Version remaniée le 25 janvier 2016

La mise en place, depuis quelques années, des méthodes de community organizing peut-être envisagée comme une tentative de dépassement des limites du système représentatif. Par un rappel des ressorts de leur développement, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, et par l’observation de leur mise en pratique au sein de l’ Alliance citoyenne de l’agglomération grenobloise, cet article s’attache à remarquer ce qui fait l’originalité de ces démarches : rapport pragmatique au pouvoir, mobilisation autour des « colères » des habitants, actions collectives centrées sur le conflit. Un regard sur l’objectif de prise d’autonomie des habitants, formulé par les fondateurs de l’alliance, permet d’inclure une analyse de la structure et des méthodes du community organizing sous l’angle des processus d’émancipation qu’elles sont susceptibles de favoriser.

« L’activité politique est celle qui déplace un corps d’un lieu qui lui était assigné […] ; elle fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit »

Jacques Rancière, La Mésentente, Galilée, 1995, p53

Le 26 octobre 2011, alors qu’elles menacent d’occuper leur lieu de travail avec une centaine de personnes, des employées de ménage de l’hôtel des impôts de Grenoble obtiennent une série de concessions de la part de leur employeur vis-à-vis de conditions de travail jugées inacceptables. Dans la même ville, en avril 2013, après une mobilisation dont le point d’orgue aura été l’occupation non violente de la mairie, le collectif des parents de l’école des Buttes, incendiée un an plus tôt, parvient à négocier avec le maire la reconstruction de l’école du quartier, initialement non prévue dans le budget de la ville. Ces deux mobilisations, disparates dans leurs objets, sont pourtant organisées par un même collectif, l’Alliance Citoyenne de l’agglomération grenobloise, qui depuis 2010 s’attache à « développer le pouvoir d’agir » des habitants, traduction plus ou moins heureuse de la notion d’empowerment[1].. Pour ce faire, l’Alliance met en pratique les méthodes dites de community organizing, expérimentées puis consolidées à partir des années 1930 aux États-Unis par l’activiste Saul Alinsky. Ce terme renvoie à une démarche d’organisation et de mise en mouvement des citoyens – individus ou groupes – dans le but de défendre leurs intérêts, en vue d’un changement politique et social[2]. Pour ce faire, les organisations s’appuient sur des procédés originaux de mobilisation des habitants, autour notamment de l’action directe non violente, des formations au leadership, mais également des constitutions de réseaux entre collectifs, qu’ils soient associatifs ou communautaires. Depuis quelques années ces pratiques sont importées en France par différents collectifs se revendiquant explicitement de la notion de community organizing, parmi lesquelles l’Alliance Citoyenne de l’agglomération grenobloise. Ces organisations se distinguent dans leurs sujets respectifs : certaines mobilisent autour d’une thématique spécifique. D’autres vont constituer une alliance à base large (broad-based) sur un territoire, par l’organisation de groupes d’individus : communautés, collectifs, associations, syndicats… Ce sont les broad-based community organizations (BBCO). Ce choix du BBCO par les membres fondateurs de l’Alliance Citoyenne de l’agglomération grenobloise les inscrit en héritiers d’une dynamique initiée par Saul Alinsky dans le quartier « Back of the yards », à Chicago, en 1939, puis rapidement répandue aux États-Unis, et plus récemment en Europe avec notamment la constitution du collectif London Citizens, à Londres, dans les années 1990.

En 2010, un groupe de personnes ayant déjà été mis en contact, par leur activité professionnelle ou militante, avec les pratiques du community organizing, décide de fonder à Grenoble le projet Echo (l’Espace des Communautés et des Habitants Organisés), une expérimentation des principes du BBCO débouche sur la naissance de l’Alliance Citoyenne en décembre 2012. Ce projet se construit notamment pour répondre aux limites des secteurs se prévalant de faire participer les habitants, notamment les services de démocratie participative dans les collectivités et le travail social. Le présent article se propose d’observer, après le temps de la critique de la participation, celui de la construction d’une alternative. Au nom de quel projet politique les habitants sont-ils amenés à participer à cette organisation ? Quelles sont les visions et les modalités de cette participation ? Il s’agit d’abord de saisir la conception du rôle des habitants dans la démocratie locale qui caractérise la pratique du BBCO. Il sera ensuite possible d’envisager les pratiques de l’Alliance à partir des mobilisations qu’elle engendre et du rôle qu’elle accorde aux habitants au sein de sa propre structure. Le community organizing tel que pratiqué à Grenoble pourra ainsi être situé dans le champ des alternatives à l’offre classique et institutionnelle de la participation qui se structure aujourd’hui en France[3].

Conflit et démocratie : la verticalisation des colères

Saul Alinsky, lorsqu’il crée en 1939 une community organization à « Back of the Yards », envisage de s’attaquer à l’accaparement du pouvoir politique par les élites, qu’elles soient politiciennes ou économiques. Il envisage la démocratie comme le lieu d’expression de rapports de forces. C’est donc en organisant les habitants, en donnant à leurs revendications le pouvoir du nombre qu’il envisage de défendre les intérêts des habitants pauvres du quartier : « Les deux principales sources du pouvoir ont toujours été l’argent et les hommes. N’ayant pas d’argent, c’est avec leur chair et leur sang que les déshérités doivent amasser le pouvoir. »[4] A partir de cette vision radicale de la démocratie, il met en place des campagnes de revendications prenant pour cible les élites locales qui détiennent la capacité de faire évoluer la situation et les conditions de vie des habitants. Les colères locales et individuelles sont ainsi cadrées par cet axe du rapport de forces. En créant des alliances avec les communautés locales influentes prêtes à suivre sa démarche – dans un quartier très croyant, à 95 % catholique, sa première tâche aura été de convaincre l’Eglise locale de le soutenir – Saul Alinsky organise la construction de revendications collectives largement suivies, qui se matérialisent par des actions telles que des grèves de loyers ou des occupations d’entreprises locales ou de la mairie.

Cette façon d’envisager l’action collective constitue la particularité du community organizing vis-à-vis d’autres formes de mobilisation locale. Cette « méthode Alinsky » est à l’origine de l’attrait des membres fondateurs du projet Echo pour les expériences de BBCO. Pour eux, « c‘est une démocratie conflictuelle qu’il s’agit de construire »[5]. A Grenoble, les différentes campagnes menées jusqu’à présent, si elles touchent des sujets très larges, ont en commun une même orientation stratégique qui découle de cette façon de penser l’activité démocratique. L’organisation d’une campagne se divise en plusieurs étapes : elle passe par la mise en place d’un collectif susceptible de mobiliser largement, la désignation d’une « cible » à atteindre et l’élaboration d’une stratégie, si besoin l’élaboration de moyens de pression par l’action directe non violente, et la négociation. Les campagnes collectives menées par les femmes de ménage de l’hôtel de ville ou par les parents de l’école des buttes s’inscrivent dans cette stratégie commune. L’Alliance a également organisé une mobilisation d’ampleur, en 2013, autour des droits des étudiants étrangers. Cette mobilisation est un cas d’école de cette stratégie du BBCO, elle en reprend toutes les étapes : la prise de conscience d’une colère collective, celle des galères administratives vécues par les étudiants étrangers ; la mise en réseau d’une vingtaine d’associations locales autour d’une cible, l’université, et d’une revendication commune, la création d’un service d’accompagnement de ces étudiants ; et, face aux fins de non-recevoir des responsables de l’université, l’action collective, au travers la création d’une file d’attente géante et factice à l’entrée d’une soirée d’accueil des étudiants organisée par la ville et l’université ; enfin, la négociation avec les représentants et la victoire concrétisée par la création d’un guichet spécifique.

Puisqu’il s’agit de désigner des cibles disposant d’un pouvoir spécifique à même de répondre aux intérêts des habitants, l’activité de l’Alliance s’appuie donc, en amont, sur un travail d’expression et d’organisation de leurs colères. Celui-ci s’effectue au travers de rencontres avec les différents collectifs locaux, mais également par des tête-à-tête individuels avec des leaders locaux repérés après un long temps de présence active dans les lieux formels et informels de sociabilités dans les quartiers populaires de Grenoble et de son agglomération. Ces tête-à-tête constituent le moyen privilégié pour repérer des colères et les transformer en revendications. Ce processus repose sur une approche empathique, où l’organisateur de l’Alliance Citoyenne cherche à partager colères et indignations afin de repérer des campagnes potentielles mais également d’échanger autour de la volonté d’agir. On assiste, à travers ces tête-à-tête, au retournement des logiques institutionnelles de participation ; les revendications particulières, les colères individuelles sont souvent jugées illégitimes ou inappropriées lors des réunions publiques sensées mettre en scène la démocratie participative ; la hantise, de la part des élus locaux, des revendications NIMBY (pour Not in my backyard) témoigne de cette opposition de principe entre démocratie participative institutionnelle et intérêts individuels. Ici, ces intérêts sont au contraire recherchés, car c’est à partir de ceux-ci que l’Alliance pourra espérer mobiliser. Le changement de lieu et de forme de dialogue, de la réunion publique à l’entretien individuel, matérialisent de ce changement de paradigme.

Les organisateurs du projet Echo vont au-delà de la simple discussion pour pousser des intérêts à se transformer en objets de campagnes de mobilisation : ils incluent la notion de « verticalité » dans une règle informelle mais bien explicite de sélection des colères qu’ils ont repérées. Pour déboucher sur une campagne, une colère doit être susceptible de déboucher sur « un conflit […] de nature institutionnelle »[6]. Les revendications sont ainsi sélectionnées par les membres de l’organisation à partir, notamment, de ce critère qui constitue la spécificité du community organizing vis-à-vis d’autres formes de mobilisations. C’est ainsi que la question de la violence au collège, mise en avant de manière récurrente depuis les débuts de l’organisation, s’est retrouvée verticalisée par la désignation d’une cible, le système scolaire, jugé incapable d’agir face aux comportements violents autrement que par la pratique de l’exclusion. Alors même que la solution sera finalement trouvée en collaboration avec la principale d’un collège de la ville, dans la mise en place d’une expérimentation de formation d’élèves médiateurs, ce passage par la désignation d’une cible à atteindre constitue un indépassable du community organizing. Le projet politique de l’Alliance citoyenne est tout entier compris dans cette verticalisation des colères. Il s’agit, en définitive, de révéler et d’assumer le caractère conflictuel de nos démocraties. Le BBCO trouve alors sa place dans le champ des acteurs de la participation, aux côtés de démarches parfois moins centrées sur la mise en conflit systématique, voire radicalement opposées à cette vision du pouvoir politique comme rapport de forces.

La capacité, pour une organisation, à entrer dans un rapport de forces avec les tenants du pouvoir politique ou économique intéresse néanmoins un nombre croissant d’acteurs professionnels et militants des quartiers populaires. Au lendemain du congrès national des centres sociaux, tenu à Lyon en juin 2013, où des membres de l’Alliance Citoyenne sont venus présenter leur démarche, la Fédération des Centres Sociaux et Socioculturels de France a publié une vidéo sur le « pouvoir d’agir » des habitants. Cette vidéo, qui présente ce nouveau leitmotiv de la fédération, cite comme mise en pratique de ce pouvoir, la possibilité d’agir collectivement en mobilisant largement les habitants face, par exemple, à un « bailleur peu scrupuleux »[7]. Si cette approche conflictuelle gagne du terrain dans le champ associatif, elle pose néanmoins la question de l’évolution des postures des acteurs associatifs face aux habitants, à leur propre situation d’acteurs intermédiaires. Par ailleurs, cette capacité d’action dépend du degré d’indépendance de ces acteurs vis-à-vis des institutions face auxquelles ils souhaitent constituer des rapports de force.

L’autonomie financière est ainsi un élément central de l’activité de contre-pouvoir telle que proposée par l’Alliance Citoyenne. Le financement par la philanthropie, pourtant peu répandu en France, est aujourd’hui largement exploité par les tenants du community organizing. Cette pratique pose néanmoins la question d’une possible contradiction entre l’ambition politique et le modèle économique des structures. En effet, alors même que l’un des objectifs principaux du community organizing est l’engagement des pouvoirs publics dans les quartiers populaires, le modèle économique interne semble acter – faute d’alternatives – le désengagement de l’État vis-à-vis de son rôle social. Cette capacité de prise d’autonomie apparaît néanmoins comme une condition à la constitution de véritables contre-pouvoirs à l’échelle locale, et le milieu associatif – à l’image des centres sociaux – se retrouve, dans sa volonté de développer le « pouvoir d’agir » des habitants, dans une tension entre enjeux financiers et démarches militantes.

L’organisation de campagnes permettant l’exercice d’une pression citoyenne aboutit, au-delà de ses résultats concrets, à une prise d’autonomie des habitants vis-à-vis de leurs conditions de vie. Il s’agit là d’une ambition plus profonde des membres fondateurs de l’Alliance Citoyenne. L’enjeu est de permettre aux populations rendues inaudibles du fait de leur relégation sociale et économique de retrouver leur légitimité démocratique. Au sein de l’alliance, cette ambition est concrétisée par l’élaboration des campagnes, qui permettent aux habitants de construire par eux-mêmes leurs propres contre-pouvoirs. Cet objectif renvoie au concept d’émancipation, qu’on peut définir par la prise d’autonomie vis-à-vis de formes de domination intégrées, telles que le sentiment d’impuissance ou d’inutilité, l’isolement ou encore la peur, et qui empêchent les individus de se constituer en sujets politiques. L’organisation se donne donc pour but, au-delà des résultats concrets de ces campagnes, de faire sauter ces verrous de la participation citoyenne.

Emancipation collective et individuelle et division des tâches

 L’observation de dynamiques d’émancipation n’est pas aisée. Cependant, en croisant plusieurs champs d’analyses autour des questions d’autonomie, de politisation ou encore d’empowerment, on peut définir plusieurs indicateurs de l’émergence de processus d’émancipation collective[8]. D’une part, le développement du sentiment de légitimité propre à la constitution d’un sujet politique « en excès » par rapport à ce qui est attendu de lui en tant qu’agent socialement identifié. D’autre part, le renforcement de la capacité des individus à formuler politiquement leurs problèmes, c’est-à-dire en assumant leur dimension conflictuelle et en effectuant des montées en généralité, qui justifient des revendications particulières par des référents communs. Enfin, c’est par la mobilisation autour d’actions collectives qu’un processus d’émancipation peut advenir. Ces trois critères sont largement satisfaits par les pratiques de l’Alliance Citoyenne : la légitimation des colères individuelles est travaillée notamment lors des tête-à-tête ; leur politisation s’effectue par un travail de verticalisation, qui passe par un choix réalisé par les organisateurs mais également par des discussions collectives aboutissant à la création de campagnes ; enfin, la réalisation de ces campagnes par les habitants eux-mêmes témoigne du rôle central de l’action collective au sein du BBCO.

Au-delà de cette émancipation collective réalisée par l’action au sein des campagnes de l’Alliance Citoyenne, se pose la question de l’émancipation individuelle des acteurs mobilisés, autrement dit le développement de leur capacité à se constituer en sujet politique au-delà et dans d’autres lieux qu’au sein de l’alliance. Si la nouveauté de l’Alliance empêche de tirer des conclusions en ce sens, on peut néanmoins questionner des structures d’organizing similaires, par exemple les London Citizens. L’organisation londonienne veille à une appropriation des processus de décision, qu’elle envisage comme un prérequis pour un engagement important et pérenne. Cependant, à l’observation, il apparaît que la prise de décision précède généralement toute pratique démocratique[9]. Le rôle des organizers est central, et il n’est pas rare qu’ils se retrouvent à définir et à créer par eux-mêmes les revendications de l’organisation. Dès lors, comment imaginer que puisse se développer la capacité des habitants mobilisés à penser par eux-mêmes, politiquement, les campagnes dans lesquelles ils s’engagent ?

Si l’Alliance Citoyenne attache un soin particulier à la création partagée et démocratique de ces campagnes, le choix de la verticalisation des colères est, on l’a vu, souvent réalisé en amont. Plus largement, les organisateurs s’appuient sur un ensemble de critères de sélection des colères qui témoigne de leur propre vision de ce que doit être une campagne : une action collective qui rassemble largement, qui est en mesure d’aboutir sur une victoire à l’échelle locale, et, on l’a vu, qui s’appuie sur une situation d’infériorité. Cette vision d’une « bonne » campagne construit le sens politique de l’Alliance et son efficacité. Elle permet d’orienter le passage de la colère à l’action collective dans le sens voulu par les organisateurs. Jusqu’à quel point cette orientation en amont ne constitue-t-elle pas une division des tâches entre organisateurs et acteurs qui prive ces derniers de réflexivité politique ? Si il ne s’agit pas de discuter du caractère politique de chaque colère, mais de sélectionner celles qui sont le plus à même d’aboutir sur une mobilisation large contre un ennemi puissant ; si l’ennemi est parfois identifié par les organisateurs avant même le lancement d’une campagne ; si les revendications extravagantes sont écartées d’emblée, par le haut ; dès lors, jusqu’à quel point les organisateurs ne privent-ils pas les habitants concernés de cette émancipation qu’ils cherchent à produire collectivement ? C’est ici la tension entre l’efficacité de la mobilisation et le débat démocratique interne qui est en jeu : l’organisation doit être capable de mobiliser largement et efficacement ; en même temps, elle doit prendre soin, du fait de la volonté de prise d’autonomie des habitants, de résister à l’accaparement des enjeux politiques de l’action par les seuls organisateurs.

Or, plusieurs observations permettent de confirmer une impression de division des tâches entre les acteurs de la mobilisation et les organisateurs qui la mettent en scène. Le soir de l’assemblée générale de lancement de l’Alliance Citoyenne, les étapes de création de l’alliance sont représentées. Chacun à leur tour, les leaders des différents collectifs alliés montent sur une scène pour démontrer le poids de l’alliance. À la fin de la présentation, une saynète est jouée : une femme se présentant comme une élue locale annonce que la municipalité souhaite soutenir la démarche. On l’a vu, la dynamique collective de prise d’indépendance de l’Alliance vis-à-vis des pouvoirs publics est considérée comme un indépassable en vue de la création de rapports de force. Cette proposition de soutien par les pouvoirs publics est dans un premier temps suivie par des applaudissements; elle sera finalement rejetée, sur la scène, par un des leaders de l’Alliance. Alors même que l’organisation se politise par l’action collective autour d’un rapport de forces, et que ce mode de politisation constitue son originalité, ces applaudissements peuvent être vus comme un défaut d’appropriation de la démarche de l’Alliance citoyenne par une partie du public. Un autre exemple illustre ce problème : la méthode du tête-à-tête. Cette forme d’entretien apparaît, pour celui qui le découvre, comme un espace de discussion spontané où l’échange est largement ouvert. Néanmoins, il obéit à un ensemble d’objectifs non discutés : repérer des futurs leaders et des colères potentiellement mobilisatrices, faire connaître l’alliance. Une des porte-parole de l’organisation, durant une formation où elle découvre les ressorts de cette méthode du tête-à-tête, déclare s’être sentie « manipulée »[10], elle qui avait elle-même été recrutée après avoir réalisé ce type d’entretien. Cette méthode du tête-à-tête est ainsi représentative de la tension permanente au sein de l’Alliance citoyenne entre l’ambition démocratique et la volonté d’efficacité qui traverse la dynamique du BBCO depuis ses débuts.

Les membres de l’Alliance citoyenne ont conscience de cette tension. Ils travaillent depuis le début de l’expérimentation du projet Echo sur cette question et sont aujourd’hui en partenariat étroit avec des coopératives d’éducation populaire. Avec elles, ils posent la question du rôle et de la légitimité des « entrepreneurs de mobilisations »[11], extérieurs aux revendications qu’ils cherchent à faire émerger et à organiser. Ils expérimentent également l’utilisation de méthodes alternatives de discussion collective afin de démocratiser les processus de décision. In fine, et face à la jeunesse de l’organisation grenobloise, il s’agit ici d’en appeler à de futures recherches sur la démocratie interne de ce type d’organisation, autour de cette tension entre efficacité et démocratie – et, plus largement, à l’approfondissement théorique et empirique de l’analyse des liens entre dynamiques de développement d’un « pouvoir d’agir » et processus d’émancipation.

Conclusion

En constituant son originalité par le recours systématique à la verticalisation des colères, à la construction de campagnes d’action collective et à la constitution de rapport de forces, l’Alliance Citoyenne de l’agglomération grenobloise prône une pratique de participation des habitants à la vie politique axée sur le conflit. Elle s’engage ainsi pleinement dans le développement d’un pouvoir d’agir des habitants, qui intéresse aujourd’hui d’autres structures professionnelles et militantes dans les quartiers populaires, dont elle questionne l’indépendance et la capacité à réellement « faire avec ». Elle donne corps à ce développement, qui se matérialise par des processus collectifs de prise d’autonomie. Néanmoins, une lecture par l’angle de l’émancipation permet de soulever la question de l’appropriation individuelle de ces processus par les acteurs mobilisés. Ce faisant, il apparaît que l’idéal démocratique de l’organisation, étroitement lié à la notion d’autonomie, peut difficilement passer outre un questionnement quant à sa mise en œuvre en interne. La solution apparente qui consisterait à élargir la démocratie interne, par le développement de processus de décision ouverts et pleinement démocratiques, pose cependant le problème de son caractère a priori rébarbatif, en comparaison d’actions collectives menées au sein de campagnes concrètes, dont l’efficacité est démontrée. Les acteurs du BBCO se situent ainsi dans une tension entre le souci d’une mobilisation efficace et leur projet démocratique. Le rôle occupé par les organisateurs est un révélateur des choix qui peuvent être effectués face à cette tension. Si l’on ne peut définitivement pas parler d’« auto-organisation » pour qualifier la pratique du community organizing, les processus d’émancipation collectifs qu’elle contribue à créer sont bien réels. Du collectif à l’individu, l’enjeu est désormais d’observer si les discussions formelles et informelles au sein de l’Alliance ne contribuent pas à créer, non pas une démocratie directe, mais une démocratie « de relation »[12], susceptible de produire ses propres processus d’émancipation.

[1]     Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice, Paris, la Découverte, coll. « Politique et sociétés », 2012, 175 p.

[2]     Hélène Balazard, « Mobiliser et mettre en scène des « leaders »: Les coulisses des assemblées démocratiques de London Citizens », Participations, vol. 4, no 3, 2012, p. 129.

[3]     Marion Carrel, Faire participer les habitants ?: citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Lyon, ENS éd, coll. « Gouvernement en question(s) », 2013, 270 p.

[4]     Saul David Alinsky, Manuel de l’animateur social: une action directe non violente, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », n? 93, 1978, p. 179.

[5]     ECHO, Espace des communautés et des habitants organisés, Licence libre (Creative Commons), 2012, 118 p.

[6]     Ibid.

[7]     FCSF, La Fabrique des possibles, vidéo, juin 2013, 3min, http://vimeo.com/68597911

[8]     Jacques Rancière, La mésentente: politique et philosophie, Paris, Galilée, coll. « Collection La philosophie en effet », 1995, 187 p; Camille Hamidi, « Éléments pour une approche interactionniste de la politisation », Revue française de science politique, vol. 56, no 1, 1 Mars 2006, pp. 5‑25; Christian Maurel, Éducation populaire et puissance d’agir: les processus culturels de l’émancipation, Paris, l’Harmattan, coll. « Le travail du social », 2010, 241 p.

[9]     Hélène Balazard, « Mobiliser et mettre en scène des « leaders »… » op. cit.

[10]   ECHO, Espace des communautés et des habitants organisés, op. cit.

[11]   John D. McCarthy et Mayer N. Zald, « Resource Mobilization and Social Movements: A Partial Theory », The American Journal of Sociology, 1977.

[12]   Francesca Polletta, Freedom is an endless meeting: democracy in American social movements, Chicago (Ill.), University of Chicago press, 2002, 283 p.