Plus encore que la victoire très serrée du NON, c’est l’énorme abstention qui marque la véritable défaite du chavisme dans le référendum du 2 décembre dernier. Une analyse sans concession par un représentant de la gauche critique vénézuélienne.

Le scrutin a été sans surprise. Le désir ne suffit pas à l’engendrement. La réalité crue et dure impose ses limitations aux illusions illimitées. Le cadre de cette défaite politique liée à une très forte abstention (et la même conclusion vaudrait si le OUI avait obtenu une victoire pyrrhique) oriente la direction stratégique de la révolution vers le seul espace émotionnel et rationnel disponible pour dépasser la situation actuelle : reconnaître les erreurs et les corriger, en commençant par la vision unilatérale de l’infaillibilité du Leader.

Avec une abstention de près de 7 200 000 électeurs (45 %), et une marge extrêmement étroite entre le OUI et le NON (le Conseil national électoral a comptabilisé 4 504 354 voix en faveur du NON, soit 50,70 %, et 4 379 392 en faveur du OUI, soit 49,29 %), nous devons admettre que le pire – et le plus probable – des scénarios s’est réalisé : un match nul catastrophique accompagné d’une très forte abstention.

L’opposition n’a pratiquement pas progressé depuis les élections présidentielles de décembre 2006 (où elle avait recueilli 4,3 millions de voix) ; la dure vérité, c’est qu’il y a eu un énorme glissement de terrain au sein de la base sociale de la révolution, une véritable évaporation du vote bolivarien. Non seulement on ne peut pas prétendre que les 4 millions de voix de l’opposition sont tous des « oligarques », mais on ne saurait traiter de « traîtres abstentionnistes » les 3 millions d’anciens électeurs de la révolution qui ont choisi de ne pas voter. Quelles que soient les spéculations sur l’existence d’une abstention apolitique et d’une abstention anti-politique, il est indéniable que le niveau de rejet de la réforme constitutionnelle est très élevé. La base sociale de la révolution a bien exprimé son abstention politique à l’encontre de la réforme. C’est la première conclusion sensée à tirer du scrutin.

En deuxième lieu, il est vain d’essayer d’expliquer la situation actuelle par la campagne médiatique de manipulation des peurs de la population lancée par les partisans du NON. Elle a joué un certain rôle, mais ce n’est pas là l’essentiel. Il était prévisible que la migration du vote bolivarien n’irait pas vers le NON, mais vers l’abstention. En réalité, malgré le chantage propagandiste exercé par le gouvernement pour convertir le référendum en plébiscite pour ou contre Chávez et déplacer la décision sur le terrain de la loyauté envers le chef, ce qui s’est manifesté, c’est une protestation de fond dans le camp bolivarien. Trois millions d’électeurs chavistes ont considéré comme irrecevables tant les modalités d’élaboration et d’approbation du projet de réforme constitutionnel que des aspects centraux de ce projet qui, si l’on avait permis qu’ils soient soumis au scrutin séparément et de façon thématique, auraient permis une baisse de l’abstention.

La grande responsabilité de cette défaite retombe sur tous ceux qui ont persuadé Chávez que la révolution dépendait exclusivement de lui. Grave erreur. Sans doute que sans Chávez il n’y aurait pas de révolution, mais la révolution ne dépend pas du seul Chávez. Il faut corriger cette tendance à minimiser le rôle actif du peuple dans les grands moments de délibération et de décision. Le « chavisme d’appareil » et la direction du PSUV (Parti socialiste uni du Venezuela) ont été battus. Soit la révolution se construit depuis la base, soit elle dépérit depuis le sommet. On ne peut pas simplement dire, comme l’a déclaré Chávez, que « pour l’instant, nous n’y sommes pas arrivés ». Jamais je ne me fatiguerai de le dire : la voie choisie pour construire la viabilité politique de la réforme était erronée. Le projet de réforme était très mal conçu et a été très mal vendu. Il touchait des thèmes de fond qui vont bien au-delà d’une simple réforme constitutionnelle, qui ne rompaient pas avec le vieux socialisme bureaucratique et qui exigent désormais un débat radical. Le champ miné de la réforme constitutionnelle a fait explosion à l’occasion du scrutin, et le processus a été bloqué. En outre, la légalité constitutionnelle de la réforme était fortement contestée, malgré les tentatives de maquiller ses vices. Le traitement sectaire des divergences a coûté cher à cette conception hiérarchique et verticale de la politique. On n’impose pas les décisions, on les débat.

Il n’y a pas de démocratie révolutionnaire et « protagonique » sans démocratie délibérative, sans démocratie interne dans le camp bolivarien. Je ne reviendrai pas sur les erreurs contenues dans le texte de la réforme. Pourquoi le champ miné de la réforme constitutionnelle a-t-il explosé ? Chávez s’entête dans l’erreur s’il s’imagine simplement qu’« il nous a manqué 3 millions de voix » et que « ces gens-là n’ont pas voté contre nous, ils se sont seulement abstenus ». Ils se sont abstenus parce qu’ils ont perçu que les formes et les contenus essentiels du projet de réforme, en l’absence de toute modification, n’offraient pas de perspectives pratiques démocratique et contre-hégémonique. Ne sous-estimez pas le peuple, ne sous-estimez pas sa capacité son intuition, ni sa capacité d’autonomie politique, intellectuelle et morale.

Il faut continuer à se battre pour le socialisme, mais il faut savoir différencier hégémonie autoritaire et contre-hégémonie démocratique. Le seul chemin viable d’un socialisme pluriel et libertaire est l’unité dans la diversité. Aucun socialisme qui liquide le pluralisme démocratique, que ce soit dans la réalité ou dans l’imaginaire, ne résistera à l’épreuve de la souveraineté populaire. Il faut rechercher non seulement le maximum d’inclusion sociale, mais aussi l’inclusion politique, rechercher non seulement l’égalité sociale, mais l’égalité politique. Il faut enterrer l’imaginaire jacobin des révolutions dirigées depuis le sommet, par des avant-gardes ou des autocrates éclairées. Il est temps que la direction de la révolution se livre à une profonde réflexion. Il est temps d’en finir avec le pragmatisme de la droite endogène et le stalinisme de l’ultra-gauche non moins endogène |1|. Il est temps d’en finir avec le bureaucratisme et la corruption. Il est temps d’en finir avec la dérive césariste-populiste. Il est temps de rénover la pensée critique socialiste. Il est temps, y compris, de demander pardon et de faire preuve d’humilité pour toutes les expressions d’intolérance et de sectarisme dont le chavisme s’est rendu coupable.

L’heure est venue de trancher un dilemme qui n’est pas électoral : soit nous construisons un socialisme vraiment démocratique, depuis la base de la société, depuis le pouvoir populaire, organisé dans sa diversité et sa multiplicité, soit nous pactisons avec la droite et avec ceux qui optent pour une voie populiste sans changements profonds. Il y a quatre grandes victimes de cette défaite électorale : le bureaucratisme de l’appareil, la droite endogène et son mythe césariste, le stalinisme et les attitudes autoritaires liées à une « ego-politique » qui existe chez Chávez – provisoirement je l’espère. Il s’agit de construire le socialisme des majorités démocratiques, ni plus, ni moins. Pour ce faire, ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de radicaliser notre discours, mais d’approfondir et de rénover les pratiques socialistes, démocratiques et révolutionnaires, depuis la base, en vue de la construction organique d’un pouvoir populaire autonome, démocratique et révolutionnaire.

Traduction Marc Saint-Upéry


|1| À partir de son usage intensif dans la formule « développement endogène », objectif officiel de la politique économique du gouvernement, l’adjectif « endogène » est devenu fréquent dans le jargon politique chaviste pour désigner les phénomènes et processus internes au mouvement bolivarien. L’expression « droite endogène » désigne ici la nomenklatura politico-militaire chaviste et la « bolibourgeoisie » (bourgeoisie bolivarienne).