Plus de deux mois après les faits, l’enquête piétine et les effets de cette sinistre « Nuit du 31 décembre » continuent à enfler, en Allemagne mais aussi en France, produisant des réactions de plus en plus inquiétantes. Au-delà des événements eux-mêmes, sur lesquels les informations accessibles restent parcellaires et peu solides, Jules Falquet s’intéresse dans ce texte aux discours qu’ils suscitent, empreints d’émotions bien compréhensibles mais aussi de fantasmes parfois subtils, parfois caricaturaux, en tous les cas très problématiques, non seulement à droite mais aussi à gauche et même chez les féministes. Ils ont notamment en commun une double absence remarquable : les femmes racisées et les hommes autochtones.
La stratégie du choc
Dans la situation déjà tendue et confuse que traverse la France (et le monde), à laquelle le matraquage médiatique et gouvernemental ne cesse d’ajouter des images anxiogènes, voici que survient un drame supplémentaire : après plusieurs jours pendant lesquels rien ne filtre, on apprend brusquement que plusieurs centaines d’hommes auraient agressé plusieurs centaines de femmes au cours de la nuit du 31 décembre, dans différentes villes d’Allemagne.
Indignation, scandale, horreur — plus ou moins rapide et spontanée, plus ou moins sincère. On comprend que chez celles (et ceux ?) qui habituellement sentent peser sur elles (et eux ?) la menace des violences sexuelles, ou leur réalité, un vent de panique et de colère souffle : toutes sortes de souvenirs et d’images remontent à la surface. Chez ceux qui sont généralement épargnés, voire sont du côté des agresseurs, on tente d’abord de cacher, puis de minimiser l’ampleur des faits — comme toujours — avant de pousser des cris d’orfraie comme si on découvrait soudainement l’ampleur et la brutalité du phénomène pourtant bien connu des violences masculines (sexuelles et autres) envers les femmes. La police allemande nie d’abord la réalité, et les médias gardent un silence qui se prétend prudent, avant de devoir reconnaître qu’il s’est réellement passé quelque chose.
Quelque chose de grave, de très grave, oui. Mais en quoi ces violences sexuelles sont-elles si exceptionnelles, en quoi constitueraient-elles une « première » ?
De la banalité du mal
Situation habituelle : les soirs et nuits de grande « fête » — qu’il s’agisse de la bière, du foot, de la fête de la musique ou des fêtes « nationales » —, une partie des « mâles » présents sur un territoire donné se rassemblent, boivent et absorbent toutes sortes de stimulants et désinhibants. Le fait d’être en groupe, la tolérance sociale et la bienveillance des pouvoirs publics, encore plus grande ces soirs-là, permettent d’aller plus loin que d’ordinaire dans le mépris et la violence envers les « autres » : les femmes, les indigent-e-s, les étranger-e-s, les enfants, les personnes âgées.
On sait que les Mondiaux de foot, notamment, attirent des foules d’hommes que tout pousse à la consommation de services sexuels individuels ou de groupe — consentis, monnayés ou extorqués. A tel point qu’il est de notoriété publique que les travailleuses et travailleurs du sexe se déplacent pour profiter de ce marché ou sont amené-e-s sur place par toutes sortes d’entrepreneurs. Les autres « objets de consommation » potentiel-le-s numérotent leurs abattis et évitent certaines rues. Dans l’intimité des salons et des chambres à coucher aussi, certains buts exaltent les uns et rendent les autres agressifs. Les viols et les violences privées se multiplient ces soirs-là, en famille tout autant que dehors, même s’ils demeurent presque invisibles. Tout cela est bien connu, depuis des dizaines d’années le mouvement féministe le documente, l’analyse, proteste et riposte malgré l’indifférence, voire l’hostilité d’une bonne partie de la société pour qui le divertissement des hommes (et le business), c’est sacré.
Des « faits » fragiles, des fantasmes déchaînés
Alors cette fameuse nuit du 31 décembre, que s’est-il passé au juste ? Si les tribunes vindicatives abondent, les informations concrètes sont fragmentaires et floues. La police a enregistré plus de mille plaintes et les dénonciations continuent à affluer : pour une fois que la police et la société y prêtent une oreille attentive sinon bienveillante, on comprend que des femmes en profitent pour demander justice, voire pourquoi pas, pour rompre des silences bien plus anciens. Mais attention au détail : en fait, les dénonciations de délits sexuels comptent pour moins de la moitié des plaintes (440), et les dénonciations pour viol ne sont qu’au nombre de… trois. Dans les autres cas, il s’agit plutôt de vol. Alors, 443 agressions sexuelles dénoncées de trop, bien sûr, c’est un chiffre énorme, révoltant. Mais quand on y regarde de plus près, ce chiffre n’est pas si différent des décomptes malheureusement classiques d’agressions contre des femmes lors de tout grand événement dit « festif » dans la plupart des pays européens. Et dans les deux cas, la visibilisation des violences dans l’espace public occulte les violences intrafamiliales, de même que la visibilisation des violences sexuelles peut contribuer à minimiser les autres violences qu’affrontent simultanément les femmes.
Revenons encore sur les « faits ». Les témoignages les plus diffusés indiquent que les femmes agressées, à la sortie de la gare de Cologne par exemple, ont eu à traverser une foule compacte composée de groupes d’hommes, probablement jeunes et, à ce qu’il semble, quasiment tous « racisés ». On imagine une mer d’hommes menaçants — une image somme toute familière pour certaines femmes — mais, au-delà, ce qui est énoncé est une véritable invasion de l’espace public par des « étrangers ». Or si l’on y pense à deux fois, l’image interroge. N’y avait-il pas d’hommes blancs, de femmes racisées, de femmes blanches dans cette foule cherchant à s’amuser ? La police aurait-elle laissé des centaines d’hommes non-blancs occuper l’espace de cette manière (avant même la commission de la moindre agression sexuelle) ? En plus de la peur de la police, connaissant la force du racisme et des organisations néo-nazies en Allemagne, est-il bien plausible que des hommes racisés, dont un nombre important de réfugiés et de sans-papiers, se soient senti suffisamment à l’aise pour se déployer de telle manière, puis pour agresser les passant-e-s ?
La terrible revanche des « gueux » ?
Images aussi d’une espèce de revanche de « race » ou de classe. Les aimables autochtones leur font la faveur de les accueillir et, au lieu de reconnaissance, de respect, voire de crainte, voilà ce qui se passe… Les exclus attaquent les nanti-e-s autochtones dans le seul espace où tout le monde est susceptible de se croiser — dans la rue, devant la gare, nœud vital de la mobilité aujourd’hui cruciale qui distingue les privilégié-e-s des laissé-e-s pour compte. Nuit de revanche, donc. Les uns sont exclus certes, mais encore virils. Les autres sont nantis bien sûr, mais on peut molester « leurs » femmes sous leur nez. Quant aux femmes « occidentales », ce sont des individualistes qui ont perdu toute féminité/modestie, des hédonistes hypersexuelles qui ne pensent qu’à s’amuser — des putes, donc. Elles cherchent, elles vont connaître la vraie virilité (et, au fond d’elles-mêmes, peut-être même la préférer à celles des hommes occidentaux qu’elles ont transformé en « bande-mous » avec leur revendication d’égalité)… Voilà une partie des fantasmes inavoués qui sous-tendent les discours sur les événements, et la violence des réactions.
D’autres discours affirment que ces violences de groupe étaient coordonnées. L’angoisse monte d’un cran. Mais coordonnées comment ? On sait bien que les hommes s’émulent entre eux, à l’armée comme dans les vestiaires : l’ambiance de harcèlement peut se répandre comme une traînée de poudre — quand la proie donne des signes de faiblesse, c’est bientôt la curée. Que les SMS et les Snapshot incitatifs peuvent fuser très vite : aujourd’hui même les réfugié-e-s ont des téléphones portables et c’est même parfois leur principal bien. Mais de là à ce que les agressions aient réellement été coordonnées (quand, par qui, pourquoi ?), c’est autre chose. Pour le moment, on n’en a pas le moindre commencement de preuve.
La place Tahrir au cœur de l’Europe ?
Apparaît alors un discours plus complexe, qui établit un parallèle avec les événements de la place Tahrir, en Egypte. Le parallèle se construit sur plusieurs niveaux. Pour certain-e-s, Tahrir a rappelé, d’une part, que les « hommes arabes » ne seraient pas prêts à laisser les femmes s’aventurer dans l’espace public, d’autre part, qu’ils posséderaient une culture d’agression sexuelle collective. Face à cela, il est bon de se souvenir de la vieille tradition européenne du charivari, qui était une des manières pour les hommes de « créer » des putes en la personne des femmes agressées collectivement et « déshonorées ». Cette tradition perdure dans le moderne bizutage — bizutage toujours bien vivant quoiqu’officiellement interdit. Et si l’on place par-dessus tout la libre circulation des femmes (à bon droit), il convient de penser à tous les éléments qui permettent ou réduisent l’accès des femmes à la rue et à la mobilité : l’âge, la validité, la classe sociale et la « race » qui obligent à sortir gagner sa vie ou non, qui autorisent à déambuler dans certains quartiers ou non, qui permettent ou non de payer les transports publics ou privés, sans oublier l’existence même de transports publics… Et ce qui empêche le plus la mobilité de nombreuses femmes, ce sont les politiques migratoires de l’Europe… que beaucoup souhaitent précisément durcir en s’appuyant sur le choc provoqué par « Cologne ».
Un deuxième niveau de parallèle avec la place Tahrir consiste à affirmer que là-bas, les violences masculines de groupe contre les femmes auraient été encouragées comme une manière de combattre la participation des femmes à la contestation et de discréditer le processus révolutionnaire lui-même. L’affirmation est autrement plus préoccupante. En effet, connaissant la facilité avec laquelle les hommes entrent en connivence au-delà des langues, des classes et des origines quand il s’agit de s’attaquer aux femmes, les femmes en lutte dans l’espace public ont tout à craindre d’éventuels processus d’importation-internationalisation de techniques masculines de contrôle et de terreur. Cela d’autant plus qu’au-delà des connivences masculines, les techniques de répression et de contre-insurrection sont sans cesse mises à jour par les différentes armées et polices, qui font preuve d’un touchant internationalisme quand il s’agit de partager leurs connaissances. L’inquiétude est d’autant plus de mise que la collaboration militaire de la France avec l’Egypte a été récemment officialisée par de juteuses ventes de Rafales.
Des images-choc qui invisibilisent les violences principales
Alors, concernant cette Nuit du 31 décembre, bien sûr qu’il faut parler des images-chocs. Il faut analyser les fantasmes, ce qu’ils alimentent mais aussi dans quel terreau, légitime parfois, ils s’enracinent. D’autant plus que certaines personnes, tout particulièrement les femmes, ont derrière elles une longue histoire de violences, sexuelles, physiques, émotionnelles. Qui peut les amener à considérer les violences présentes vécues par d’autres au prisme des violences passées qu’elles ont endurées elles-mêmes. On aurait tort de leur en faire reproche, car la mémoire est une colonne vertébrale, un guide, un garde-fou.
Mais il convient aussi de resituer ces échos d’expériences subjectives de la violence, cette légitime soif de justice des femmes qui vient de plus loin, dans un cadre général. Comme l’ont montré toutes les recherches, des plus militantes jusqu’au plus officielles[1], c’est la violence privée et « invisible », au sein de la famille et du foyer (violences physiques, agressions sexuelles, viol conjugal, viol par inceste), qui constitue la principale menace pour les femmes allemandes ou françaises, « occidentales », comme pour toutes les femmes —même si certaines craignent également à juste titre la police, les clients, les maton-ne-s, les médecins et les profs. En tout état de cause, statistiquement, la principale menace sexuelle, physique et psychologique pour les Allemandes comme pour les Françaises, ce sont leurs maris, leurs compagnons, leurs pères, oncles et grands-pères, leurs frères, leurs cousins et un ensemble de collègues ou de figures d’« autorité ». Et, statistiquement, la plupart ne sont ni réfugiés, ni étrangers, ni migrants, ni musulmans, ni Noirs, ni Arabes, mais bel et bien des Allemands et des Français blancs.
La double absence
Dans tout ce déferlement raciste et sexiste, cette tentative de récupération par des courants conservateurs, nationalistes, où on tente d’opposer les femmes « allemandes » (autochtones, « blanches », « respectables » et implicitement « de classe moyenne ») et les hommes « étrangers » (réfugiés, migrants, arabes, maghrébins, musulmans, africains, racisés, et aussi implicitement prolétaires ou prolétarisés), il y a, comme d’habitude aussi, deux grandes absences.
L’absence des femmes réfugiées, migrantes, faisant l’objet tout à la fois du racisme et du sexisme, sans compter une position de classe largement dominée en général. On ne sait pas très bien s’il y avait, parmi les plaignantes, des femmes racisées. Mais ce qui est certain, c’est que de nombreuses femmes racisées souffrent quantité de violences, sexuelles et autres, en Allemagne (en France, ailleurs). Comme toutes les autres femmes, elles sont confrontées aux agressions sexuelles et autres au sein de leur famille. Mais à la différence des autres, elles doivent aussi faire face aux violences de la police, des passeurs, des hommes « allemands » (autochtones). Surtout si elles vivent dans la rue ou dans des abris de fortune, surtout si elles n’ont ni papiers ni argent au fond de leurs poches et qu’elles parlent peu, ou mal, la langue de la société qui les entoure. Surtout si, pour survivre, elles doivent chercher du travail dans le domaine du ménage (« Madames » cruelles et méprisantes mais aussi leurs maris potentiels harceleurs, gouvernantes ou contremaîtres brutaux dans les hôtels) ou sur le marché du sexe (les grands patrons des Eros centers sont pour la plupart des hommes allemands — au reste, ce « modèle » de sexualité masculine dont l’Allemagne fait office de figure de proue mériterait d’être davantage interrogé).
Ces femmes migrantes et/ou racisées vivant dans les pays « occidentaux », qui nourrissent vaille que vaille leurs enfants et leurs proches, qui soutiennent l’économie de leur famille et, plus souvent qu’on ne le dit, de leur ancien village ou ville et de leur pays par leurs mandats, ces femmes qui se battent elles aussi contre les violences masculines, policières, économiques et bien d’autres — pourquoi n’apparaissent-elles pas dans la dénonciation des violences contre les femmes ?
Les autres absents, ce sont les hommes “autochtones”, ou blancs qui appartiennent à toutes les classes sociales. Ils n’apparaissent — tardivement — que pour condamner bruyamment les agresseurs (et encore, pas tous, loin s’en faut). Pourtant, cela fait des lustres qu’ils se taisent sur les violences commises par leurs collègues, leurs voisins, leurs amis, leurs frères ou par eux-mêmes. Où étaient les hommes blancs quand Dominique Strauss Kahn était accusé de violer une travailleuse Noire à New York, de harceler une journaliste blanche française à Paris, ou une collègue économiste au FMI ?[2] En tout cas, statistiquement, on sait qu’on trouve parmi eux de nombreux hommes violents, des harceleurs et des violeurs, des incestueurs et des pédocriminels. Presque toujours impunis.
Les opprimé-e-s : combien de divisions ?
Revenons encore une fois sur les faits. Pendant la nuit du 31 décembre, en Allemagne comme dans bien d’autres endroits, des dizaines de femmes ont vécu des vols, des agressions sexuelles et des viols. Pour autant que l’on sache, toutes ces agressions ont un point commun : elles ont été commises par… des hommes.
Au même moment, d’autres hommes, en Allemagne et ailleurs, ont pu, comme chaque année et comme chaque jour, exercer toutes sortes de violences sexuelles routinières, dans les établissements scolaires, les lieux de travail, les maisons ou les rues. L’impunité est leur certitude, l’impunité est leur privilège. Concernant les femmes racisées, circulez il n’y a rien à voir, as usual. Violentées de toutes parts, résistant au mieux de leurs forces, invisibilisées par toutes les forces. Tant qu’elles accomplissent, pour presque rien et en toute discrétion, l’énorme travail de production et reproduction sociale que le système leur a attribué, il n’y a pas de raison de les sortir de l’ombre.
Restent face à face les deux plus grands adversaires ou concurrent-e-s des hommes blancs autochtones des différentes classes : les femmes blanches et/ou autochtones et les hommes racisés et/ou migrants. Adversaires, concurrent-e-s, oui : les femmes allemandes réclament leurs droits, leur part du gâteau aux hommes allemands. Elles veulent l’égalité, du travail rémunéré au même taux, elles votent et elles veulent elles aussi diriger le pays. Elles n’acceptent plus le Kinder, Küche, Kirche [enfants, cuisine, église]. Et, comme on le sait, c’est même une femme qui dirige le pays. Rude coup pour les mâles allemands. Adversaires, concurrents, oui : les hommes réfugiés, migrants, racisés réclament leurs droits : ils veulent circuler, travailler pour des salaires décents, vivre dans des pays en paix, voter, participer et, bien évidemment, pouvoir coucher avec les mêmes femmes (et hommes) que les hommes blancs. Ne sont-ils pas des hommes ?
Les hommes blancs ont raison d’avoir des craintes. Si les femmes blanches et les hommes racisés s’unissaient et, plus largement même, si l’ensemble des femmes et l’ensemble des racisé-e-s s’unissaient, leur règne serait bien compromis. Plus de femmes ni de jeunes appauvri-e-s disponibles à toute heure dans les bordels ou dans les rues, plus de femmes de ménage ni d’éboueurs, plus d’emplois préservés réservés, leur contrôle politique en déroute, leur pouvoir économique en berne. La croissance du pays s’en trouverait gravement menacée et, avec elle, l’Europe néolibérale, le capitalisme, le monde et l’univers.
Face à cette menace redoutable, il vaut bien mieux opposer les hommes racisés et les femmes blanches, les dresser les un-e-s contre les autres. Faire peur aux femmes « blanches » avec l’épouvantail des hommes racisés qui seraient violeurs et machistes (en minimisant le machisme des hommes blancs). Exciter les hommes racisés avec les femmes « blanches » qui ne sauraient pas se tenir à leur place, qui voudraient tout faire « comme des hommes » (en minimisant l’arrogance des hommes blancs). Pourtant, on constate bien que les femmes « blanches » constituent une bonne partie de cette population héroïquement hospitalière qui aide les réfugié-e-s aujourd’hui, du moins tant qu’elles ne les perçoivent pas comme des concurrents sur le marché du travail (et des agresseurs sexuels potentiels). Et que les hommes réfugiés ont à cœur de se montrer sous leur meilleur jour, d’autant plus qu’ils se trouvent dans une position de grande précarité et en grand besoin d’aide.
La mémoire longue
Jouer les femmes blanches contre les hommes racisés. On a déjà vu cela à Abu Graïb il y a 10 ans. On a déjà vu ça aux Etats-Unis il y a 150 ans : le développement du lynchage d’hommes noirs accusés d’attaquer sexuellement des femmes blanches. Il s’agissait d’un moment critique de l’histoire du pays, comme aujourd’hui : la fin de la guerre de Sécession et surtout de l’esclavage. L’heure des Noir-e-s allait-elle enfin sonner ? Ou l’heure des femmes ? Comme on le sait, étourdi-e-s par l’égoïsme et les promesses démagogiques des Républicains notamment, une majorité des hommes Noirs choisirent alors de tirer la couverture à eux (le vote, oui, mais pour les Noirs, c’est-à-dire pour les hommes Noirs), et une majorité des femmes choisirent de tirer la couverture à elles (le vote, oui mais pour les femmes, c’est-à-dire pour les femmes blanches). Les hommes blancs purent se frotter les mains de joie, anticiper des profits considérables, et les femmes Noires, se tordre les mains de frustration et de colère, et continuer à travailler dur.
Aux Etats-Unis, au dix-neuvième comme au vingtième siècles, la féministe antiraciste Noire Ana Julia Cooper, comme le Combahee River Collective, l’un des groupes emblématiques du féminisme noir anticapitaliste, avaient bien saisi l’impasse où les menait cette grossière manipulation. C’est bien ce qui les a conduites à se réunir entre elles et à développer leurs propres analyses, en particulier la fameuse théorie de l’intersectionnalité (ou imbrication des rapports sociaux). Les faits sociaux sont le résultat de plusieurs logiques imbriquées : sexistes, racistes et capitalistes. La réponse aux injustices, la lutte pour la justice, pour être efficace (et non pas par moralisme), doit répliquer simultanément sur tous les points.
« Guerres sales » et violences contre les femmes
En tant que femme et féministe « blanche » et autochtone française, j’ai de la mémoire et des yeux pour voir, qui me rappellent que cette histoire du 31 décembre 2015, pour choquante qu’elle soit, mérite un tout autre traitement que celui que tentent d’en faire certain-e-s. Que des viols de masse publics, pleinement documentés ceux-ci, avec l’appui de l’armée, de milices et la complicité des gouvernements occidentaux, se sont déjà produits très souvent : au Rwanda, en RDC, au Guatemala, mais aussi en Europe même — dans Berlin « libérée », en ex-Yougoslavie plus récemment… Il s’agit de stratégies de « guerre » théorisées et enseignées dans les écoles militaires : loin de résulter d’une bestialité des soldats ou d’un machisme particulier qui serait attaché à certaines cultures, il s’agit de violences instrumentales sciemment couvertes, voire exigées par la hiérarchie militaire, elle-même généralement sous l’autorité de dirigeants politiques.
Je sais aussi pertinemment que les guerres que promeut la France depuis sa première aventure coloniale, et auxquelles elle participe aujourd’hui même, contribuent à augmenter les violences de toutes sortes contre les femmes, y compris les violences sexuelles. Que s’il fallait expulser (vers où ?) tous les violeurs, et à plus forte raison tous les hommes qui n’adhèrent pas sincèrement à l’idée de l’égalité des sexes, sans distinction d’âge, de classe et de nationalité, la France et l’Allemagne seraient sérieusement dépeuplées. Mais, pour l’instant, on parle d’agresseurs concrets, ayant commis des gestes précis, dénoncés aux pouvoirs publics. L’urgence, c’est d’identifier ces agresseurs et rien qu’eux, de les arrêter et de les juger selon les lois qui existent et doivent s’appliquer également à tous les violeurs et harceleurs. Pour adresser un message clair à tous les hommes qui pourraient éventuellement se sentir encouragés ou légitimés à continuer à exercer eux aussi de la violence, ou à surenchérir.
En quoi transformer la colère ?
Pour le reste, on comprendra que je refuse de crier avec les louves et les loups qui accusent les réfugiés, les migrants, les hommes racisés « en général » et en bloc, comme s’il devait exister une responsabilité collective (il n’existe que la responsabilité collective de la culture patriarcale du viol). Je refuse aussi qu’on utilise mon nom, mes combats féministes légitimes contre la violence masculine, pour m’éloigner de ces hommes migrants, réfugiés, racisés (et surtout des femmes qui leur sont proches, volontairement ou involontairement) et pour me rendre responsable des mauvais traitements que les hommes blancs voudraient leur faire subir à tou-te-s — tout comme à moi. Quand ils en auront fini avec les réfugié-e-s (retournez d’où vous venez), ce sera le tour des femmes, racisées et blanches (retournez à la cuisine et au lit). Et pendant ce temps-là, celles qui travaillent le plus durement, à la cuisine, au lit, à l’usine et dans les centres d’appel — sans que leurs luttes trouvent un grand écho — ce sont toujours des femmes, racisées. Et ceux qui jouissent de privilèges exorbitants dont ils font le pire usage, poussant frénétiquement et sans aucun scrupule la planète vers une destruction imminente, ce sont toujours essentiellement des hommes riches, et blancs.
Cela se passe, cela continuera en s’accélérant, tant que nous nous laisserons diviser et monter les un-e-s contre les autres, pendant que les hommes blancs et enrichis se gobergent, que les hommes blancs appauvris cherchent sur qui passer leurs nerfs et que le système se renforce. Il est temps de repenser nos alliances. Sans naïveté, sans angélisme, mais sans nous laisser instrumentaliser les un-e-s contre les autres car nous avons tout à y perdre. Il est grand temps de penser autrement et de reprendre l’initiative.
[1] En attendant les résultats de la prochaine grande enquête nationale actuellement menée par l’Institut national d’études démographiques INED (enquête Virage), on se reportera à l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF) réalisée en 2000 : http://stop-violences-femmes.gouv.fr/Pour-aller-plus-loin.html
[2] On pourra consulter Falquet, Jules, 2012, « DSK ou le continuum entre les violences masculines et les violences néolibérales ». Nouvelles Questions Féministes, Vol. 31, n°1, pp 80-87 (ou en ligne : https://blogs.mediapart.fr/jules-falquet/blog/090216/dsk-ou-le-continuum-entre-les-violences-masculines-et-les-violences-neoliberales )