À l’automne 2018, l’historien Gérard Noiriel a publié sur son blog personnel1 un long texte particulièrement relayé et discuté parmi les chercheur.e.s en sciences sociales sur les réseaux sociaux. Il y commente la controverse entre Mark Lilla et Eric Fassin au sujet du concept de « gauche identitaire » et élargit son propos à l’écriture de l’histoire des classes populaires. Il reprend notamment une idée développée dans l’introduction de son nouveau livre, Une histoire populaire de la France : « la crise du mouvement ouvrier a considérablement affaibli les luttes sociales au profit des conflits identitaires. Le projet d’écrire une histoire populaire du point de vue des vaincus a été accaparé par les porte-parole des minorités (religieuses, raciales, sexuelles) pour alimenter des histoires féministes, multiculturalistes ou postcoloniales, qui ont contribué à marginaliser l’histoire des classes populaires. Il suffit de consulter la bibliographie des articles et ouvrages publiés en histoire ces dernières années ou de regarder les recrutements sur des postes universitaires pour être convaincu de cette remarque »2. L’accueil enthousiaste de ce texte auprès de certain.e.s chercheur.e.s en sciences sociales nous a étonné.e.s et interpellé.e.s. En tant que chercheur.e.s travaillant sur ces questions, il nous était difficile de rester silencieux/euses, pour au moins deux raisons.
Tout d’abord, ce texte est révélateur d’un problème scientifique : celui de considérer l’analyse des rapports sociaux de genre et de race comme exclusive ou concurrente de l’analyse des rapports sociaux de classe. N’existe-t-il pas une littérature abondante qui depuis plusieurs décennies articule une analyse de classe, de genre et de race ? C’est dans l’optique de tordre le coup à cette fausse opposition que Sarah Mazouz et Éléonore Lépinard rappellent les apports, les limites et les résistances au concept d’intersectionnalité, que Silyane Larcher revient sur l’histoire des rapports ambigus entre républicanisme français et question raciale, et que Lila Belkacem, Lucia Direnberger, Karim Hammou et Zacharias Zoubir déconstruisent les arguments souvent utilisés pour délégitimer toute analyse des rapports sociaux de race.
Ensuite, le texte de Gérard Noiriel est publié dans un contexte politique où les chercheur.e.s mobilisant les concepts de « racialisation », de « genre » ou d’« intersectionnalité » font l’objet d’une campagne de disqualification sans précédent dans l’espace public, allant jusqu’à des appels aux licenciements et à la censure3. Nous n’associons bien sûr pas Gérard Noiriel à ces remises en cause des libertés académiques mais, compte tenu de l’autorité scientifique qu’il a acquise, les arguments discutables qu’il utilise pour dénoncer les études féministes ou postcoloniales participe à la disqualification générale de ces domaines d’études. Cela pose la question des relations de pouvoir au sein du champ académique, du rôle des intellectuels dans l’espace public et de leurs relations avec de prétendus « porte-parole des minorités ». C’est dans la perspective d’une meilleure compréhension des enjeux de la controverse sur la question raciale qu’Inès Bouzelmat propose une analyse sociologique fine de l’espace des positions et des prises de position des chercheur.e.s concerné.e.s, et qu’Audrey Célestine, Abdellali Hajjat et Lionel Zevounou analysent la tension entre disputatio académique et prises de position politiques.