Au moment de son indépendance, l’Inde a hérité d’un rapport pervers entre majorité et minorité – un réseau malsain de relations névrotiques tissé entre certains membres des deux communautés, hindoue et musulmane, qui les conduit vers une existence toujours plus séparée, exagère les différences entre elles et empêche les réformes religieuses internes. Ce rapport pervers a présidé à la partition du sous-continent et, en donnant naissance à un nationalisme hindou de plus en plus militant et extrémiste, a provoqué la mort de Gandhi. Cependant, malgré cette période de grande agitation politique souvent maculée de sang, l’Inde est parvenue à instituer une Constitution séculariste pourvue d’un ensemble de droits fondamentaux, y compris des droits religieux et culturels pour les minorités. Dans ce qui suit, je décris les principales caractéristiques du sécularisme indien, puis j’examine dans quelle mesure l’Inde est véritablement séculariste.
Le modèle indien de sécularisme
La Constitution indienne de 1950 ne mentionne pas le terme de « sécularisme » mais la structure formelle de l’État définie par ce document comprend toutes les caractéristiques d’un État séculariste. L’Inde ne reconnaît aucune religion d’État. Aucune institution éducative financée intégralement par l’État ne doit dispenser d’éducation religieuse. Formellement, la Constitution ne confère à la religion aucun droit de regard sur les lois du pays. Toutes les lois pénales sont sécularistes. Une seule anomalie majeure persiste : une partie des lois civiles qui traitent de la famille, du mariage et de l’héritage relèvent de la religion. La liberté religieuse est garantie, ainsi que la liberté d’abjurer toute religion. Personne n’est obligé de payer des impôts dont les recettes sont spécifiquement affectées à la promotion ou au maintien d’une quelconque religion ou confession. Les personnes qui fréquentent un établissement d’enseignement ne sont en rien obligées de suivre l’éducation religieuse dispensée dans cet établissement, ni de participer aux cérémonies religieuses qui peuvent y être organisées. L’État a le devoir de s’abstenir de toute discrimination envers ses citoyens sur la base de leur religion, leur race, leur caste, leur genre ou leur lieu de naissance. En 1976, le terme de « sécularisme » a été formellement introduit dans la Constitution et l’Inde a été déclarée une république séculariste.
Bien que son assise théorique soit moins développée, le modèle de sécularisme de la Constitution indienne, établi conjointement par les hindous et les musulmans avant l’indépendance de l’Inde, tente de répondre aux besoins de sociétés aux croyances religieuses profondément diverses tout en respectant les principes de liberté et d’égalité.
Sept caractéristiques du modèle indien méritent d’être soulignées. D’abord, le sécularisme indien est inextricablement liée à une profonde diversité religieuse. Deuxièmement, elle s’engage à respecter un certain nombre de valeurs : la liberté et/ou l’égalité entendues de façon suffisamment large pour permettre une autonomie relative des communautés religieuse et leur égalité de statut au sein de la société, aussi bien que des valeurs plus fondamentales comme la paix et la tolérance entre communautés. Elle reconnaît non seulement aux individus le droit d’exprimer leurs croyances religieuses mais aussi le droit des communautés religieuses d’établir et de maintenir les institutions éducatives essentielles à la survie et à conservation de leurs traditions religieuses spécifiques, ainsi que leur accès à des fonds publics.
La reconnaissance de droits spécifiques à certaines communautés nous amène à la troisième caractéristique du sécularisme indien. Conçue au sein d’une société d’une grande diversité religieuse, elle se préoccupe autant d’exclusion inter-religieuse ou externe que d’exclusion intra-religieuse ou interne. Elle essaie d’assurer à la fois que la communauté religieuse dominante ne domine pas les autres communautés, et que les groupes dominants à l’intérieur de chaque communauté n’excluent pas les membres les plus vulnérables en son sein. De plus, le sécularisme indien est conçu pour lutter à la fois contre les phénomènes de discrimination internes aux religions, et contre la discrimination au nom de principes religieux dans des sphères extérieures à la religion, comme les sphères civique ou politique.
Quatrièmement, elle ne sépare pas de façon absolue l’État de la religion. Des frontières existent, mais elles sont poreuses. Cela permet à l’État d’intervenir dans les affaires des religions, soit pour les aider, soit pour les contrecarrer. Par exemple, l’État peut offrir une aide financière à des institutions éducatives appartenant à des communautés religieuses (en respectant une obligation d’impartialité), ou intervenir dans le fonctionnement d’institutions socio-religieuses qui refusent d’accorder un statut égal à certaines de leurs propres membres ou aux membres d’autres religions (par exemple, l’interdiction de la discrimination envers les intouchables et l’obligation de permettre à tous, quelle que soit leur caste, de pénétrer dans les temples hindous, et potentiellement de corriger les inégalités de genre). Bref, la Constitution interprète cette séparation comme ne signifiant ni une exclusion ni même une neutralité strictes mais plutôt comme une « distance de principe ».
Cette politique de « distance de principe » implique une approche flexible de la question de l’inclusion/exclusion de la religion et de l’engagement/désengagement de l’État, qui au niveau des lois et des décisions publiques se traduit différemment en fonction du contexte, de la nature ou de la situation existante des religions concernées. Cet engagement doit suivre les principes qui sous-tendent un État séculariste, c’est-à-dire les principes qui découlent d’un engagement en faveur de valeurs telles que la liberté, l’égalité et la justice. Cela signifie que l’État peut choisir de s’immiscer négativement ou positivement dans les affaires des organisations religieuses, mais que le seul critère qui détermine son intervention est le respect ou non de ces valeurs. La distance de principe est différente de la neutralité stricte, qui implique que l’État soutienne ou s’oppose à toutes les religions de la même manière et à un égal degré, c’est-à-dire que s’il intervient dans les affaires d’une religion, il doit aussi le faire pour toutes les autres. Elle repose plutôt sur une distinction formulée explicitement par le philosophe états-unien Ronald Dworkin qui différencie un traitement identique pour tous d’un traitement égal pour tous. Le principe d’un traitement identique pour tous, au sens politique, implique que l’État traite tous ses citoyens de façon impartiale sous l’angle concerné, par exemple en ce qui concerne la répartition de l’égalité des chances. En revanche, le principe d’un traitement égal pour tous implique que chaque personne ou groupe soit traité avec un égard et un respect égaux. Ce second principe peut parfois impliquer un traitement identique, par exemple dans le cas d’une distribution identique des ressources, mais il peut à l’occasion entraîner un traitement différencié. Traiter les personnes ou les groupes de façon égale est absolument cohérent avec le fait de leur appliquer un traitement différencié. A quel genre de traitement fais-je référence ? En premier lieu, certains groupes religieux demandent à être exemptés de l’application de certaines lois pourtant censées s’appliquer de façon neutre à la société dans son ensemble. Cette demande de non-interférence s’appuie sur le fait que la loi en question les oblige à faire des choses prohibées par leur religion, ou au contraire qu’elle les empêche de faire des choses considérées comme obligatoires par leur religion. Par exemple, les sikhs demandent d’être exemptés du port obligatoire d’un casque prescrit par le code vestimentaire de la police pour permettre le port du turban exigé par leur religion. La distance de principe permet ainsi qu’on interdise une certaine pratique aux membres d’une certaine culture (ou qu’on l’encadre) mais qu’on l’autorise aux membres d’une autre au vu du sens particulier qu’elle revêt pour eux. Les groupes religieux peuvent exiger que l’État s’abstienne d’intervenir mais ils peuvent également exiger qu’il intervienne pour leur fournir une aide spécifique afin d’obtenir des ressources auxquelles d’autres groupes ont accès du simple fait de leur situation dominante dans le champ politique. Il peut conférer à des autorités religieuses le droit de célébrer des mariages à valeur légale, ou bien d’établir leurs propres règles et méthodes pour l’obtention d’un divorce.
Cependant, la distance de principe n’autorise pas simplement diverses exemptions spécifiques. Vues les diverses situations historiques et sociales des religions concernées, elle peut impliquer que l’État intervienne davantage dans certaines religions que dans d’autres. Par exemple, si l’État cherche à favoriser l’égalité sociale, il est possible qu’il intervienne davantage dans l’hindouisme, miné par des différences de caste, que dans le christianisme ou dans l’islam. Cependant, si le principe qui guide l’action de l’État est une liberté fondée sur la diversité religieuse, alors il est possible qu’il soit amené à intervenir davantage dans le christianisme et dans l’islam que dans l’hindouisme. L’État ne peut donc ni s’interdire de s’appuyer sur des considérations religieuses, ni s’en tenir à une stricte neutralité envers les différentes religions. Il ne peut pas s’interdire à l’avance d’intervenir dans les affaires des organisations religieuses, ni décider à l’avance qu’il interviendra à chaque fois de façon identique. Bien au contraire, il est possible qu’il ne traite pas les diverses religions d’une manière exactement semblable ou qu’il intervienne plus ou moins et de façon différente au sein de chaque religion. Sa seule obligation est d’assurer que la relation entre l’État et les diverses religions ne soit pas guidée par des motifs religieux mais soit cohérente avec un certain nombre de valeurs et de principes. Cinquièmement, il n’est pas entièrement hostile à la nature publique des religions. Bien que l’État ne se confonde avec aucune religion particulière ni avec la religion en général (il n’y a pas de religion officielle), les communautés religieuses bénéficient d’une reconnaissance officielle et donc publique.
Sixièmement, ce modèle essaie de trouver un moyen terme entre une hostilité active et une passivité indifférente, ou entre une hostilité irrespectueuse et une indifférence respectueuse envers la religion. Septièmement, en évitant de privilégier à l’avance et de façon exclusive les valeurs individuelles ou celles des communautés, comme de tracer des lignes de démarcation trop rigides entre public et privé, le sécularisme constitutionnel de l’Inde permet que les décisions sur ces questions résultent soit de la dynamique ouverte du processus démocratique soit de raisonnements au cas par cas développés par les tribunaux.
Enfin, cet engagement en faveur de valeurs diverses et d’une distance de principe signifie que l’Etat doit trouver un équilibre entre différentes valeurs.
La Constitution séculariste facilite la participation de toutes les organisations religieuses à une société libre et égalitaire. Les fondations qu’elle pose permettent de se débarrasser des obstacles qui privent les minorités religieuses de la liberté et de l’égalité. En permettant aux groupes marginalisés et vulnérables d’envisager la possibilité d’un ordre juste, elle pose les bases d’une société plus inclusive. La réalité légale du sécularisme en Inde ne doit cependant pas être confondue avec sa réalité dans les faits. Quelle que soit la doctrine officielle, la situation sur le terrain est ambiguë. De fait, les tendances à l’œuvre durant ces dix dernières années sont particulièrement troublantes. Des éléments hindous d’extrême droite poussent à l’institution comme religion officielle d’un hindouisme politique et homogène d’un type nouveau. Ces efforts menacent de restreindre la liberté des minorités et de saper l’égalité entre les religions ainsi que le caractère pluriel de l’hindouisme. La mise en œuvre de l’impératif séculariste en Inde a connu des résultats mitigés depuis l’indépendance. Dans plusieurs endroits, ce sécularisme se retrouve régulièrement en crise, et dans le Gujarat il n’existe pratiquement pas. Pourtant, la Constitution parvient à contenir les activités de ceux qui voudraient remettre en cause ce sécularisme et continue d’offrir aux groupes marginalisés des occasions de revendiquer une plus grande inclusion sociale et économique.
J’ai employé les termes d’inclusion et d’exclusion. Ces termes nécessitent d’être clarifiés avant que je ne poursuive mon propos. Will Kymlicka a souligné qu’il fallait distinguer entre l’exclusion culturelle et l’exclusion politique et économique. Selon lui, l’exclusion culturelle a lieu lorsque la culture d’un groupe, en particulier sa langue, sa religion ou ses coutumes traditionnelles sont réprimées ou interdites par l’État. Inversement, l’inclusion culturelle signifie que la culture, la langue, la religion et les habitudes de vie d’un groupe bénéficient d’une reconnaissance et d’un soutien publics, d’une place dans la société. L’exclusion politique, définie par la privation des droits que confère la citoyenneté, est un phénomène distinct de l’exclusion culturelle, tout comme l’exclusion économique définie par l’impossibilité d’accéder à certains emplois ou professions. Je suis d’accord pour dire que l’exclusion culturelle est irréductible à l’exclusion économique et politique. Cependant, je ne limite pas mon analyse de l’inclusion et de l’exclusion aux pratiques étatiques. Selon moi, l’exclusion culturelle se produit également soit lorsqu’un groupe social dénigre, humilie, marginalise ou réprime constamment un autre groupe social, soit lorsque certains membres d’un groupe culturel dénigrent, répriment ou marginalisent les membres d’une sous-culture au sein de leur propre groupe. Une bonne partie de mon travail se focalise en particulier sur les phénomènes d’inclusion et d’exclusion dans le domaine religieux. A mon sens, l’exclusion religieuse recouvre deux formes de discrimination distinctes. D’abord, la discrimination au niveau de la liberté et de l’égalité religieuses. J’appelle ce phénomène exclusion de la religion ou plus simplement exclusion religieuse. Deuxièmement, la discrimination dans les domaines plus larges et non-religieux de la liberté et de l’égalité (les droits civiques). Je qualifie ce phénomène d’exclusion fondée sur la religion, qui arrive lorsque la religion ou bien l’identité religieuse d’une personne servent de prétexte pour lui refuser les droits légaux, économiques et politiques accordés au reste de la population.
Il y a deux sortes d’exclusion religieuse. D’abord, lorsqu’un groupe religieux pratique la discrimination en termes de liberté et d’égalité religieuses à l’encontre de ses propres membres. Certains groupes religieux excluent leurs propres membres d’un grand nombre de pratiques religieuses importantes. Le christianisme médiéval ne permettait pas aux simples croyants d’avoir un accès direct à Dieu, il leur fallait passer par un membre du clergé. Même en principe, donc, tous ne pouvaient pas accéder au salut grâce à leurs seuls efforts personnels. En Inde, le phénomène abject de l’existence d’une classe d’intouchables a bénéficié d’une sanction religieuse pendant des centaines d’années, avec par exemple l’interdiction pour les dalits3 de pénétrer dans un temple hindou. Je qualifie ces phénomènes d’exclusion religieuse interne. La répression des différences ou des dissidences religieuses internes est aussi une forme d’exclusion religieuse interne. Ce phénomène est à distinguer de l’exclusion religieuse externe. Il s’agit alors de la marginalisation, du dénigrement, de la calomnie ou de la répression de la religion d’un groupe par l’État ou par le groupe dominant dans la société. Il y a exclusion religieuse externe lorsqu’un groupe religieux refuse la liberté et l’égalité religieuse aux membres d’un autre groupe religieux. L’exclusion religieuse externe se produit notamment lorsque les minorités religieuses sont persécutées. Historiquement, les Juifs ont subi une exclusion religieuse externe dans la plupart des sociétés chrétiennes. Selon ma définition, un État non-religieux qui persécute certaines personnes en raison de leurs croyances pratique l’exclusion religieuse externe. Tout comme le fait un État religieux qui dénigre ou réprime des personnes qui ne se réclament d’aucune religion mais conduisent leur vie en fonction de principes éthiques non-religieux.
L’exclusion religieuse: le refus de la liberté et de l’égalité religieuses
L’exclusion externe: le nationalisme hindou et les minorités en Inde
L’exclusion religieuse externe des chrétiens et des musulmans a connu une augmentation significative depuis la fin des années 1980. En 1984, la Vishva Hindu Parishad4 a orchestré la renaissance d’un mouvement pour « libérer » les sites hindous « sacrés » censés avoir été accaparés par les musulmans. Cette question est le prétexte à une agitation et à une mobilisation incessantes de la part des nationalistes hindous. En 1992, une bande armée emmenée par des militants de la VHP a détruit la mosquée sous les yeux indifférents de responsables importants du BJP5. Le mouvement Ram Janma Bhoomi6 n’avait pas tant à voir avec le dieu Ram qu’avec la consolidation du mouvement hindou ; il concernait moins la construction d’un temple que le dénigrement et l’humiliation des musulmans, et le désir de rappeler aux musulmans leur place dans un pays majoritairement hindou.
Les musulmans comptent parmi les citoyens indiens les plus pauvres, dans tout le pays, tous indicateurs confondus : revenu, richesse, éducation, emploi, propriété, santé. C’est pourquoi les forces ethno-majoritaires réactualisent de vieux griefs hindous en grande partie imaginaires : la destruction de temples hindous par les Moghols, l’outrecuidance de ceux qui soutenaient la partition tout en réclamant un cadre légal respectueux des droits des minorités, le manque de loyauté nationale impliqué par le pan-islamisme et le rôle censément joué par la polygamie (et donc par le droit personnel musulman) dans la bataille démographique que se livrent musulmans et hindous. Les nationalistes hindous font un usage instrumental de la mémoire collective, de l’émotion, des préjugés, des différences religieuses et de la misère pour faire progresser leur agenda extrémiste d’exclusion religieuse externe7.
Les émeutes opposant hindous et musulmans ne datent pas d’hier. Malgré l’indépendance et la partition, les émeutes intercommunautaires n’ont pas diminué. En réalité, leur nombre a augmenté au cours des quatre dernières décennies. Même si personne ne peut nier l’importance des raisons politiques et économiques qui expliquent ces tensions, elles traduisent toujours une volonté d’exclusion. Par exemple, après l’assassinat de Mme Indira Gandhi par un sikh (qui était son garde du corps personnel) en 1984, plusieurs milliers de sikhs furent tués en Inde du nord. Après la destruction de la Babri Masjid8 en 1992-93, environ 600 musulmans furent tués et plus d’un millier blessés dans des émeutes à Bombay. Le pire fut peut-être le pogrom dans le Gujarat au cours duquel plus de 2000 musulmans furent brutalement tués suite à l’incendie (supposément par une bande de musulmans) d’un compartiment de train contenant 39 hindous. Il n’y aucun doute que cette violence a été soigneusement orchestrée. Le rôle de la Vishva Hindu Parishad, du Rastriya Swayamsevak Sangh et du Bajrang Dal9 est à présent largement documenté. Il est prouvé que des institutions d’État, dont la police et la justice, ont été impliquées dans ces violences et ont contribué ensuite à étouffer ces affaires
Dans les années 1990, une campagne organisée a ciblé les chrétiens10. Le 8 juillet 1998, le corps de Samuel Christian fut exhumé d’un cimetière dans le Gujarat et jeté devant la porte d’une église méthodiste. Dans le district de Dangs, entre le 25 décembre et le 3 janvier 1998, 24 églises, trois écoles et six maisons ou magasins furent incendiés ou endommagés. Neuf chrétiens furent sérieusement blessés. De tels incidents ne furent pas limités au Gujarat. La plupart de ces attaques furent justifiés au nom de la colère soi-disant légitime suscitée par la conversion de certains hindous au christianisme par des missionnaires chrétiens anti-nationaux.
Il arrive aussi que l’oppression adopte des formes plus subtiles. Le chef du RSS invite sans cesse les catholiques à rejeter le Pape et à couper leurs attaches avec le Vatican. Les chrétiens sont fréquemment stigmatisés comme étant des étrangers. On répète aux chrétiens et aux musulmans que s’ils ne reconnaissent pas leur hindouité, que s’ils n’acceptent pas le divin roi Ram comme héros national, alors ils doivent accepter de vivre subordonnés à la majorité hindoue. Même les sikhs ne sont pas épargnés. A la grande consternation d’une majorité de sikhs, le RSS insiste pour dire que même s’ils sont distincts, les sikhs ne constituent pas une population séparée des hindous. Le RSS a même tenté de faire lire le livre sacré des sikhs, le Guru Granth Sahib, dans les temples hindous du Punjab. Ainsi, pour ces forces ethno-majoritaires, l’inclusion au sein de la société et de la politique indiennes ne peut se faire qu’en des termes définies par elles. Si ces conditions ne sont pas acceptées, alors les minorités se retrouvent condamnées à une exclusion stricte. Comme le dit un commentateur : « Le Sangh Parivar est incapable de traiter les chrétiens et les musulmans autrement que comme des étrangers hostiles ou comme des convertis d’origine hindoue en attente de purification. »11
L’une des manifestations les plus inaperçues d’exclusion religieuse externe est lorsqu’un groupe religieux (minoritaire au niveau national mais pas au niveau d’un Etat fédéré) opprime ou use de violence contre un autre groupe religieux (également minoritaire au niveau national mais pas nécessairement au niveau d’un Etat particulier). Ainsi, au Kérala, le proviseur d’une école chrétienne a exclu une élève musulmane parce qu’elle portait un voile à l’école.
L’exclusion interne: les femmes, les dalits et les subalternes
Le sécularisme indien (comme ailleurs dans le monde) a également pour objectif de répondre à des formes d’exclusion qui se produisent à l’intérieur même des communautés religieuses. Il n’existe aucune religion importante dans le monde où les femmes disposent d’un statut égal à celui des hommes. Les femmes sont en général exclues de nombreuses pratiques propres à leur religion, et il n’existe qu’un petit nombre de femmes archevêques, imams ou pujaris12. Il existe par exemple des restrictions à leur participation aux cérémonies religieuses au moment de la menstruation. L’entrée du temple Ayyapa dans le Kérala est interdite aux femmes âgées de 15 à 65 ans car la simple possibilité de la menstruation suffit à ce que l’on considère leur corps comme impur pendant toute cette période. Cependant, ce sont peut-être les dalits qui subissent les formes le plus sévères d’exclusion religieuse interne dans le sous-continent. La Constitution indienne a tenté de mettre un terme à ce préjudice. L’article 17 abolit légalement l’intouchabilité. L’article 25(2)b stipule que les institutions religieuses hindoues à caractère public doivent être ouvertes à tous les membres de la société hindoue. Le (Central) Untouchability (Offences) Act de 1955 détaille les peines à appliquer contre ceux qui pratiqueraient la discrimination religieuse. Toute personne qui refuserait à un intouchable le droit de célébrer une divinité, de prier, de participer à une cérémonie religieuse, de se baigner, d’utiliser l’eau d’un réservoir, d’un puits, d’une source ou d’un cours d’eau sacrés est passible d’emprisonnement. Malgré la Constitution et l’existence d’autres dispositifs légaux, le rapport de la Commission Nationale sur les Castes et les Tribus Répertoriées de 1990 affirme que dans l’Uttar Pradesh, le Tamil Nadu, le Kerala, le Rajasthan et le Karnataka, les dalits n’ont toujours pas le droit de pénétrer dans les temples ni dans les autres lieux de célébration religieuse13.
L’exclusion légale, sociale et économique fondée sur la discrimination religieuse : le refus de l’accès à la citoyenneté passive
L’exclusion externe: la partialité de l’État
Malgré sa Constitution séculariste, le caractère partisan de l’État indien se manifeste d’une façon évidente lorsqu’éclatent des incidents de violence inter-communautaires. Les meurtres perpétrés par les forces de l’ordre sont bien pires que les émeutes. Ainsi, la police du Kerala a tué sans état d’âme six musulmans dans un village de pêcheurs en arguant que la foule devenait violente. Cet incident est généralement interprété comme la preuve que la police cible plus particulièrement certaines communautés religieuses.
La violence directe n’est pas la seule forme de brutalité policière envers les minorités religieuses. L’indifférence manifeste aux besoins de personnes en souffrance exprime la même intention d’exclusion. Par exemple, en 2002 le gouvernement du Gujarat n’a installé aucun camp d’aide humanitaire pour les victimes musulmanes. Il a laissé le soin de nourrir, de loger et de protéger les victimes aux conseils locaux à majorité musulmane ou à des organisations caritatives musulmanes. Le manque de nourriture était récurrent. Il existe aussi des preuves de discrimination au niveau des compensations versées aux victimes. Les dégâts subis par les propriétés appartenant à des musulmans furent rarement indemnisés. Les personnes qui ont perdu des habitations valant plusieurs lakh14 ont reçu quelques milliers de roupies à peine en compensation.
Un autre exemple de la partialité de l’État est un jugement concernant la Babri Masjid récemment rendu par la Haute Cour d’Allahabad. Le jugement divise le site de la Babri Masjid, construite au 16e siècle mais rasée depuis, en trois secteurs : deux sont attribués à des groupes hindous (NirmohiAkhada et le parti pour ‘Ram Lalla’) et un à un groupe musulman (le Sunni Waqf Board). La partie la plus problématique du verdict est l’affirmation, par la Cour, qu’un temple à Ram était autrefois construit sur la partie attribuée aux hindous. Nous savons, grâce aux témoignages de voyageurs itinérants, comme celui d’un père jésuite, Joseph Tieffenthaler, qu’au 18e siècle le lieu que les adeptes de l’hindouisme considéraient comme le Ramjanmabhoomi (où les pèlerins se rendaient pour adorer cette divinité) ne se trouvait pas dans la mosquée mais à l’extérieur de celle-ci, sur une plateforme appelée la Ram chabootra. En réalité, ce lieu n’est devenu un objet de lutte que lorsqu’en 1949 des fanatiques hindous y ont installé des statues de Ram et de Sita. Pour rétablir la situation harmonieuse du 18e siècle, les juges auraient dû accorder le terrain situé sous le dôme central au Sunni Waqf et le Ram chabootra aux hindous. La Cour Suprême a ensuite suspendu la décision de la Haute Cour en critiquant la nature polémique du verdict. Cependant, la décision d’origine de la Haute Cour montre la capacité des instances judiciaires à s’écarter des principes laïques qu’elles proclament ostensiblement pour rendre des verdicts qui appuient l’exclusion religieuse pratiquée par le groupe majoritaire.
L’exclusion interne: l’impact limité des lois
Le cas des femmes
Certaines coutumes traditionnelles au moins en partie associées à des croyances religieuses locales stipulent directement une mise à mort des femmes. La question de la sati (l’immolation d’une veuve suite à la mort de son époux) est compliquée mais cette pratique est incontestablement liée à des croyances religieuses locales. Malgré l’existence d’une loi prohibant la sati, Roop Kanwar, une étudiante de 18 ans, fut brûlée vive dans le Rajasthan en 1987 sur le bûcher funéraire de son époux. Peu après cet événement, certains ont commencé à la révérer et à la glorifier comme une déesse. L’opinion publique indienne a manifesté son indignation, en grande partie grâce aux puissants mouvements de défense des droits des femmes. Une nouvelle loi, sévère, fut votée par le parlement, interdisant la glorification ou la justification de la sati. Cette loi a eu un certain effet mais la pratique perdure.
Les conflits entre les droits religieux et les obligations constitutionnelles sont courants en Inde. En 1983 par exemple, Mary Roy, une chrétienne syriaque a contesté la loi « Travancore Christian Act » qui régissait les chrétiens dans le Kérala en soutenant qu’elle enfreignait l’obligation d’égalité garantie par Constitution . Quand la Cour Suprême a annulé la loi pour la remplacer par le Indian Succession Act de 1925 qui accorde les mêmes droits d’héritage aux filles et aux fils, plusieurs membres de la communauté chrétienne ont protesté contre ce jugement, soutenus par le synode des églises chrétiennes.
De même, dans un jugement de 1985 qui a fait date, la Cour Suprême indienne a accordé une modeste pension alimentaire à Shah Bano, une divorcée de 73 ans. Cette pension devait être versée par son époux conformément au Code de procédure criminel. L’époux a fait appel, en soutenant que comme il avait rempli les obligations que lui imposait le droit personnel musulman en versant à son épouse une pension pendant trois mois pendant la période de l’Iddat, il ne lui devait plus rien. La Cour a décidé que le Code pénal indien avait précédence sur tous les droits personnels et a donc rejeté l’appel. Mais sous la pression des forces religieuses orthodoxes, le gouvernement, alors contrôlé par le parti du Congrès, a fait voter une loi qui « introduisait littéralement les stipulations de la Charia dans le droit séculariste »15 et excluait les femmes musulmanes du champ d’application des lois sécularistes.
En Inde, bien que le mariage séculariste soit possible, le divorce séculariste ne l’est pas. Pour divorcer, un couple doit s’adresser aux autorités de sa religion de naissance. Le droit de renoncer à sa religion n’existe pas dès qu’il s’agit de questions importantes comme le mariage ou la mort. Il s’agit d’une atteinte directe à la liberté des personnes. Dans la plupart des droits islamiques, une femme n’est la tutrice légale d’un enfant mâle que jusqu’à ses sept ans. Jusqu’à très récemment, la loi hindoue considérait que seul le père était le tuteur naturel de l’enfant, sauf pour les enfants de moins de cinq ans. La mère ne pouvait avoir la responsabilité que d’un enfant illégitime. Le droit d’adoption est aussi directement lié à la religion. Pendant de nombreuses années, Hindu Adoption and Maintenance Act de 1956 était la seule loi gouvernant les procédures d’adoption en Inde, et elle ne s’appliquait qu’aux hindous. Cela signifie que pendant toutes ces années, seuls les hindous avaient le droit d’adopter un enfant et que seuls les enfants hindous pouvaient être adoptés. Toutes les tentatives pour faire passer une nouvelle loi s’appliquant à toutes les religions furent mises en échec par les chefs musulmans conservateurs, au prétexte que le Coran interdit l’adoption. En 1980, une nouvelle loi fut votée et le droit d’adopter fut étendu aux Juifs, aux chrétiens et aux Parsis mais les musulmans en furent exemptés. Les orthodoxes ont refusé aux membres de leur propre religion une liberté humaine fondamentale.
Le cas des dalits
Les dalits ont longtemps été confinés à des lieux déterminés ; ils n’avaient pas le droit de se promener dans les rues principales des villages sans l’accord des castes supérieures, qui faisaient appliquer cette ségrégation à la fois par la force physique et par une idéologie invoquant la pureté et la pollution. Quand les dalits empruntaient ces voies, c’était seulement pour servir les seigneurs féodaux appartenant aux castes supérieures, et toujours avec un balai accroché à la taille pour effacer leurs pas polluants, ainsi qu’un pot en terre accroché au cou pour protéger la terre de leurs crachats impurs. Gopal Guru soutient que le texte hindou Manusmriti (les « Lois de Manu ») autorise une restriction de la liberté géographique et de circulation des dalits.
La vie des dalits étaient aussi caractérisée par une absence complète de contrôle de leur temps. Ils travaillaient toute la journée pour leurs seigneurs féodaux, sauf quand leur apparence était dangereusement polluante. Sous l’ère des Peshwa (18ème siècle), au Maharashtra, les dalits ne pouvaient circuler qu’à midi dans les rues qui passaient devant les maisons des castes supérieures, car à cette heure-là leur ombre était plus courte et ils risquaient ainsi moins de polluer les castes supérieures. Comme le dit Guru : « la beauté des matins et la fraîcheur des soirs étaient interdites aux dalits » ; il ne leur était permis de profiter que des après-midi torrides. Ainsi, même leur emploi du temps était contrôlé par les castes supérieures.
Les choses ont beaucoup changé pour de nombreux dalits. La colonisation fut pour eux une espèce de bénédiction. Avec la modernité coloniale vinrent des idées émancipatrices et certains dalits s’en emparèrent rapidement. Ils parvinrent à reprendre un certain contrôle sur l’utilisation de leur temps et de leur espace, et obtinrent l’opportunité d’entrer dans les institutions éducatives et de faire appel au droit. Après l’indépendance, les dalits ont bénéficié de mesures constitutionnelles qui ont initié un processus d’inclusion dans le champ politique à plusieurs niveaux. Pourtant, ces succès ont été partiels et inégaux, au moins en partie parce que ni le colonialisme, ni le capitalisme ni la loi ne sont parvenus à réduire l’impact de cette mémoire culturelle spécifique16. Les structures d’exclusion et de marginalisation instituées par la religion demeurent intactes. Les idées de pureté et de pollution hantent les cœurs, les esprits et les actes de nombreux Indiens ruraux, mais aussi urbains.
Plusieurs études empiriques montrent que l’intouchabilité – le fait d’éviter le contact physique avec les personnes et les choses que l’on croit polluantes – est une partie intégrante du vécu des dalits. Les recherches de la Commission Nationale sur les Castes et les Tribus ainsi que celles du Comité pour le Centenaire d’Ambedkar17 dans l’Andhra Pradesh en 1990 affirment que l’intouchabilité demeure une réalité dans de nombreuses régions. Par exemple, ce Comité a trouvé que dans 249 villages, 122 tea shops servaient le thé dans des verres différents pour les dalits, et que ceux-ci devaient laver eux-mêmes leurs verres. Dans de nombreuses parties du Tamil Nadu, de l’Uttar Pradesh, du Rajasthan et du Kérala, les dalits n’avaient pas le droit d’utiliser le puits du village, même les barbiers et les blanchisseurs, parce que l’on refusait de les servir. La participation à des cérémonies sociales était problématique et la discrimination concernait même les lieux de crémation. La plupart des emplois jugés dignes et nobles sont encore interdits aux dalits. Ils sont obligés d’accepter des emplois jugés dégradants tels que le tannage du cuir ou la collecte des ordures. Dans 16 des 249 villages étudiés par le Comité d’Andhra Pradesh, les dalits n’avaient jamais marché dans les rues du village avec quelques chaussures que ce soit.
Ce problème ne touche pas seulement les hindous. La communauté musulmane est frappée du même malaise, en dépit de la prétention affichée d’égalité de tous. Si des dalits se convertissent à l’Islam, par exemple, les non-dalits continueront à ne pas manger ni se marier avec eux. Ahmad Raza Khan (1856-1921), le fondateur du courant de pensée islamique Barelvi, a défendu la notion de supériorité de caste fondée sur la naissance et a proclamé des fatwas en ce sens.18
Dans l’Inde urbaine, le plus grand anonymat et la plus grande mobilité professionnelle brouillent les identités de castes et ont réduit la pratique de l’intouchabilité. C’est particulièrement vrai dans les sphères publique et politique. Mais elle n’a pas disparu complètement. L’inclusion est rare quand il s’agit de mariages, de dîners entre intimes ou d’autres formes de relations sociales. Cette « nouvelle » inclusion est pétrie de formes nouvelles de hiérarchie et d’inégalité. Plutôt que de participer à égalité à la vie commune, les dalits sont relégués aux marges du monde social et demeurent perpétuellement menacés d’exclusion. Par exemple, ils sont incapables de trouver des emplois décents et continuent d’occuper les postes dont personne ne veut. Dans une usine de savon, ce sont eux qui manipulent le suif. Dans les usines textiles, on leur refuse le droit de tisser sous prétexte qu’ils pollueraient le tissu. Les dalits sont souvent exclus de l’industrie hôtelière et ne travaillent certainement jamais en cuisine. Dans les institutions éducatives, ils sont en général parqués dans une partie de l’internat, en général la plus mal entretenue. Paradoxalement, ce qui est accordé comme un privilège en vient à générer de l’exclusion. C’est certainement le cas des internats pour les castes défavorisées, des Fondations Ambedkar et des écoles gérées par le Département des Affaires Sociales. Guru souligne à juste titre que ces mesures s’inscrivent dans le cadre d’une forme de charité dégradante plutôt que d’une conception égalitaire et positive du respect et de l’importance de chacun.
Les dalits offrent l’exemple le plus bouleversant d’exclusion directement ou indirectement religieuse de communautés et d’individus. Pire encore, cette forme d’exclusion se retrouve dans les religions qui se prétendent plus égalitaires, comme le christianisme. Les chrétiens Pulaya du Kérala qui étaient autrefois des intouchables hindous sont encore traités comme tels par les chrétiens syriaques. De même, la conversion à l’Islam a permis aux dalits de faire la prière canonique dans les mosquées avec leurs coreligionnaires. Mais cette inclusion religieuse n’a pas réduit l’exclusion indirectement religieuse. Ils continuent d’être socialement stigmatisés et les musulmans qui ne sont pas dalits évitent de dîner ou de se marier avec eux.
L’exclusion politique fondée sur la religion: le refus de l’accès à la citoyenneté active
L’exclusion externe: la marginalisation politique des musulmans
L’avènement d’un État séculariste en Inde a dépolitisé la religion avec pour résultat qu’il n’existe ni électorat séparé ni sièges réservés pour les musulmans. Vue la ghettoïsation implicite dans l’institution d’un électorat séparé et le symbole de ségrégation qui y est encore attaché dans l’Inde indépendante, l’abandon d’un électorat séparé semble justifié. Cependant, au vu de la sous-représentation importante des musulmans dans le parlement indien, et même de son recul constant d’année en année, on se prend à penser qu’une politique de soutien à la représentation des musulmans ne serait que justice. La population musulmane représente légèrement plus de 12% de la population, plus de 120 millions de personnes. Cependant, leur présence à l’assemblée législative est proportionnellement beaucoup trop basse. A l’exception de 1980 (9.2%) et de 1984 (8.3%), elle oscille entre 4.6% et 5.4%. la proportion de musulmans occupant un emploi public tourne autour de 3%19. La proportion de musulmans travaillant dans la police est aussi insuffisante. A Delhi par exemple, elle n’est que de 2.3%, dans l’ Uttar Pradesh de 4.9% et dans le Maharashtra de 4.2%20. Les forces armées ne reflètent pas non plus la diversité de la population indienne. Dans les forces paramilitaires, le pourcentage varie entre 1.81% et 6.9%.21
Le sécularisme survit
La persistance de formes différentes d’exclusion religieuse ou fondée sur la religion montre que l’État indien manque souvent de volonté politique pour faire appliquer ses propres stipulations légales quant au sécularisme. En même temps, l’existence de ces stipulations permet aux individus et aux groupes de lutter contre ceux qui remettent directement en cause le sécularisme. De plus, le cadre de discussion institué par la Constitution permet de contenir les ultra-nationalistes hindous au sens où ils sont continuellement contraints de justifier leurs actes scandaleux en se pliant au vocabulaire normatif séculariste de la Constitution indienne. En 2002 par exemple, quand le Premier ministre a dissout l’Assemblée nationale pour obtenir un nouveau mandat, une circulaire soigneusement formulée de la Commission Électorale (un corps constitutionnel dont la seule responsabilité est de veiller à l’organisation d’élections libres et justes) a déclaré qu’au Gujarat les conditions nécessaires pour organiser un scrutin n’étaient pas encore réunies. La conclusion de la commission s’appuyait sur un principe démocratique fondamental : chaque vote a une égale valeur, et le climat politique général doit permettre à tous les votes d’être effectués dans des conditions de paix et d’équité. La Commission a soutenu que des déplacements de population à vaste échelle, spécialement de minorités vulnérables, ainsi que la crainte omniprésente qui hante toujours les régions où des émeutes ont eu lieu, avaient rendu les listes électorales gravement problématiques. La Commission a déclaré que des élections ne pourraient être organisées qu’après une révision de ces listes. Elle a affirmé avec justesse que vues les circonstances, la mobilisation politique qui est une partie intégrante du processus électoral enflammerait les passions et briserait la paix fragile dans l’Etat. Lyngdoh, le responsable en chef de la Commission, a joué un rôle exemplaire. Il a sévèrement critiqué le gouvernement du Gujarat qui prétendait être en mesure d’organiser les prochaines élections dans l’Etat. Il a cité le propre rapport de l’Etat qui signalait que 151 villes et 993 villages couvrant 154 des 182 circonscriptions électorales avaient connu des émeutes, contrairement aux affirmations mensongères du Ministre en chef du Gujarat qui prétendait que les émeutes avaient été circonscrites à quelques zones bien précises. L’impartialité structurelle de la Commission et son autonomie par rapport au gouvernement de l’époque furent démontrées quand Lyngdoh recommanda de repousser la tenue des élections au vu de l’ambiance délétère qui régnait dans l’État. Il réussit à résister à la pression du parti au pouvoir déterminé à exploiter le communautarisme hindou au Gujarat pour son propre bénéfice électoral. La Constitution séculariste de l’Inde continue de freiner les velléités discriminatoires des forces ethno-religieuses.
L’espace démocratique ouvert par la Constitution constitue aussi une ressource séculariste pour combattre l’exclusion interne. Le 7 novembre 2008 par exemple, presque 6000 oulémas/savants islamiques se sont réunis à Hyderabad et ont approuvé une fatwa déclarant tout acte de terrorisme contraire à l’esprit de l’Islam. Cette proclamation, appelée déclaration d’Hyderabad, a été prononcée au cours de la 29e assemblée générale de la Jamiat Ulama-e-Hind et a été signée par les Grands Muftis de Darul Uloom (Deoband, Uttar Pradesh), Maulana Mufti Habibur Rahman et trois autres savants de premier plan.
Expliquant les raisons de sa ratification de la fatwa, Maulana Mahmood Madani, un important chef de la Jamiat, a dit: « C’est une démonstration de la confiance que les savants musulmans placent dans l’importance et la pertinence de cette déclaration. Quand ces délégués retourneront chez eux, ils ramèneront la déclaration d’Hyderabad dûment signée qui appuie la condamnation du terrorisme proclamée par Darul Uloom. »
Les stipulations démocratiques et sécularistes de la Constitution ne sont pas toujours inefficaces. En effet, au cours de la dernière décennie un changement d’attitude massif a eu lieu chez les musulmans, qui ont à cœur de perdre leur réputation de population « socialement arriérée et obsédée par la religion » et d’avancer pour profiter des progrès et du développement que connaît le reste du pays.
Conclusion: le sécularisme mal compris et déformé
Sur le papier, le sécularisme indien est une merveilleuse invention. La crise qu’il traverse est due aux assauts continus qu’elle subit de la part des ultra-nationalistes hindous et à l’opportunisme des divers partis politiques. Elle provient aussi d’un certain manque de courage et de fermeté de la part des partisans du sécularisme constitutionnel. Ce qui est plus rarement admis cependant, c’est que cette crise est aussi due à une mécompréhension interne à des distorsions volontaires. Je me permets de développer ce point dans mes remarques de conclusion. Certains partisans du sécularisme pensent qu’un État séculariste doit se limiter à intervenir négativement dans les affaires religieuses. Ces défenseurs réduisent le sécularisme indien à une doctrine qui n’a qu’une seule fonction, à savoir la défense des droits des minorités. Ce faisant, ils prêtent le flanc à l’accusation de favoritisme envers les minorités, accusation largement infondée et souvent mal intentionnée. Les opposants au sécularisme (surtout des hindous ultra-nationalistes) interprètent aussi celle-ci au travers d’un cadre conceptuel occidental. Ils en redessinent les contours de manière à la transformer en doctrine appuyant les revendications de la majorité religieuse. Ni les uns, ni les autres ne saisissent les caractéristiques assez basiques et spécifiques du sécularisme indien, selon laquelle l’État doit conserver une distance de principe par rapport à toutes les religions.
Je propose un exemple pour illustrer mon propos. De nombreux partisans du sécularisme ne parviennent pas à expliquer pourquoi l’État ne semble intervenir négativement que dans les affaires d’une seule religion, à savoir l’hindouisme. Pourquoi interdire l’intouchabilité ou modifier le droit personnel hindou, mais adopter une politique de non-intervention dans le cas d’une religion minoritaire comme l’Islam ? Pourquoi l’État n’intervient-il pas dans le droit personnel musulman22 ? Pourquoi s’autoriser à réglementer la communauté hindoue mais pas les musulmans ? Pourquoi ce traitement différencié? De plus, lorsque l’État intervient dans les affaires des minorités, pourquoi le fait-il uniquement pour aider les minorités, par exemple en attribuant des subventions pour le Haj ou en soutenant les institutions éducatives des minorités ? Ceux qui identifient la séparation de l’État et de la religion soit à un interventionnisme unilatéral, soit à une indifférence mutuelle, ont bien du mal à justifier ces pratiques. Ces partisans du sécularisme sont incapables de fournir une justification à ces actes parce qu’ils ne comprennent tout simplement pas le sens et la raison de cette séparation. Leurs propos décousus ou leur silence ont pour résultat une confusion entre le sécularisme et l’intervention positive de l’État en faveur des droits des minorités religieuses. Les ultra-nationalistes hindous ajoutent ensuite de l’huile sur le feu en affirmant faussement que l’exercice de ces droits se fait toujours au détriment de la majorité. Ils invoquent ensuite le modèle étatsunien d’indifférence mutuelle et accusent les partisans du sécularisme de n’être pas authentiquement sécularistes mais plutôt pseudo-sécularistes. Ces discussions comportent une bonne dose de mauvaise foi quant à la réalité des faits : par exemple personne ne cite jamais aucun chiffre concernant les dépenses que l’État effectue pour organiser des festivals hindous où se rendent plusieurs millions de fidèles. Mais là n’est pas la question. Ce que je souhaite souligner, c’est que les partisans du sécularisme en Inde peuvent éviter les critiques qu’on leur adresse s’ils comprennent correctement que la séparation signifie une distance de principe. Ils pourront alors justifier pourquoi l’État peut, en fonction du contexte, aider ou contrecarrer les diverses religions et pourquoi il est possible qu’il intervienne, positivement ou négativement, davantage dans les affaires d’une religion que dans celles des autres. Ils oublient de souligner ce point central à la notion de distance de principe que parfois, traiter toutes les communautés religieuses de façon égale implique qu’on leur applique un traitement différencié. Il n’y aucun mal à permettre aux sikhs de porter des turbans dans les forces armées si tout le monde reconnaît la signification profonde que ce droit a pour les sikhs mais pas pour les autres communautés religieuses. Il n’y a rien de mal non plus à ce que l’État intervienne dans les temples hindous dominés par les castes supérieures pour prévenir la discrimination contre des dalits qui souhaiteraient y pénétrer. Il est vrai que l’absence de réforme du droit personnel musulman est un échec auquel il faut remédier, mais sur des bases correctement comprises. Il faut que toute la lumière soit faite sur les raisons de cette absence d’intervention de l’État dans le droit personnel musulman.
Un autre problème provient de la stratégie des hindous ultra-nationalistes qui ont lentement transformé le sens du terme de sécularisme pour qu’il en vienne à désigner l’idéologie d’un État doté d’une religion instituée. Comment ont-ils réussi cela ? D’abord, en assimilant la théocratie à des États qui ont une religion établie et en opposant de façon binaire la théocratie au sécularisme. En disant qu’ils ne souhaitent pas que l’État soit gouverné par une classe de prêtres selon des lois établies par une divinité, mais plutôt par une classe politique selon des lois établies par le peuple, ils prétendent qu’ils sont en faveur d’un État séculariste. Un État non-théocratique, affirment-ils, est un État qui se sépare de la religion et qui est donc séculariste. Mais il ne suffit pas qu’un État ne soit pas théocratique pour qu’il soit séculariste. Il peut reconnaître formellement une certaine religion et donc l’instituer. Les ultra-nationalistes hindous ne sont peut-être pas théocratiques, mais ils ne sont pas sécularistes car ils soutiennent une alliance de fait de l’État avec la foi et les traditions d’une communauté religieuse particulière.
Le sécularisme en Inde est encore bien fragile. Malgré les efforts de militants et d’intellectuels, ainsi que les tentatives du Parti du Congrès pour répondre aux doléances formulées par les musulmans et par les autres minorités, celles-ci continuent d’être traitées de façon injuste. Les dalits et de très nombreuses femmes continuent de souffrir. La question du Cachemire reste en suspens. Si l’Inde est incapable d’endiguer le pourrissement de la situation, le monde assistera non seulement à la défaite de l’une des grandes expériences d’introduction d’une démocratie séculariste au sein d’une société radicalement hétérogène, mais verra disparaître aussi l’une des innovations conceptuelles majeures du sous-continent.
Adaptation et traduction : Noé Le Blanc et Stéphanie Tawa Lama-Rewal.
1 Une version plus longue de cet article est parue sous le titre : « How has Secularism fared in India ? », in C.Jaffrelot & A.Mohammad-Arif (dir), Politique et religions en Asie du Sud. Le sécularisme dans tous ses états ?, Purushartha 30, Paris, Editions de l’EHESS, 2012, pp. 47-67. Nous remercions les directeurs de cette publication, et les éditeurs, de nous avoir autorisés à traduire cet article.
2 Rajeev Bhargava est actuellement directeur du Centre for the Study of Developing Societies, à Delhi. Il a récemment publié The Promise of India’s Secular Democracy, Delhi, Oxford University Press, 2010.
3 Sur la dimension militante de ce nom, et sur le mouvement dalit aujourd’hui, voir l’article de Nicolas Jaoul dans le dossier (Mouvements n°78).
4 Voir note 5.
5 Le Bharatiya Janata Party (BJP, « parti du peuple indien ») est l’organe politique de la nébuleuse nationaliste hindoue rassemblée autour du Rastriya Swayamsevak Sangh (« Association des Serviteurs de la Nation »), dont font aussi partie la Vishva Hindu Parishad (« Assemblée hindoue universelle ») et le Bajrang Dal (« Front [du dieu] Hanuman »).
6 Ce mouvement, lancé par le parti nationaliste hindou BJP en 1984, vise à reconquérir « la terre du dieu Rama », c’est-à-dire le terrain occupé par la Babri Masjid, une mosquée construite par le premier empereur moghol au 16ème siècle, dans la ville d’Ayodhya, en Uttar Pradesh. Ce mouvement aboutit à la destruction de la mosquée par les militants le 6 décembre 1992 – un évènement qui provoquera une série d’émeutes intercommunautaires, notamment à Bombay. .
7 Mukul Kesavan, Secular Common Sense, Penguin Books, New Delhi, 2001, p. 94
8 Voir note 6.
9 Voir note 5.
10 Sumit Sarkar, in K.N. Panikkar (ed.) Every Man’s Guide to Secularism and Communalism, Penguin, New Delhi, pp.73-77
11 Mukul Kesavan, ibid.
12 Les pujaris président aux rituels dans les temples hindous.
13 Harsh Mander, “Status of Dalits and Agenda for State Intervention”, in Ghanshyam Shah (ed.) Dalits and the State, Concept Publishing Company, 2002, pp. 149-152
14 Un lakh vaut cent mille roupies.
15 Paul Brass, The Politics of India Since Independence (second edition), Cambridge University Press, Cambridge, 1994
16 Peter Robb, Dalit Movements and Meanings of Labour, Oxford University Press, New Delhi, 1993, p.66
17 Bhimrao Ramji Ambedkar (1891-1956), un intouchable du Maharastra devenu avocat au terme de brillantes études aux Etats-Unis et en Europe, devient, à son retour en Inde, le champion des intouchables. Dénonçant sans relâche l’iniquité du système des castes, il crée plusieurs partis destinés à représenter les intérêts de ceux qu’on appellera les « castes répertoriées », puis les dalits, dans la démocratie indienne. Il est le principal architecte de la Constitution indienne (qui abolit l’intouchabilité), et sera le premier ministre de la Justice de l’Inde indépendante.
18 Interview byYoginder Sikand of Masood Alam Falahi, a doctoral student in the Department of Arabic, Delhi University, 10 August 2008, published by Dalit Muslim. (http://dalitmuslims.wordpress.com/2008/08/10/caste-and-social-hierarchy-among-indian-muslims-m-a-falahi-interview/)
19 Mushirul Hasan, Legacy of a Divided Nation, Oxford University Press, New Delhi, 2001, p.282
20 Mushirul Hasan, op. cit., p.294
21 Omar Khalidi, Khaki and the Ethnic Violence in India, Three Essays Collective, New Delhi, 2003, pp.62-63
22 Il faut noter qu’alors que le droit personnel musulman a été réformé au Pakistan, sous Ayub Khan, pour donner plus de droits aux femmes, il est resté inchangé en Inde depuis que les Britanniques ont codifié et unifié la Charia sous la forme d’une série de règles immuables en 1772.