Engagée dans le soutien d’une loi de protection des glaciers, Maristella Svampa revient sur son engagement qui vise à sortir d’un modèle de développement fondé sur l’extraction des ressources naturelles – un modèle que les Kirchner n’ont cessé de soutenir – via des multinationales, auxquelles les lois néolibérales des années 1990 accordent de nombreux avantages. Ce modèle commence à être remis en cause un peu partout en Amérique du Sud – en témoignent les débats autour de concepts comme le néo-extractivisme, le buen-vivir auquel le sommet de Cochabamba a donné une visibilité inédite.
Mouvements : En 2006, dans une précédente interview pour Mouvements, vous disiez notamment que « l’avancée de la mondialisation néolibérale n’avait pas été stoppée en Argentine » et qu’au contraire, elle se poursuivait avec l’exploitation des ressources naturelles (pétrole, gaz et minerais). Récemment, vous vous êtes fortement engagée dans le soutien d’une loi sur la protection des glaciers, en étant à l’origine d’un appel qui affirme que c’est « une étape importante dans la protection des ressources hydriques de l’Argentine et la défense de l’écosystème de la cordillère, menacée par les grands projets miniers ». Est-ce à dire que la situation politique sur l’enjeu des ressources naturelles a changé en Argentine ?
Maristella Svampa |1| : En Argentine, nous venons de vivre un moment crucial. Cette loi de protection des glaciers, soutenue par les organisations environnementales, par les assemblées citoyennes du pays, et par des intellectuels, vient d’être approuvée par le Sénat après l’avoir été par l’assemblée nationale. Elle est le fruit de plus d’un an et demi de bataille : une première loi votée à la fin 2008 reçut un véto de la présidente C. Kirchner. Derrière ce veto se dissimulait la pression des grands lobbys miniers comme Barrick Gold, bien soutenus par les gouverneurs des provinces andines en faveur des méga projets miniers à ciel ouvert. Derrière l’apparente technicité de la question de la protection des glaciers, ont ainsi été dévoilés les intérêts économiques de ceux qui veulent développer les activités extractives dans des zones qui allaient être protégées. Malgré le renforcement des pressions des lobbys, la loi vient d’être votée, divisant les formations politiques. C’est une grande victoire pour les mouvements qui l’ont soutenue. Les zones glaciaires et péri-glaciaires qui sont les régulatrices d’eau douce de bon nombre de régions, notamment en Argentine qui est un pays semi-aride à 70 %, pourront donc être en partie protégées. L’expansion des méga-projets miniers à ciel ouvert qui utilisent des quantités inimaginables d’eau – l’entreprise Bajo La Alumbrera, dans la province de Catamarca utilise ainsi 6 millions de litres d’eau par jour – est donc pour partie remise en cause.
M. : Concrètement, que prévoit cette loi ?
M. S. : Cette loi est importante car elle est la première loi d’une portée nationale et ouvre une brèche dans les règles juridiques constituées dans les années 1990 et qui sont favorables aux transnationales. Cette loi ne règle évidemment pas tous les problèmes. C’est seulement pas à pas qu’il sera possible de démanteler les normes juridiques mises en place dans les années 1990. Cette loi y contribue. Désormais considérés comme des « biens publics », les glaciers argentins vont faire l’objet d’un inventaire national en vue de les protéger et d’en assurer le suivi. Malheureusement, en raison du retrait de l’article 17 qui interdisait l’ouverture de nouveaux gisements dans la zone protégée jusqu’à ce que soit achevé l’inventaire, nous n’avons pas de moratoire. Des outils sont importants comme l’article 15 qui prévoit que des études environnementales mesureront l’impact des projets. Des nouveaux projets de loi, parmi lesquels l’abrogation de la loi sur les investissements miniers qui datent des années 1990 et un projet de loi interdisant les activités minières à ciel ouvert pourront entrer en discussion. Mais le plus dur commence sans doute. Cette loi des glaciers doit-être transposée en réglementations, puis il faudra qu’elle soit appliquée. La transposition de la loi en réglementations n´est pas banale car elle dépend du secrétariat national de l´environnement, qui s’était positionné contre cette loi. Si la loi est détournée, elle risque de rester lettre morte. Cette loi est un outil et une opportunité pour renforcer les luttes existantes contre les projets miniers. Cependant, il y a dans le même temps un processus de criminalisation et de répression des mouvements luttant contre les méga-projets miniers, comme à Catamarca, San Juan et à la Rioja. Par ailleurs, il y a également un processus de remise en cause des législations les plus protectrices des provinces les plus progressistes, comme en Patagonie, sous la pression des lobbys miniers.
M. : Le vote de cette loi est-il une rupture avec l’histoire récente de l’Argentine sur ces questions ?
M. S. : Les gouvernements des Kirchner font œuvre de continuités et de ruptures avec les présidents antérieurs. Mais les continuités sont très fortes. Y compris en 2008 lors du conflit entre le gouvernement et les producteurs ruraux. Cela aurait pu être l’occasion de débattre des conséquences environnementales de l’extension de la frontière du soja et de l’utilisation des glyphosates sur les 17 millions d’hectares de soja. Ce ne fut pas le cas. Le gouvernement n’a pas de sensibilité environnementale, mais a démontré à cette occasion un vif intérêt pour la grande rentabilité du soja en considérant qu’un prélèvement sur les exportations pourrait renforcer son budget et le financement de ses politiques publiques. Indirectement, c’est une légitimation de l’extension du soja. Par rapport aux ressources naturelles, nous vivons en fait un net approfondissement du modèle. Il y a peu, Christina Kirchner s’est réuni à Toronto avec Peter Munk, président de la Barrick Gold, et les gouverneurs pro-miniers. Il y a une photo quasi-emblématique avec le drapeau canadien, le drapeau argentin et celui de la Barrick Gold. Les Kirchner et le gouvernement n’ont pas un discours progressiste sur les activités minières. Modèle clairement transnational, le gouvernement affirme que les activités minières sont la voie du progrès et du développement.
M. : Justement, l’Argentine est plus connu pour son cheptel et son agriculture que pour ses mines. Qu’en est-il réellement ?
M. S. : L’Argentine est la 6ème réserve de la planète en minerais non encore exploités. Ces minerais ne peuvent être exploités que par des techniques extrêmement destructrices pour l’environnement. En effet, ils ne sont pas regroupés dans une veine mais disséminés dans des tonnes de roche. Or seules des technologies d’exploitation à ciel ouvert permettent d’extraire les quelques grammes d’or, de cuivre, d’argent qu’il y a par tonne de roches. Idem pour les minéraux rares qui sont très stratégiques dans le développement technologique. L’Argentine, comme tout le reste de l’Amérique Latine est devenu un véritable centre d’attraction pour les entreprises minières. Les investissements y sont considérables. Notamment en provenance du Canada. Nous assistons à une reprimarisation de l’économie. Cette situation se vit également en Equateur, au Pérou, mais aussi en Bolivie, au Chili ou au Brésil. Nous assistons à une nouvelle division des territoires et du travail avec cette sur-exploitation des ressources stratégiques non renouvelables, et l’extension de ces exploitations à des territoires jusqu’ici assez délaissés.
M. : Beaucoup de chercheurs parlent d’un nouvel extra-extractivisme andin attisant de nombreuses contradictions comme on a pu le voir durant l’été à Potosi (Bolivie), ou en Equateur ? Que serait une véritable alternative progressiste ? Est-ce le Buen-vivir dont on entend de plus en plus parler ?
s=”spip”>M. S. : Je suis assez critique des positions assez mystificatrices par rapport au Buen-vivir. A partir des nombreuses luttes qui ont cours en Amérique Latine se constitue tout un langage autour de certaines notions, que ce soit les « biens communs », la « justice environnementale », les « droits de la nature » comme en Equateur, ou le « buen-vivir » en Bolivie. En Argentine, nous parlons plus de la défense des biens communs. Quel qu’il soit, ce discours se construit en opposition au discours hégémonique porté par tant de gouvernements ou d’entreprises transnationales. Mais le discours ne suffit pas, il est nécessaire de penser une alternative. Cette alternative passe nécessairement par le développement des économies régionales. L’Argentine ne fut jamais un pays minier. C’est un pays avec une histoire agraire. Le discours des gouverneurs provinciaux qui posent comme unique solution le développement des activités minières sont souvent ceux qui ont étranglé antérieurement leurs économies régionales. L’alternative passe sans aucun doute par un projet beaucoup plus modeste, sans grand projet, minier ou autre, mais par des actions qui renforcent les économies régionales et qui sont compatibles avec la vie des populations. Avec l’objectif d’étendre la frontière des droits, il est tout à fait légitime d’exiger que les populations participent à la démocratisation des décisions. Il est absolument nécessaire que la population ait l’opportunité de dire que ce modèle de développement ne lui convient pas car il n’est pas compatible avec l’équilibre intergénérationnel et avec des formes de vie plus équilibrées.
M. : Comment ont émergé les questions environnementales en Argentine ? Comment se déroulent les luttes contre ces activités minières ?
M. S. : Le développement d’une conscience environnementale est assez récente. Ce sont les assemblées socio-environnementales contre les activités minières qui ont favorisé l’émergence de ces questions. Et la greffe avec les mouvements sociaux de base, comme les chômeurs, fut bien plus facile qu’avec le mouvement syndical. En 2007, nous avons organisé une conférence de presse à l’Hôtel Bauen avec des représentants des assemblées d’Esquel, de la province de Chubut, en lutte contre une compagnie minière. Nous pensions que personne ne viendrait. Finalement, toutes les organisations sociales et toute la presse alternative se sont déplacées. Dès lors, la question environnementale est entrée dans l’agenda social et les mobilisations. Bien que ces mobilisations aient lieu loin de Buenos Aires, dans des petites ou moyennes villes, il y a bien une prise de conscience de l’importance de ces enjeux. Les organisations sociales qui s’opposent à ce type d’activités minières s’organisent sous la forme d’assemblées. Cette forme militante est directement issue des mobilisations lors de la crise économique de 2001. On y trouve une forte demande d’autonomie, d’horizontalité et de démocratie directe. Ces rassemblements sont assez vulnérables parce qu’elles font face à des alliances territoriales entre les gouverneurs des provinces et les entreprises privées. Les relations avec des organisations liées à des partis, des syndicats ou des ONG ne sont pas toujours faciles. Néanmoins, les résultats sont probants : par leurs actions, de nombreuses lois provinciales qui restreignent ou interdisent les activités minières utilisant des substances toxiques ont été votées. On se souvient de la mobilisation à Esquel qui permit d’obtenir le départ de l’entreprise minière et le vote d’une loi interdisant ce type d’activités. Depuis 2008, nous assistions à une remobilisation des lobbys miniers pour pouvoir récupérer les territoires qu’ils avaient momentanément perdu sous l’effet de ces lois anti-minières. La loi qui vient d’être votée peut donc être vu comme un coup d’arrêt à leur retour en force, car elle a une portée nationale.
M. : Quel est l’accueil de ces projets miniers dans la société argentine ? Y a-t-il une opposition entre ceux qui en subissent les conséquences directes – pollution de l’air, de l’eau, etc – et ceux qui profiteraient du développement économique engendré ?
M. S. Les activités minières n’apportent pas de grands bénéfices à l’Argentine. Ce n’est pas comme le soja. C’est une figure extrême qui s’appuie à la fois sur une dérégulation entamée dans les années 1990 et poursuivie depuis au profit des transnationales, la possibilité de ne pas tenir compte des conséquences environnementales et le saccage des ressources naturelles. Cette forme d’extractivisme, qui a une longue histoire en Amérique Latine, est un modèle d’exportation qui est bien loin de développer les économies régionales. Les bénéfices sont transférés à l’étranger. En Argentine, selon l`Institut National de Statistique, il n’y a guère plus de 18300 salariés enregistrés travaillant dans ce secteur, dont 6.000 dans des mines productrices de métaux.. Cela signifie que ni le travail ni les bénéfices ne font de ce secteur une clef du développement des régions argentines. Dès lors, il n’y a pas vraiment d’opposition entre classes sociales, populations des villes et populations locales. Ce qui ne veut pas dire que les entreprises minières ne cherchent pas à diviser la population en offrant de meilleurs salaires et des activités sociales à leurs salariés. Mais globalement, les Argentins prennent conscience peu à peu de cette réalité et ils s’indignent devant tant de bénéfices pour les entreprises et quasi rien pour les populations. Et ce d’autant plus que les dommages environnementaux sont si grands. Ainsi c’est la première fois que le Parlement discute du thème minier ouvertement..
M. : Il semblerait donc que vous différenciez le modèle extractiviste lié aux activités minières de celui qui est lié aux monocultures, dans le cas de l’Argentine, celui du soja. Pourtant certains intellectuels d’Amérique du Sud ont plutôt tendance à les rapprocher sous le terme « néo-extractivisme ». Pourriez-vous préciser ?
M. S. : Plutôt que néoextractivisme, je préfère parler de nouveau développement extractiviste. En effet, l’imaginaire développementiste et le thème du progrès pèsent très fortement tant dans la population que chez les intellectuels, ou la classe politique. Et je crois qu’essayer de déconstruire cette imaginaire est essentiel. Il est évident que le modèle du soja et celui des activités minières sont comparables. Mais je crois qu’il y a quand même de grandes différences. Quand on regarde le modèle argentin, il est certain que le développement du soja est aberrant, avec 18 millions d’hectares et l’accentuation de la concentration de son exploitation. Mais c’est un modèle assez complexe qui comprend petits, moyens et grands producteurs. Si des petits et moyens producteurs ont disparu, ce modèle a fait naître une petite bourgeoisie. Ce n’est pas la même chose avec le modèle minier où il y a peu d’acteurs intermédiaires entre les travailleurs et les entreprises transnationales. C’est un secteur de haute rentabilité qui profite à une minorité et qui ne génère pas d’activités intermédiaires, ni beaucoup d’emplois. Cela me paraît être une grande différence. Par ailleurs, en Argentine, malgré la production socio-discursive des entreprises, il est plus facile de mettre en question le modèle minier qui n’est pas installé dans les imaginaires alors que le modèle agraire est perçu comme la base de la réussite passée et à venir du pays. Personne ne peut penser l’Argentine sans production agraire. Alors qu’il est possible de penser une Argentine sans grands projets miniers.
M. : Attendez-vous des sommets comme celui de Cancun qu’ils puissent résoudre les grands enjeux climatiques ou environnementaux qui se posent à l’échelle mondiale ? Que pensez-vous des initiatives comme celle de Cochabamba et de l’activisme de la Bolivie dans ces négociations internationales ?
M. S. : Nous avons vu le résultat du sommet de Copenhague. Difficile d’attendre quelque chose de précis de Cancun. La rencontre de Cochabamba fut beaucoup plus productive. Non seulement au niveau international mais également au niveau national. Parce que d’une certaine manière, Cochabamba met en lumière certaines des contradictions qui traversent le modèle bolivien. Celui-ci est quand même nettement extractiviste et le discours gouvernemental peut-être fortement industrialiste. D’un côté il y a cette allusion à la Pachamama et au Buen-vivir et de l’autre le choix de renforcer l’extraction des ressources naturelles pour développer l’industrie du pays. Finalement Cochabamba aura été utile pour ouvrir un débat qu’il était jusqu’ici difficile d’avoir, notamment en Bolivie. Et notamment avec le vice-Président Alvaro Garcia Linera pour qui la préoccupation environnementale n’est vraiment pas majeure.
M. : Comment l’expliquez-vous ?
M. S. : Il ne faut pas oublier qu’historiquement la gauche en Amérique du Sud est assez peu préoccupée par la question environnementale, mais l’est beaucoup plus par l’expansion des forces productives. L’idée selon laquelle les ressources naturelles présentes avec une certaine abondance en Amérique du Sud sont une chance pour sortir de la situation de pauvreté actuelle, est fortement ancrée. Et qu’à ne pas le faire, ce sont les autres puissances qui vont en profiter. Cet imaginaire pèse très fortement en Amérique du Sud. Il est dès lors très difficile d’ouvrir un débat sur ces questions et sur ce modèle de reprimarisation de l’économie. Il y a alors deux sortes de discours, l’un, global, sur la nécessaire régulation globale des émissions ciblant à juste titre les pays du Nord, et de l’autre, la consolidation d’un modèle nettement extractiviste, source de nombreuses luttes et conflits locaux. Nous ne sortons pas de ce double discours. Ce type de contradictions se retrouvent dans de nombreux pays, même si ce sont des scénarios assez différents. La carte sud-américaine des résistances est aujourd’hui largement définie par les luttes socio-environnementales dont les contenus et revendications sont finalement assez proches. Nous faisons face à un paradoxe. Nous vivons un moment politique où nous pourrions penser les alternatives, la nouvelle relation entre le social et le politique en raison de l’émergence de gouvernements de gauche et de centre-gauche. Mais dans le même temps, ce modèle extractiviste est consolidé alors qu’il entre en contradictions avec les droits et le modèle de vie des populations, menaçant le futur des prochaines générations.
|1| Maristella Svampa, sociologue argentine est l’auteure de nombreux ouvrages et articles sur le péronisme, la dynamique de l’exclusion et les mouvements sociaux en Argentine. Elle a notamment publié “La sociedad Excluyente, La Argentina bajo el signo del neoliberalismo” (2005) et “Cambio de época, Movimientos sociales y poder politico” (2008). Mouvements avait publié une interview de Maristella Svampa en 2006 revenant sur les mouvements sociaux qui avaient secoué l’Argentine au début des années 2000 (http://www.cairn.info/load_pdf.php?…). Depuis quelques années, elle s’intéresse plus particulièrement aux politiques et mobilisations en Argentine et en Amérique du Sud relatives à l’exploitation des ressources minières.