Usée jusqu’à la corde, la démocratie participative n’a pourtant jamais fait l’objet d’une telle diffusion : Grand débat, Convention citoyenne climat, multiplication des budgets participatifs… Loin de toute démocratisation de la démocratie, ces dispositifs relèvent surtout de la standardisation d’instruments par des consultant·es en quête de nouveaux marchés et des élu·es à la recherche d’une plus grande légitimité. L’histoire n’est néanmoins pas vouée à se reproduire, et la diffusion du RIC à l’orée des élections municipales pourrait changer la donne.

Toutes les industries ont leurs modes, leurs évènements qui rythment les cycles d’innovation et de diffusion. Pour « l’industrie » de la participation citoyenne1, les élections municipales sont un événement majeur. Un peu comme si la « fashion week » avait lieu tous les 6 ans ! À chaque élection, on voit émerger les nouvelles tendances et les confirmations. La campagne 2020 sera ainsi, sans surprise, participative. Les candidat·es rivalisent de propositions dans la course au mieux-disant participatif. Il faut dire que les prestataires, notamment ceux issus de la « civic tech », rivalisent elles et eux aussi pour proposer des solutions clefs en main à destination des candidat·es. Car cette année, pour être dans la tendance, les programmes devront être co-élaborés avec les habitant·es. Sur la base d’un sondage, les médias et les professionnel·les de la participation l’affirment : « Écoute, inclusion et co-construction :​ ​à l’ère post-grand débat, les c​itoyens veulent plus que jamais être​ au cœur de la campagne des élections municipales de 2020 »2. Alors que faut-il attendre de la collection « municipales 2020 » ? On y verra d’abord la confirmation des tendances des années précédentes : on ne range plus la démocratie participative du côté des accessoires originaux mais bien du côté des « must-have » du dressing politique local. Les innovations de la dernière décennie font désormais partie des basiques des politiques participatives locales. Ainsi, le budget participatif, autrefois érigé en figure de proue d’un projet visant à « démocratiser radicalement la démocratie » par l’extrême-gauche est désormais repris par des municipalités de gauche comme de droite. Si certain·es en doutaient encore, la démocratie participative n’est plus la marque des outsiders mais un incontournable de la communication et de l’action publique locale. Dans cette tendance de fond, on suivra néanmoins avec intérêt les nouveautés de la collection : les candidat·es et les élu·es souhaitant se démarquer dans la course au mieux disant participatif oseront-illes la mise en œuvre d’un droit d’interpellation et de votation citoyenne ? On s’interrogera également sur le sens politique de cette tendance : faut-il y voir (enfin) un progrès de la démocratie locale ? Si l’on en croit les résultats des deux dernières décennies, c’est peu probable : le succès de la démocratie participative tient moins à la démonstration de ses effets démocratique qu’à la conviction désormais enracinée qu’il existe une demande sociale de participation à laquelle il convient de répondre et à la disponibilité des outils pour le faire. Il n’est toutefois pas impossible que ces élections changent (un peu) la donne. La multiplication des listes citoyennes est susceptible de renouveler le profil et l’ancrage local des élu·es. Et on peut penser qu’au jeu des promesses participatives, des élu·es s’engageront pour la reconnaissance d’un référendum d’initiative citoyenne à l’échelle locale, créant ainsi une brèche dans le contrôle de l’agenda local que des collectifs déjà mobilisés feront tout pour exploiter.

Une course au mieux disant participatif accélérée par les technologies numériques

En France, la démocratie participative a été absorbée par le jeu politique local3. L’expression ne désigne plus une offre alternative à la démocratie représentative portée par des outsiders désireux·ses de conquérir des accès au pouvoir. Elle désigne un ensemble de politiques participatives mises en œuvre par les gouvernements locaux pour associer les citoyen·nes à la fabrique des politiques locales. Pour rendre compte des processus d’alignement des offres politiques locales et de mise en administration d’offres participatives pour partie élaborées et mises en œuvre avec le concours de consultant·es spécialisé·es, l’expression standardisation des politiques participatives nous semble féconde. Issue du vocabulaire industriel, le terme permet de mettre de côté les justifications démocratiques des politiques participatives pour en éclairer les dynamiques. Or, les travaux montrent que l’institutionnalisation des politiques participatives s’explique davantage par le jeu du marché (le marché politique local et le marché du conseil en participation) que par la conversion idéologique des élites politiques locales. Par standard, il faut d’abord entendre un produit de grande série. La rationalisation du travail et l’augmentation des volumes diminuent les coûts et partant facilitent la diffusion : c’est l’ère de « la participation en kit »4. Mais par standard, il faut aussi entendre un procédé qui obéit à des règles de fabrication, à des normes de qualité. La démocratie participative a ses méthodes plus ou moins certifiées, ses guides méthodologiques et ses garant·es. Elle a aussi ses « faiseurs de mode »5, ses « trophées » qui permettent de récompenser celleux qui innovent… et de montrer aux autres les pratiques dignes d’être suivies.

L’histoire de la démocratie participative en France est faite « d’amnésies et de redécouvertes »7. Elle obéit à des cycles d’innovation et de standardisation. Rappelons-le, les dispositifs tels que les conseils d’enfants, de sages, d’étranger·ères, ou encore de handicapé·es sont les innovations des décennies précédentes8. Tel est le cas notamment des conseils de quartiers. Au milieu des années 1990, alors que le débat sur la démocratie locale paraît verrouillé par l’opposition entre les partisan·es d’une démocratie directe, via le référendum local9, et les défenseur·ses de la démocratie représentative, quelques élu·es locaux·les innovent et expérimentent les conseils de quartier. Au cours de ce mandat, l’expérimentation fait des petits, et le mouvement fait des émules pendant les municipales 2001. À l’époque, le candidat socialiste à la mairie de Paris, Bertrand Delanoé, pouvait ainsi fièrement annoncer une nouvelle « ère démocratique » via la généralisation des conseils de quartier à l’ensemble des arrondissements de Paris. Fin 2002, la loi démocratie de proximité achève de standardiser les conseils de quartiers en les rendant obligatoire pour les communes de plus de 80 000 habitant·es. Une quinzaine d’années plus tard, une grande majorité des communes de plus de 20 000 habitant·es sont dotés de conseils de quartiers.

Au même moment, quelques communistes et militant·es alter-mondialistes rentrent du Forum Social Mondial au Brésil et ramènent avec elleux l’expérience du Budget participatif qu’illles décident d’expérimenter dans la banlieue rouge10. Le budget participatif est encore perçu comme une alternative. Après les élections régionales 2004, Ségolène Royal en fait d’ailleurs sa figure de proue, en inventant le Budget participatif des Lycées dans la région Poitou-Charentes, pour accréditer sa différence sur le terrain de la démocratie participative. Dans son sillage, les régions socialistes reprennent à leur compte le dispositif. Mais au niveau municipal, le nombre de budgets participatifs n’augmente pas. On ne compte encore que quelques exemples en France, essentiellement dans des mairies communistes. La « star mondiale des dispositifs citoyens »11, perçue comme radicale, fait peur. Il faut dire aussi que la procédure est lourde à mettre en œuvre. Le déclic arrive une décennie plus tard. Nouvellement élue maire de Paris, Anne Hidalgo endosse à son tour le thème de la démocratie participative et décide de créer ce qu’elle célèbre comme le plus grand budget participatif du monde. Alors tout s’accélère. Le temps d’un mandat, on assiste à une croissance exponentielle du nombre de budgets participatifs. Petite ville ou métropole, de gauche, de centre ou de droite, il devient difficile, pour ne pas dire impossible, aujourd’hui de dénombrer les budgets participatifs12. Il faut dire que les technologies numériques ont tout changé. Les élu·es peuvent acheter clef en main une plateforme participative incluant un budget participatif. La modernité participative est désormais à portée de clic.

L’interpellation et la votation citoyenne : l’innovation 2020 ?

Compte tenu du succès d’estime de ces dispositifs et de la disponibilité des outils, il est probable que les budgets participatifs adossés à une plateforme participative numérique continuent à se développer. La démocratie participative est plus que jamais dans l’air du temps. Sur le terrain politique, les Gilets jaunes sont venu·es souligner l’ampleur de la crise démocratique, et depuis le Grand débat le thème participatif est désormais repris jusqu’aux plus hauts sommets de l’État. Les élu·es locaux·les ne peuvent plus ne pas être participatif·ves. Sur le plan réglementaire, les obligations en matière de participation du public ont été renforcées dans le champ de la politique de la ville (création des conseils citoyens) ou de l’aménagement et de l’urbanisme. L’accumulation de dispositifs accrédite l’idée que la participation est dans l’air du temps, incontournable. Se démarquer grâce à la démocratie participative devient alors de plus en plus difficile.

On peut ainsi se demander si en 2020 les dispositifs d’interpellation et de votation citoyenne seront les marqueurs d’une offre participative alternative comme le furent les budgets participatifs lors des élections municipales précédentes. Revenons un mandat en arrière. En 2014 à Grenoble, Eric Piolle, figure emblématique des municipalités vertes-citoyennes se démarque sur le terrain de la démocratie participative en annonçant l’expérimentation d’un référendum d’initiative populaire13. En effet, si les textes prévoient la possibilité d’un référendum local ainsi qu’un droit de pétition, dans les faits, les conditions fixées privent ces dispositifs de leur portée démocratique. Car, rappelons-le, le développement des dispositifs de démocratie participative s’est historiquement opéré contre toute proposition en faveur d’une démocratie directe locale14. Ainsi, c’est en dehors de tout cadre légal que les élu·es grenoblois·es ont décidé d’expérimenter cette procédure nouvelle en France. Selon ce dispositif, toute pétition qui recueille plus de 2000 signatures de résident·es grenoblois·es de plus de 16 ans est directement soumise à un vote de la population (sauf si elle est acceptée d’emblée par les élu·es), et la proposition est adoptée si elle obtient plus de 20 000 voix. En 2016, une première votation a lieu sur la tarification du stationnement. La pétition a obtenu une majorité de voix favorables mais n’a pas atteint le quorum, ce qui a suscité une vive controverse, les pétitionnaires déçu·es arguant que le quorum était inatteignable. Cette première expérience de référendum d’initiative populaire a été déférée au juge administratif qui l’a déclarée illégale. En assimilant la votation citoyenne à un vote, le préfet de l’Isère a argué, d’une part, que les pétitionnaires ne peuvent être à l’origine d’un référendum contraignant et, d’autre part qu’il est illégal de donner le droit de vote aux mineur·es et aux résident·es étranger·ères non européen·nes. Le 24 mai 2018, le tribunal administratif a décidé d’annuler le dispositif, jugement dont la municipalité de Grenoble a fait appel.

Cette annulation du dispositif par le juge administratif a pour effet paradoxal de renforcer sa « radicalité » et donc son originalité dans le paysage des dispositifs participatifs. Ainsi, avec un dispositif d’interpellation et de votation citoyenne, les élu·es, et d’abord les candidat·es, peuvent affirmer leur intention d’approfondir vraiment la démocratie participative locale. L’expérience Grenobloise est d’autant plus attractive que le contexte national incite les élu·es à la surenchère dans le domaine de la participation citoyenne, et que le référendum est revenu à l’agenda. Avec la crise des Gilets jaunes et les revendications en faveur du référendum d’initiative citoyenne (RIC), le dispositif est clairement sorti du cercle des militant·es et intellectuel·les où il était jusqu’à présent confiné. Là encore, l’opposition à son égard de l’exécutif et d’une majorité des élu·es nationaux·les (le RIC ça « hérisse » selon la formule du premier ministre Edouard Philippe) fait de ce dispositif une alternative citoyenne à la participation publique promue et organisée par les gouvernant·es. Enfin, la mobilisation des militant·es autour du référendum d’initiative partagée sur la privatisation d’Aéroport de Paris n’a fait que renforcer la conviction des militant·es selon laquelle la maitrise de l’initiative pouvait faire du référendum un instrument de contre-pouvoir. Dans ce contexte, il n’est guère surprenant qu’au cours des derniers mois certaines municipalités aient repris à leur compte le thème de l’interpellation et de la votation citoyenne, tandis que des candidat·es ont inscrit à leur programme pour 2020 la mise en place d’un tel dispositif.

Mais raison gardons, et attendons de voir concrètement comment ces dispositifs seront mis en œuvre. Dans ce domaine, comme dans d’autres, le diable se cache dans les détails. L’intérêt du dispositif grenoblois réside dans plusieurs dispositions concrètes : l’articulation d’un droit d’interpellation et d’une votation, l’engagement du conseil municipal à soumettre la proposition à référendum, et l’élargissement du droit de vote aux résident·es de plus de 16 ans. Autant de dispositions qui, sur le papier, pouvaient donner une portée démocratique au dispositif. Or, on peut penser que les futurs dispositifs n’offriront pas les mêmes garanties. Ainsi, une commune a expérimenté un dispositif d’interpellation et de votation citoyenne, mais en s’engageant à étudier la proposition et non à la soumettre à référendum, afin d’éviter le risque juridique. D’autres ont initié des votations citoyennes mais à leur initiative, ou ont remis le droit de pétition au premier plan mais sans l’articuler à un dispositif de votation citoyenne… Autant d’initiatives où les élu·es gardent la prérogative, leur permettant ainsi de  reconnaître un nouveau droit à participation sans lui donner toute sa portée, voire en le privant de ses effets. Et, dans ce domaine, l’expérience des budgets participatifs montre bien comment un dispositif pourtant initialement considéré comme un instrument de justice sociale a été progressivement dépolitisé et dénaturé au gré de ses réappropriations multiples15.

Pourquoi la démocratie participative a-t-elle autant de succès ?

Le succès de la démocratie participative ne peut qu’interroger. Sur un plan scientifique, en dépit des efforts déployés pour tenter de repérer, de qualifier et d’évaluer les effets de la participation citoyenne16, il n’existe pas de preuves empiriques solides des effets de la participation citoyenne sur les politiques publiques ou la démocratie locale. Au contraire, des chercheur·ses de plus en plus nombreux·ses s’inquiètent de la multiplication des dispositifs inutiles17. Mais force est de constater que cela ne freine pas la diffusion des politiques participatives. Dès lors, comment expliquer le succès de dispositifs participatifs qui n’ont pourtant pas apporté la preuve de leur utilité démocratique ? Certes, le Grand Débat est venu rappeler qu’en situation de conflit, les gouvernant·es pouvaient, parfois avec succès, faire participer les citoyen·nes pour neutraliser des mouvements sociaux en diluant la contestation dans l’expression d’une opinion publique et espérer ainsi se relégitimer. Le Grand Débat montre également que la force des critiques à l’encontre de l’instrumentalisation de la participation citoyenne n’a pas pour effet de neutraliser la rhétorique participative, bien au contraire. Tout dans son organisation (refus d’une animation indépendante par la Commission Nationale du Débat Public, définition de « lignes rouges », annonce d’une écoute sélective par le président) témoignait de la volonté de contrôle de l’exécutif sur les débats, et surtout de la volonté d’éviter tout effet sur les politiques publiques. Mais cela n’empêche ni le président de la République de se féliciter de son organisation et d’en faire un élément de promotion de sa méthode d’action pour l’acte II du quinquennat, ni le fournisseur de la plateforme d’en faire un élément de promotion de son outil.

L’instrumentalisation, toujours possible, de la participation citoyenne ne suffit toutefois pas à expliquer sa standardisation dans l’action publique locale. Les effets de légitimation de la démocratie participative sont en effet incertains. Multiplier les dispositifs participatifs n’évite ni le conflit sur les projets, ni la critique sur le défaut de concertation18. Le pari de la participation citoyenne est, comme toute entreprise de légitimation par l’action publique, incertain19. Mais, à l’inverse, il est impossible pour les élu·es de ne pas faire participer, et donc ne pas « répondre » à ce qui est présentée comme une « demande » de participation20. C’est là la force de la rhétorique participative. Chaque expérimentation, chaque dispositif relève le seuil des exigences de base dans la politique participative locale. Hier, l’obligation d’avoir des conseils de quartier, aujourd’hui celle d’avoir une plateforme participative pour consulter ses habitant·es en temps réel. Peu importe que la « demande » de participation soit incertaine, que les participant·es ne se ruent pas en masse dans les dispositifs créés en leur nom ou que les critiques à leur encontre se multiplient. Il est toujours possible de répondre que l’offre participative n’a pas été à la hauteur des exigences citoyennes. Peu importe ainsi que la « demande » existe réellement, car les outils pour y répondre, eux, ne manquent pas, bien au contraire21. Comme le rappelle l’un des entrepreneur·ses de la cause participative, « le problème n’est [aujourd’hui] plus un problème d’outil, qui permettent de faire de la participation. On a toute une série d’outils qui sont éprouvés. Ce qui manque [rappelle-t-il] ce ne sont ni les outils, ni les compétences, c’est la volonté politique d’utiliser les outils »22.

L’institutionnalisation de la démocratie participative a en effet été accompagnée par un mouvement de professionnalisation. « Faire participer » relève aujourd’hui d’un ensemble de savoirs et de savoir-faire codifiés et certifiés : la démocratie participative a ses guides méthodologiques, ses formations, ses rencontres spécialisées et ses trophées. Car la participation citoyenne est désormais une affaire de professionnel·les. Dans les collectivités territoriales, des agent·es ont été recruté·es et des administrations dédiées à la mise en œuvre des démarches participatives ont été créées. Le marché du conseil en participation citoyenne est également de plus en plus concurrentiel. On y rencontre des ancien·nes militant·es de l’éducation populaire ou de la politique de la ville, des communicant·es, des bureaux d’études en ingénierie, des consultant·es en management ou encore des spécialistes du design et de l’intelligence collective. Pour assurer leur survie professionnelle – les consultant·es doivent conquérir et entretenir leurs parts de marchés, et les agent·es public·ques conquérir et défendre leurs territoires bureaucratiques -, ces acteurs et actrioces ont dépolitisé leur identité et leur savoir-faire. La démocratie participative est désormais présentée comme a-partisane. Ces professionnel·les sont en effet dépendant·es des collectivités territoriales, et notamment des communes et intercommunalités, qui sont les principales organisatrices de dispositifs, et donc pourvoyeuses de marché. Or, les élu·es locaux·les, dont beaucoup sont désarmé·es face à l’ampleur de la crise démocratique, constituent une clientèle captive pour l’expérimentation de dispositifs peu risqués et peu coûteux. Suivre la mode et tenter de marquer sa différence par un accessoire est toujours moins risqué que de vouloir se construire son propre style. Surtout que l’intensification de la concurrence sur le marché du conseil et la montée en compétence des administrations locales sur ce thème tend à tirer les prix vers le bas.

Si les effets de légitimation des politiques participatives sont incertains, les risques sont eux assez largement maitrisés par les élu·es et leurs entourages. Illes ont appris à mettre en œuvre des dispositifs qui ne les dépossèdent pas. Illes choisissent des dispositifs qui leur permettent de garder le contrôle de l’agenda local, et lorsque les habitant·es parviennent à s’organiser collectivement pour contester un projet illes savent aussi étouffer la mobilisation23. On peut ainsi expliquer le succès tardif des budgets participatifs par le temps qu’il a fallu aux élu·es et à leurs équipes pour comprendre qu’illes pouvaient en reprendre le nom, la marque sans ses fondamentaux politiques si bien que ce qui était un instrument de la justice sociale a pu devenir l’instrument d’une « kermesse à projets », voire un moyen de gestion de l’austérité. Avec le budget participatif, illes donnent le change en réponse à la critique sur les dispositifs participatifs sans pouvoir, mais gardent le contrôle de l’agenda. Certes les citoyen·nes décident mais dans le cadre prédéfini des projets éligibles. Hormis de rares exceptions dont des initiatives récentes concernant les modes de gestion de l’eau potable, impossible de débattre sur les grandes questions de l’action publique locale, et en particulier celles qui viendraient mettre en débat le néo-libéralisme local (le rôle des promoteurs immobiliers, la privatisation des services publics de l’eau ou des transports…). Le problème est ici moins celui des effets des procédures, ou de leur absence d’effets, que celui de leur objet.

Le développement des politiques participatives s’opère en même temps que se renforcent l’influence des acteur·rices économiques dans l’action publique et la répression de la contestation et des mouvements sociaux. En ce sens, ces politiques sont moins une alternative qu’une composante du néolibéralisme24. L’institutionnalisation de la démocratie participative traduit moins un élargissement, et donc une démocratisation, des arènes locales que la consolidation de deux espaces parallèles : le «  pluralisme limité »25 des arènes décisionnelles où s’organisent les coopérations entre élites, d’une part, et la mise en scène d’une « ouverture » aux citoyen·nes par la multiplication des forums locaux, d’autre part. Ainsi, à quelques exceptions près, l’action publique locale demeure principalement influencée par les détenteur·rices du capital, et par les jeux et interdépendances entre élites locales, donc hors de portée de la démocratie locale (fut-elle participative).

Dans ce contexte, la diffusion d’un droit d’interpellation et de votation citoyenne, à condition qu’il ne soit pas dénaturé, pourrait (enfin) changer la donne. En effet, un tel droit, et c’est sa logique même, remet en cause le monopole des élites (élu·es et acteur·rices économiques) dans la définition de l’ordre du jour local. Par ce dispositif, les élu·es organisent ainsi « eux-mêmes une forme de concurrence à la démocratie représentative »26. Alors, bien sûr, tout dépendra des modalités concrètes qui seront retenues pour sa mise en œuvre : périmètre du corps électoral, quorum, choix des sujets, etc. Il n’est toutefois pas impossible que la course au mieux-disant participatif produise (enfin) des effets démocratiques. Du reste, l’expérience de Grenoble a bien montré comment des élu·es pouvaient se trouver pris·es au piège entre leur velléités démocratiques et les « contraintes » de l’austérité locale. Or, partout en France, les candidat·es des listes citoyennes, les militant·es de la gauche radicale ou écologistes déçu·es des dispositifs participatifs actuels ont l’intention de se saisir de toutes les opportunités offertes pour dénoncer la privatisation des villes. Même des enquêtes publiques trouvent aujourd’hui leur public par la mobilisation de collectifs hybrides (associations, habitant·es, candidat·es aux élections) qui l’investissent pour politiser leur opposition à des projets d’aménagement. Il est ainsi permis de penser que l’interpellation citoyenne n’aura pas de mal à trouver son public, un public de citoyen·nes déjà mobilisé·es prêt·es à tirer profit des offres participatives construites en son nom pour contester l’ordre politico-économique local.