilles, confronté à des clients victimes d’une panne vous criant dans les tympans, un supérieur à l’écoute vérifiant que vous respectez bien le « script », et un bouton sur lequel appuyer pour signaler que l’on va se soulager aux WC. Il n’est pas étonnant que, pour de nom-breux fonctionnaires, souvent âgés de plus de quarante-cinq ans et comptant au moins quinze ou vingt ans d’ancienneté, être envoyé sur les plateaux du « 1014 » soit un véritable « repoussoir ».
Cette perspective provoque stress et angoisses. Les agents qui travaillent encore dans des services traditionnels menacés de suppression la vivent comme un « couperet au-dessus de la tête ». « J’ai peur d’aller au boulot », entend-on régulièrement. C’est l’un des facteurs de suicides ou de tentatives de suicides, comme celui de Jean-Michel, technicien à Troyes. Derrière ces actes spectaculaires et tragiques, d’autres drames se jouent. Après notre première rencontre avec Christelle, au printemps 2008, le service facturation où elle travaille, dans l’Est parisien, est fermé. Elle-même et ses dix-sept collègues (à trente-huit ans, elle est la plus jeune de son service, tous les autres sont âgés de plus de quarante-cinq ans), considérés comme des fortes têtes par la direction, sont mutés d’office vers le service commercial. Christelle est à ce moment enceinte de quatre mois. Ses compagnons d’infortune ont du mal à supporter les nouvelles contraintes et la perte de sens de leur nouveau « métier prioritaire » : « Ils ont le ser-vice public dans la tête et on leur demande de vendre, et de vendre encore », explique Christelle. Quand elle-même a rejoint France Télécom après avoir travaillé au Smic dans une boutique d’habillement, seules comptaient la réalisation des objectifs et l’obtention des primes. « J’étais le petit mouton de la boîte. Je croyais tout ce qu’on me disait », reconnaît-elle. En l’occurrence, elle avait pris pour argent comptant la promesse d’une promotion au bout de trois ans, promotion qu’elle attend toujours.
Face à la souffrance de ses collègues, la jeune syndicaliste se transforme alors en « assistante sociale », en « confidente » : « Plusieurs d’entre eux sont partis en dépression. J’en récupérais certains en pleurs dans la cour. J’en raccompagnais d’autres, sous calmants, chez eux. » Jusqu’au jour où elle ressent des contractions. Le stress l’a rattrapée. La sage-femme qui la suit la prévient : « Si vous continuez, vous allez avoir une fausse couche. » Elle est orientée vers la psychologue de l’hôpital et se voit prescrire un congé. Heureusement. Parmi ses collègues, certains ont demandé, et obtenu, une mutation dans la fonction publique. Mais d’autres « dépérissent lentement au 1014 ». « Une de mes collègues est devenue squelettique, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. » Aujourd’hui, son service est confronté à un nouveau projet de modification des horaires : des semaines de six jours en alternance avec des semaines plus courtes, et l’obligation de pointer certains soirs jusqu’à 20 heures. « Avant, ils pre-naient en compte ceux qui avaient des enfants ou qui devaient s’occuper de parents malades. Plus maintenant. » Les syndicats soupçonnent une énième intensification du travail et le transfert d’une partie des activités les moins rentables, le « bas du marché », vers la sous-traitance.
En 2007, ce service commercial comptait environ 200 salariés et ne s’occupait que des abonnements à une ligne fixe. En 2008, il a hérité des abonnements Internet. Puis en 2009, des forfaits de téléphonie mobile. Néanmoins, en trois ans, les effectifs du service se sont réduits de moitié. Pour les rassurer face à cette baisse rapide, la direction a annoncé qu’une quarantaine d’apprentis seraient embauchés. Étrange manière de tranquilliser le personnel sur la pérennité de leur site… D’autant que la direction joue avec les différents types d’horaires : elle en impose les contraintes sans en accorder les contreparties ; par exemple lorsqu’un salarié assure une « fermeture » (jusqu’à 20 heures) ou pointe le samedi, il ne bénéficie plus de récupérations immédiates le lendemain ou le week-end suivant. La direction des ressources humaines a annoncé la couleur : « Si, dans six mois, les clients changent leurs horaires d’appels, nous change-rons à nouveau les horaires de travail. » Preuve que les managers n’organisent plus grand-chose, à part adapter leurs subordonnés à la fluctuation de la demande.
Des infirmières et médecins du travail lyonnais décrivent, dès 2003, les difficultés rencontrées par les salariés d’un service après-vente de France Télécom – le « 1013 » de l’agence Grand Lyon, consacré aux abonnements Internet haut débit (lignes ADSL) – face à une nouvelle organisation du travail orientée sur la productivité et l’optimisation maximale du temps de travail en termes statistiques. Les premières offres d’abonnement ADSL viennent d’être lancées sur le marché, la demande est forte et les dysfonctionnements chez les premiers abonnés sont nombreux. Suite au suicide, en décembre 2002, d’un salarié – et militant CGT – de ce service après-vente, les élus CHSCT demandent à la médecine du travail de venir y regarder de plus près. « De plus en plus de personnes travaillant au “1013” sont victimes de stress : nombreux traitements antidépresseurs, prise de calmants… Nous tirons la sonnette d’alarme et demandons au médecin de prévention d’examiner ce problème avec attention », avertissent les représentants du personnel. Les médecins du travail découvrent une ambiance « de lutte de classes, à la Zola », un « climat d’affrontement », causé en partie par l’organisation du travail.
Pour prendre le temps de traiter un problème rencontré par un client (par exemple tester sa ligne, sa connexion Internet…), les conseillers doivent activer la touche wrap-up qui signale qu’ils ne peuvent temporairement recevoir de nouveaux appels. Problème : la touche se désactive dès que, une fois les vérifications accomplies, le conseiller rappelle son interlocuteur, rendant ainsi son poste disponible pour les appels en attente. Sollicité par un nouvel appel, le salarié n’a donc pas la possibilité de terminer son intervention sur le dossier du client. Pour éviter ces désagréments, nombre d’entre eux préfèrent donc activer la touche « retrait », comme s’ils étaient en pause. Mais leur temps est alors décompté de la durée de travail effectif (celle où ils sont disponibles pour prendre un appel ou traiter un dossier). Ils se voient donc régulièrement reprocher par leur superviseur de ne pas être assez performants, alors qu’ils tentent simplement de satisfaire le plus correctement possible la demande du client.
Au final, les agents sont confrontés à un choix cornélien : soit ils bâclent en toute conscience le dossier de certains clients, soit ils se font taper sur les doigts par leur hiérarchie à cause de leurs trop longues indisponibilités supposées. « Ce conflit est d’autant moins supportable que le wrap-up n’est utilisé que pour chronométrer l’activité des conseillers et qu’il n’a qu’un intérêt accessoire pour le travail. Ainsi, le travail paraît être organisé autour de la performance statistique plutôt que pour la répons
e au client |1| », écrivent les auteurs de l’étude. Les conseillers sont, en plus, vivement incités par les managers à écourter les conversations pour prendre toujours plus d’appels. Ces problèmes contribuent largement à perturber les relations sociales au sein du service après-vente.
La situation devient explosive lorsqu’un projet de déménagement et de modification des horaires est présenté par la direction. Médecins et infirmiers constatent alors des « signes d’épuisement professionnel » : « Nous avons pu remarquer que les relations avec les clients agressifs pouvaient induire des troubles “démesurés” de l’équilibre émotionnel des agents (crise de larmes, nécessité de se soustraire de la salle de travail…). » Le rapport circule largement en interne permettant une socialisation des problèmes de la souffrance. Une nouvelle équipe de managers améliore même sensible-ment l’organisation du travail au sein du service après-vente. Malheureusement, ces modifications demeurent temporaires. Aucune leçon durable ne semble avoir été tirée par les maîtres d’œuvre de ces incessantes optimisations. La « machine à cash » reprend vite ses droits.
Organiser le travail pour qu’il s’exerce dans des conditions correctes ne fait plus partie du domaine de compétence des managers. Les téléopérateurs, eux, doivent obéir, coûte que coûte, et « s’adapter ». Ils n’ont même pas le temps de discuter de la manière de travailler. Les débriefings d’une équipe se tiennent debout, dans le couloir, ou dans le brouhaha de la plate-forme, entre deux « marguerites ». Il n’existe plus de salle spécifique. De plus, il est bien difficile de faire converger les points de vue de salariés aux statuts si hétéroclites : des fonctionnaires, des CDI, des CDD, des apprentis, et désormais des stagiaires, répondent au téléphone. Comme chez les sous-traitants… « Les études que nous avons réalisées sur les différents plateaux du 1014 de France Télécom et les points de vue des médecins du travail ont mis en évidence que la politique managériale basée sur l’atteinte permanente des objectifs, les pressions exercées sur les vendeurs, la rigidité de l’organisation, l’individualisation du travail, sont autant de facteurs qui conduisent à une souffrance du personnel et déstabilisent psychologiquement de nombreux agents |2| », indique une récente expertise. Réalisée à Pau (et publiée en avril 2009), elle fait suite au malaise d’une fonctionnaire sur une plateforme d’appel et aux refus de plusieurs agents d’y être mutés.
Cette tendance à l’intensification de la productivité, ces contradictions entre objectifs quantitatifs et qualités du travail ne sont pas propres à France Télécom, même si elles peuvent y entraîner des conséquences encore plus douloureuses à cause de la spécificité de l’entreprise et de son évolution très rapide. Elles sont aujourd’hui générales, comme le constate chaque jour l’ergonome François Daniellou : « Évidemment, prendre soin d’un appel, prendre soin d’un patient, prendre soin d’une voiture à réparer, cela prend un peu de temps. S’ils prennent trop soin, il y a beaucoup de chances que leur entretien d’évaluation annuel soit tendu : pourquoi sont-ils si peu productifs ? Pourquoi restent-ils ainsi accrochés à une surqualité d’un autre âge ? Bien souvent, le management, qui est maintenant choisi pour sa compétence à ne rien connaître du tra-vail concerné, ne comprend pas les explications détaillées que le salarié essaie de lui fournir et le rappelle à l’ordre. Les ratios sont mauvais, il faut qu’ils deviennent bons, c’est tout. C’est tout. Le travailleur est numérisé, pour reprendre l’expression de Jean-Louis Malys |secrétaire national de la CFDT| |3|. »
Pendant ce temps, sur les sites d’informations financières, on commente ainsi le « rendement » de France Télécom : « Entre 1997 et 2007, le dividende annuel a augmenté de 30 %, passant de 1 € à 1,30 €, ce qui représente une augmentation annuelle de 3 % par an, pas très généreux tout ça ! Une bonne valeur de rendement doit augmenter son dividende d’au moins 10 % par an |…|. La croissance du dividende de France Télécom est largement en dessous de cet objectif ! |4| »
Début 2009, des salariés d’un centre d’appel de France Télécom à Pau ont aperçu, trônant sur le bureau d’un manager, un manuel expliquant l’un des concepts du toyotisme : la méthode Kanban. Celle-ci vise à organiser la production de manière à limiter, voire à supprimer, les stocks de pièces nécessaires à l’assemblage d’un véhicule. Si cette méthode est applicable sur les chaînes de montage de l’industrie automobile, on se demande comment elle se déclinera sur les plateformes Orange… À moins qu’il ne s’agisse de gérer les « stocks » de salariés interchangeables…
IVAN DU ROY, Orange stressé, le management par le stress à France Télécom, La Découverte, Paris, octobre 2009.