« Est-ce que le Vietnam est un pays sale ? » Si sa formulation est discutable, la question posée et les problèmes qu’elle soulève nécessitent d’être abordés. Pour cela, l’auteure s’appuie sur l’exemple de Nhu Quynh. Cette petite ville a subi des transformations spécifiques liées à l’activité du recyclage du plastique, en développement dans la région depuis les années 1990, peu après l’ouverture du Vietnam au commerce international et son entrée dans l’économie de marché. Il s’agit alors d’identifier quelques raisons socioéconomiques et politiques entraînant des dégradations environnementales, en mettant en avant la pluralité de points de vue des personnes affectées par ces dégradations. Au fil des positions contradictoires exprimées au sujet de l’industrialisation de Nhu Quynh, une nouvelle controverse semble émerger, liée à la situation contemporaine du Vietnam. L’industrialisation du recyclage permet de reconstituer l’affrontement des deux blocs, socialiste et capitaliste, car les habitant·e·s reproduisent cette dichotomie dans leurs discours.
« Est-ce que le Vietnam est un pays sale ? » La question m’est souvent posée par les Vietnamien·ne·s avec qui j’ai l’occasion d’évoquer mon intérêt de chercheuse pour les déchets. L’énoncé semble appeler une réponse précise et claire, négative de préférence, positive probablement, comme un jugement rendu crûment dans cette situation d’interlocution postcoloniale. En effet, qui d’autre qu’une Occidentale (ngừơi tây) peut juger « le Vietnam » sur son niveau de propreté, tant la propreté est corrélée, dans les esprits, au degré de civilisation, de modernité et de développement du pays ? Cette question généraliste ne peut qu’engendrer des explications confondant le sale – un terme qualificatif ordinaire incluant souvent une dimension morale – et la pollution – un terme issu d’un processus historique d’objectivation scientifique reposant sur l’étude de la contamination des milieux. Un glissement culturaliste animé par la quête de la cause première est perceptible alors : si le Vietnam est sale, est-ce parce que les Vietnamien·ne·s le sont[1] ?
Si sa formulation est discutable, la question posée et les problèmes qu’elle soulève nécessitent d’être abordés, en opérant toutefois un pas de côté. Au lieu de discuter des représentations autour de la saleté, cet article propose d’identifier quelques raisons socioéconomiques et politiques entraînant des dégradations environnementales dans certaines localités du Vietnam, en mettant en avant la pluralité de points de vue des personnes affectées par ces dégradations. Je prendrai pour exemple Nhu Quynh, une commune située dans le delta du Fleuve Rouge, à quelques kilomètres de Hanoï. Comme me le suggérait un intervenant lors d’une conférence, on pourrait la classer au rang des « villes poubelles » qui parsèment le globe et dont il faudrait dresser la carte. Cette petite ville a subi des transformations très spécifiques liées à l’activité du recyclage du plastique, qui s’est développée dans la région à partir des années 1990, peu après l’ouverture du Vietnam au commerce international et son entrée dans l’économie de marché.
Le cas de Nhu Quynh est à mon sens intéressant pour déployer une controverse sociotechnique[2] autour des activités de recyclage et des modalités de développement des pays « du Sud » par la croissance capitaliste, en particulier via l’industrialisation, dans un contexte marqué par des préoccupations environnementales croissantes. Les dégradations environnementales de la commune affectent la santé des habitant·e·s, la perception qu’il·elle·s ont de leur espace de vie et de travail ou encore leurs représentations identitaires. Cependant, ces effets, comme les situations affectées, sont hétérogènes. Habitant·e·s, ouvrier·ère·s et entrepreneur·se·s observent différemment les transformations engendrées par le développement rapide de l’activité du recyclage du plastique et tou·te·s ne sont pas prêt·e·s à dénoncer la pollution qu’elle produit. Mon propos est donc à la fois de montrer les expressions locales de cette controverse sur l’industrialisation du recyclage du plastique et d’identifier certains facteurs explicatifs de la diversité des positions. Dans un premier temps, je présenterai les enjeux environnementaux locaux en m’appuyant sur des extraits d’entretiens menés auprès d’habitant·e·s. Je développerai ensuite les récits de réussite économique et sociale suscitant le désir de beaucoup à s’engager dans le recyclage et dissimulant parfois les conditions réelles du travail dans ce secteur. Je montrerai enfin que l’industrialisation du recyclage produit des tabous, crée de la discorde et soulève les critiques de différent·e·s acteur·rice·s, notamment sur la répartition des gains monétaires engendrés par cette activité.
Contexte et constat : « la tragédie des biens communs »
Mes enquêtes dans la commune de Nhu Quynh se sont déroulées durant le printemps 2014. N’étant pas suffisamment autonome en langue vietnamienne, j’ai travaillé la plupart du temps avec une étudiante en économie, par ailleurs assistante d’anglais, rencontrée sur le campus d’une université des environs. Nous avons sillonné la commune et mené des entretiens sur le vif avec des habitant·e·s, des entrepreneur·se·s du recyclage du plastique et quelques fonctionnaires locaux·les rencontré·e·s au fil de nos déplacements. Je vois dans cette ethnographie déambulatoire et en mouvement une méthode empirique efficace et potentiellement subversive sur un terrain où les autorités intercèdent régulièrement en faveur mais aussi en défaveur de la recherche, tentant parfois de contrôler ce que le·la chercheur·se peut voir ou entendre[3].
Nhu Quynh est située sur la nationale cinq, qui relie le plus grand port du nord du pays, Haiphong, à la capitale, Hanoi. Bien que située dans la province de Hung Yen, frontalière de la capitale, on peut considérer que cette commune fait partie de la banlieue industrielle étendue de Hanoi, dans un tissu d’habitats et d’activités propres au delta du Fleuve Rouge, mi-urbain, mi-rural et marqué par une forte densité de population. La commune est divisée en villages. Depuis l’ouverture du Vietnam au commerce international à la fin des années 1980, l’un de ces villages, Minh Khai, s’est spécialisé dans le recyclage du plastique. Des productions familiales se sont développées autour de cette activité et font de Minh Khai et, par extension, de la commune de Nhu Quynh, un cluster du plastique. Minh Khai s’apparente désormais à un « village de métier », organisé autour d’une activité située entre artisanat et industrie, dans laquelle une multitude d’acteur·rice·s hyperspécialisé·e·s animent, de proche en proche, des filières de circulations matérielles à l’échelle à la fois régionale et internationale[4]. Cette production s’est développée sans réelle régulation publique jusqu’à la fin des années 2000[5], engendrant ainsi une forme locale de « tragédie des biens communs[6] » – c’est-à-dire une dégradation des ressources en libre accès par des activités économiques non régulées.
En effet, le recyclage nécessite tout d’abord un nettoyage des déchets plastiques, qui sont broyés puis plongés dans des bains dont l’évacuation n’est pas contrôlée. Les eaux usées des entreprises de recyclage sont directement déversées dans la rivière traversant la commune, dans le canal artificiel construit près des industries, ou parfois dans la rizière devenue friche jouxtant la chaîne de nettoyage. Depuis 2009, les autorités locales ont tenté d’encadrer cette activité encore aujourd’hui réalisée dans les cours des maisons du village traditionnel de Minh Khai, en délimitant une zone artisanale dédiée aux entreprises, sur d’anciennes rizières asséchées. Cette zone de vingt hectares, qui doit être agrandie dans les années à venir, ne contient cependant pas l’ensemble des entreprises. Seules les sociétés disposant de revenus suffisants s’y sont installées. Une grande partie de la production, souvent celle disposant de moyens les plus rudimentaires, demeure au sein (ou aux abords) du village de Minh Khai. Par ailleurs, la zone artisanale ne dispose pas encore d’un système de traitement et de filtrage des eaux usées. En attendant la réalisation d’un tel ouvrage, programmée dès l’ouverture du site, une tranchée de drainage en ciment a été construite. Elle collecte les eaux usées des usines, qu’elle déverse directement dans la rivière.
Les habitant·e·s constatent la dégradation de la rivière qui traverse leur commune. Il·elle·s sont nombreux·ses à considérer que cette ressource en eau n’est plus utilisable. Ainsi l’exprime cette étudiante, dont les parents tiennent un restaurant près de la zone industrielle :
« Les gens disent qu’il y a vingt ans, quand ma mère était jeune, il·elle·s utilisaient directement l’eau de la rivière pour cuisiner, pour la lessive. Mais plus personne n’utilise cette eau maintenant. Même les poissons qui vivent dedans, on n’ose plus les pêcher. […] C’est à cause du village artisanal […]. Les entrepreneur·se·s ont l’habitude de jeter leurs déchets dans la rivière ou le canal en fin de journée, après le travail. Par le passé, il·elle·s lavaient les plastiques sales directement dans le canal. Maintenant, il·elle·s ont des systèmes de nettoyage dans leur maison mais il·elle·s déchargent les eaux usées dans la rivière. » (Entretien du 03 mai 2014)
Par le passé, cette rivière servait aussi de lieu de baignade. C’est ce que nous a raconté la patronne du petit café installé à l’entrée du pont la traversant, regrettant le temps où les enfants jouaient dans l’eau et où l’on entendait leurs rires. Avant d’être polluée, la rivière faisait partie intégrante de la vie des habitant·e·s et de l’identité du lieu. Beaucoup ont exprimé leur nostalgie pour ce paysage traditionnel, désormais perdu.
Il en va de même du canal artificiel longeant le village artisanal et les industries. Ce cours d’eau constituait une ressource aquatique, il reçoit à présent les rejets d’eaux usées ainsi que les eaux de ruissellements polluées par les amas de plastique sale stockés en plein air.
Toutefois, pour les habitant·e·s les plus démuni·e·s, ces eaux polluées peuvent encore constituer une ressource. Comme par exemple pour cet homme et son fils, rencontrés alors qu’ils pêchaient dans ce canal des tilapias, un poisson « détritivore » comestible, ou encore cette paysanne, très pauvre, puisant de l’eau pour arroser des bananiers plantés sur la rive.
Mais la pollution ne concerne pas seulement les eaux, elle touche également l’air. En effet, le recyclage du plastique nécessite un procédé de fusion et de pression, nommé extrusion, dont les rejets gazeux sont problématiques. Les extrudeuses utilisées à Minh Khai sont souvent vétustes car en majorité issues du marché de l’occasion vietnamien et chinois. Elles sont par ailleurs alimentées par une matière de mauvaise qualité (des déchets plastiques nettoyés de manière sommaire), ce qui aboutit à la fusion d’une pâte grumeleuse, chargée de gaz, rejetés in fine dans l’air ambiant[7].
Ces rejets de fumées toxiques sont doublés par la dégradation et la putréfaction des amoncellements de déchets plastiques dans les entrepôts et aux abords des routes accédant au village de Minh Khai. Subissant les éléments météorologiques, les déchets stockés en plein air produisent d’autres odeurs nauséabondes qui renforcent la dégradation de l’air, comme en témoigne ce gérant d’un café donnant sur la nationale cinq :
« – Est-ce que vous allez souvent au village de Minh Khai ?
– Seulement si j’ai vraiment quelque chose à y faire parce que l’odeur est dégoûtante… il y a une blague qui dit : “même s’il·elle·s me donnaient un terrain gratuitement là-bas, je n’en voudrais pas !” […] cette odeur me donne des nausées. » (Entretien du 19 juin 2014)
À l’échelle de la commune, le paysage qui était encore, il y a une vingtaine d’années, dominé par la riziculture et l’élevage, a été fortement modifié sous l’impulsion du secteur de la transformation du plastique, débordant largement du village de Minh Khai. Outre l’implantation d’entreprises, la construction de nouvelles habitations et la disparition progressive des rizières, ce sont les ressources environnementales locales qui subissent une dégradation. Les habitant·e·s sont conscient·e·s de la situation, mais partagé·e·s entre la critique acerbe d’un recyclage polluant et l’adhésion au récit du miracle économique auquel il est associé. C’est ce que nous allons voir à présent.
Success stories, enrôlement des désirs et condition ouvrière
Le recyclage du plastique dans la commune de Nhu Quynh a permis à une part de la population, autrefois rurale, vivant parfois dans des conditions très rudes, de développer un commerce florissant et de bénéficier de certaines retombées économiques. C’est l’histoire que raconte cet entrepreneur, accompagné d’un collègue, qui a débuté son activité dès 1990 et qui, de fil en aiguille, a dégagé du profit, amélioré sa production et s’est installé dans la zone artisanale créée en 2009.
« – Je suis né ici. Avant c’était un village rural. Il n’y avait que des paysan·e·s, jusqu’à ma génération. Mes parents étaient paysan·e·s, même des gens de ma génération sont toujours paysan·e·s. J’ai travaillé dans les rizières jusqu’en 1995. Et puis j’ai arrêté. […] Ici personne n’avait de travail. Les gens fabriquaient des sucreries et les échangeaient contre […] des sacs plastiques et on les lavait à la main puis on les vendait à Hanoi. Après cinq ou six ans, j’ai commencé à produire des granulés [recyclés]. […]. Je suis allé à Hanoi six ou sept fois et j’ai vu les machines de transformation. […] J’ai attendu pour acheter une petite machine à recycler. Je me suis marié. Et j’ai changé la petite machine contre une grande machine. […] On est passé sur des machines de Chine et de Taïwan. On vend nos produits puis on copie les procédés. Maintenant on fait des sacs plastiques. Ça nous a pris plusieurs années. […] J’ai deux fils. […] Le premier étudie la technologie et il veut revenir. Le deuxième veut aussi revenir et reprendre l’affaire. […] Il faut étudier à l’étranger pour obtenir un bon salaire. […] La vie est tellement différente maintenant. Mes parents étaient très pauvres, travaillaient aux champs et se battaient à la guerre. Quand j’étais enfant, personne ne me disait d’aller à l’école et on était malheureux.
– [L’autre homme] : C’était le socialisme. » (Entretien du 20 juin 2014)
L’entrepreneur rencontré ici représente une catégorie de personnes qui a largement bénéficié de la création de richesse liée à l’entrée du Vietnam dans le commerce international, notamment du plastique, et de la croissance de l’industrie du recyclage. En réalité, il ne recycle plus de déchets plastiques mais utilise une matière première importée, des granulés directement issus d’hydrocarbures, pour fabriquer de nouveaux produits. Comme lui, de plus en plus d’entrepreneur·se·s locaux·les opèrent cette conversion depuis la fin des années 2000. Pionnier, il est une figure de l’ascension socioéconomique liée à la plasturgie vietnamienne, qui croît chaque année de 25% par an depuis 10 ans[8]. C’est cette histoire à laquelle aspire tout·e entrepreneur·se se lançant dans le recyclage, avec pour horizon une normalisation de cette activité de second rang par l’entrée dans l’industrie plasturgique traditionnelle.
Les entrepreneur·se·s que nous avons pu rencontrer entretiennent ces récits de réussite et vantent les mérites de leur activité, comme cet « acheteur international » (tel qu’il se désigne lui-même) qui répondait à nos questions avec un grand enthousiasme :
« J’ai des centaines de client·e·s dans tous les pays du monde. Il y a des sacs plastiques français ici ! [Faisant référence à ma nationalité]. Et j’ai une voiture ! Je gagne 20 millions, 30 millions de VND par mois, même 2 000 dollars et plus ! […] J’aime mon travail et je le continuerai jusqu’à ma mort ! » (Entretien du 12 juin 2014)
Ces montants représentent dix à vingt fois le salaire national moyen et leur mention vise à susciter des vocations. Mon interprète et moi avons été invitées plusieurs fois, sur le ton de l’humour ou de manière très sérieuse, à nous lancer dans le commerce lucratif des matières plastiques – l’anglais étant, avec le chinois, la langue des affaires de ce marché. Derrière ces perspectives de profit se cachent pourtant des réalités individuelles très diverses. Les entrepreneur·se·s ne se sont pas tous extrait·e·s des chaînes de recyclage élémentaires, leur activité affrontant parfois de grandes difficultés financières liées à leur fragilité face au marché très concurrentiel des matières plastiques ; un marché par ailleurs adossé aux cours du pétrole et ses fortes fluctuations. Certain·e·s propriétaires sont même directement investi·e·s dans la manœuvre des machines, cumulant le statut d’entrepreneur·se et d’ouvrier·ère et enrôlant avec eux·lles leur famille. À de nombreuses reprises, nous avons ainsi visité des ateliers de production de granulés recyclés où père, mère et enfants actionnaient la chaîne de recyclage dans la cour de leur propre maison. Cette jeune femme, étudiante en anglais dans un cursus de commerce international, et travaillant un dimanche sur la chaîne de recyclage de ses parents, en témoigne :
« Là, ce sont mes parents et ici ma petite sœur. On utilise le travail familial. […] Nous faisons ce commerce à petite échelle. Dès qu’on a le temps, on abandonne nos autres activités pour venir aider. » (Entretien du 15 juin 2014)
À travers les récits de réussite, on peut noter une forme d’enrôlement des désirs individuels par un unique « désir maître » gouvernant la mise en marche de l’entreprise et orienté par le productivisme du secteur de l’industrie plasturgique[9]. Le travail familial renforce cette structure de production où les affects et les désirs subalternes des enfants-ouvrier·ère·s se fondent (et disparaissent ?) dans le « désir maître » entrepreneurial, car jeunes et ancien·ne·s sont mu·e·s par le même élan, laissant peu de place à la conflictualité intergénérationnelle pour s’exprimer. En effet, les études supérieures elles-mêmes deviennent des investissements pour faire fructifier et pérenniser l’entreprise. L’aspiration des entrepreneur·se·s à la plus grande ouverture internationale de leur commerce vient se confondre avec l’aspiration de la génération suivante à une ouverture culturelle (voyager, parler une langue étrangère) et aux désirs de consommation « modernes ». Difficile dans ces circonstances de rentrer en contradiction avec l’activité du recyclage et d’en dénoncer les dégâts.
Certain·e·s employé·e·s soutiennent également les success stories du recyclage du plastique en montrant leur fierté pour l’activité dans laquelle il·elle·s sont engagé·e·s. Cet ouvrier s’est par exemple fabriqué une boucle d’oreille avec une pastille produite dans son usine de recyclage, affichant à sa manière son attachement à la matière qu’il produit, à son travail :
Le degré d’identification des ouvrier·ère·s aux récits des entrepreneur·se·s devenu·e·s prospères dépend néanmoins du type d’activités qui leur sont dévolues, certaines étant plus éprouvantes ou dégradantes que d’autres. L’ouvrier à la boucle d’oreille plastique a pour mission d’actionner les extrudeuses. Ce poste pivot sur la chaîne de recyclage est particulièrement physique et son degré de technicité est parmi les plus élevés. C’est le poste occupé par les pères de famille, leurs héritiers et les hommes en général. Tous les self made men du village de Minh Khai l’ont occupé, ce qui en fait une étape stratégique dans le devenir des entrepreneur·se·s. On comprend alors mieux l’attachement de cet ouvrier pour le recyclage.
À l’inverse, on attribue le tri des ordures plastiques, une activité au plus près de la saleté et sans qualités techniques (au sens d’un recours aux machines), à des femmes démunies, qui acceptent ce travail pour des questions de survie. Ces femmes ouvrières sont majoritairement employées de manière intermittente par les usines, c’est-à-dire au jour le jour et en complément de leur activité paysanne dans les rizières. De longue date, la collecte de déchets recyclables, tâche majoritairement féminine, s’est adossée aux variations d’activité de la production rizicole, chaque intervalle entre les moissons laissant les paysan·ne·s sans travail[10]. L’intérim des ouvrières paysannes constitue le prolongement contemporain de ce couplage historique, dans un contexte d’industrialisation et d’internationalisation du secteur du recyclage du plastique. Au-delà des distinctions liées aux postes sur les chaînes de recyclage, les ouvrières et les ouvriers partagent des conditions de travail difficiles, et ce même dans les usines les mieux structurées. Ils n’ont que peu ou pas de protections corporelles, sont exposés à des inhalations toxiques, à la dangerosité des machines et travaillent à des cadences très élevées. Les ouvrier·ère·s, s’il·elle·s sont les plus touché·e·s par les problèmes engendrés par le recyclage, n’en sont pourtant pas les plus fervent·e·s accusateur·rice·s. D’autres personnes émettent des critiques sur le développement de ce secteur, de manière plus ou moins assumée.
Tabous, discordes et circulations d’argent
Dans les usines, rares sont ceux·lles qui évoquent les problèmes de santé et les problèmes environnementaux occasionnés par le recyclage. C’est même un sujet tabou, qui a pu crisper, voire brutalement arrêter certains entretiens. Aussi avons-nous, mon interprète et moi, choisi de bannir le mot environnement de nos conversations, en particulier avec les entrepreneur·se·s. Si les discours sont neutralisés par ce refus d’énoncer les problèmes, les actes démontrent à l’inverse que ces derniers existent aux yeux des acteur·rice·s. En effet, les entrepreneur·se·s, dès qu’il·elle·s le peuvent, achètent une maison hors du village de Minh Khai, à l’opposé de la commune de Nhu Quynh, là où l’environnement est moins hostile, ou beaucoup plus loin, comme à Hanoi. Il·elle·s montrent ainsi leur volonté de s’extraire de cet endroit où il ne fait pas bon vivre. Dans la zone artisanale où ont été relocalisées les usines les plus prospères, se trouvent alors de grandes maisons bourgeoises, aux volets clos. Elles servent davantage de bureaux pour les sociétés que de maisons à vivre et l’on y rencontre surtout des employé·e·s, comptables, gardiens ou femmes de ménages.
C’est l’une des critiques que formulent les personnes n’ayant pas de lien avec le secteur du recyclage : si les entrepreneur·se·s déménagent, c’est bien qu’il·elle·s sont conscient·e·s des dégradations qu’il·elle·s contribuent à engendrer. Leur départ viendrait également témoigner de la fuite des capitaux. En effet, les habitant·e·s ne voient pas nécessairement de retombées économiques positives au développement de l’industrie du plastique. Certain·e·s regrettent même les équilibres économiques du passé, qui, malgré une sobriété financière, leur semblaient plus profitables, car l’environnement pouvait offrir les ressources nécessaires. C’est le cas de cette commerçante :
« Vivre était plus facile quand j’étais paysanne. […] Certain·e·s ont ouvert une petite boutique près de la grande route pour gagner de l’argent mais c’est plus dur que de travailler au champ parce que l’on doit payer pour tout, acheter tout pour vivre. Quand on était paysan·e·s, on pouvait faire pousser du riz, des légumes et avoir des poules, des poissons. » (Entretien du 12 juin 2016)
Elle a vendu ses terres agricoles en plusieurs fois, entre 1996 et 1999. La première année, une unité de terrain (sào) se vendait neuf millions de VND puis quinze millions en 1999. Certain·e·s propriétaires ont vendu trop tôt, trop bon marché, ou n’ont pas réinvesti leur argent dans des activités génératrices de revenus. Dans une économie anciennement fondée sur la production vivrière familiale, l’arrivée massive de capitaux liés au secteur du plastique, associée à la transformation des activités et à la vente des terres, peut bouleverser des équilibres en laissant certaines personnes de côté. C’est le cas de celles qui n’ont pas voulu ou n’ont pas pu embrasser l’activité du recyclage. Même si l’on retrouve des femmes âgées dans les circuits de tri du plastique, cette commerçante n’a pas réussi à se faire employer par les usines, ne voulant pas effectuer n’importe quel travail à n’importe quel prix.
D’autres interlocuteur·rice·s, constatant un développement économique de leur commune, se sont montré·e·s dubitatif·ve·s quant à ses effets sociaux. C’est le cas de ce quincaillier de cinquante ans, expliquant ses craintes relatives à l’arrivée de nouveaux capitaux liés à l’industrialisation :
« – Quand j’étais enfant, Nhu Quynh était pauvre. La commune s’est développée de 1 à 1 000 ! Grâce à l’ouverture du Vietnam après 1986, beaucoup d’investisseur·se·s sont arrivé·e·s de l’étranger. Et puis il y a des exportations. Avant il n’y avait pas de bureaux à part ceux du gouvernement. Maintenant il y a des compagnies partout.
– C’est un développement pour le mieux ?
– La ville est plus belle, mais il y a plein de problèmes. Des problèmes sociaux. La drogue, l’héroïne. Avec le développement, il y a aussi plus de crimes, de paris, de prostitution. Même si les conditions de vie se sont améliorées. Les jeunes ont plein de manières pour dépenser leur argent. » (Entretien du 29 mai 2014)
Qu’il s’agisse de difficultés d’approvisionnement alimentaire ou de dépenses dans des activités « moralement répréhensibles », la question de l’argent et de ses circulations est au centre des préoccupations et des inquiétudes de certain·e·s habitant·e·s. Cette critique de la répartition des gains et de ses usages se retrouve également dans les accusations de corruption qu’un homme nous a livrées lors d’un entretien pourtant réalisé dans une société commerciale liée à l’activité du recyclage :
« Je vais vous dire la vérité à propos du Vietnam. Les institutions environnementales obtiennent de l’argent de la part des compagnies et c’est pour cela qu’elles peuvent décharger l’eau sale dans la rivière et qu’elle est contaminée. […] Le gouvernement ici ne peut pas protéger l’environnement. Presque tous les fonctionnaires, à n’importe quel niveau, reçoivent des enveloppes avec de l’argent. » (Entretien du 7 mai 2014)
Lorsque les habitant·e·s osent en parler, la corruption des fonctionnaires est une cause souvent mobilisée pour expliquer l’inaction des pouvoirs publics. À Nhu Quynh, la parole se délie rapidement. Un fonctionnaire de l’administration fiscale du district a soutenu ces assertions, juste après que j’eus coupé l’enregistreur posé sur la table lors de notre entretien. Il nous a expliqué que le budget du district dédié à l’environnement était très supérieur à d’autres localités, sans effets remarquables. La sociologue vietnamienne qui m’accompagnait cette fois m’a expliqué qu’il détenait des informations sur des fuites financières au département de l’environnement et des ressources naturelles. Il mettait donc directement en cause ses collègues, appuyant les soupçons de corruption des fonctionnaires locaux·les.
Conclusion
Au fil des positions contradictoires exprimées au sujet de l’industrialisation de Nhu Quynh par l’activité du recyclage du plastique, une nouvelle controverse semble émerger de la première, comme d’une poupée russe. Cette controverse est liée à la situation contemporaine du Vietnam, une République socialiste entrée de plain-pied dans la mondialisation capitaliste. Des positions nostalgiques évoquant un âge d’or environnemental, égalitaire et sécuritaire émergent des propos de certain·e·s habitant·e·s. Il s’agit, en somme, d’une déclinaison de la nostalgie du socialisme partagée par de nombreuses sociétés de l’Est du mur tombé en 1989[11]. En miroir et en opposition, se déploient des histoires d’entrepreneur·se·s parti·e·s de rien et tourné·e·s vers le futur de la plasturgie, laissant derrière eux·lles la misère du passé socialiste. Il·elle·s sont mu·e·s par une volonté de réussite sociale et économique individuelle digne de l’imaginaire américain durant les Trente glorieuses. Ces lectures divergentes du passé et de la situation contemporaine sont liées aux histoires individuelles. Les récits des personnes s’articulent cependant à l’histoire collective vietnamienne et plus largement mondiale. L’industrialisation du recyclage nous permet en effet de reconstituer l’affrontement des deux blocs, socialiste et capitaliste, car les habitant·e·s reproduisent cette dichotomie dans leurs discours. Qui sont les gagnant·e·s, qui sont les perdant·e·s ? La réalité locale est cependant moins manichéenne.
Sur la terre du recyclage du plastique à Nhu Quynh, les entrepreneur·se·s victorieux·ses investissent les instances politiques, à l’image du président de la province de Hung Yen du début des années 2010, directement issu du village artisanal de Minh Khai. Ou bien sont-ce les décideur·se·s politiques qui investissent l’industrie du plastique ? Les cartes se brouillent, les ho·femmes de pouvoir circulent. Quoi qu’il en soit, la redistribution des gains de ce développement industriel pose beaucoup de questions. Ce n’est pas une forme contemporaine de don ostentatoire à la communauté, d’évergétisme[12], amenant les entrepreneur·se·s locaux·les à construire de majestueuses maisons communales dédiées aux ancêtres du village – comme le tout récent đình de Minh Khai – qui suffira à faire taire la colère de certain·e·s habitant·e·s. Dans ce contexte politique encore autoritaire, les habitant·e·s usent de moyens étonnants pour manifester leur dissension. Certain·e·s déversent leurs ordures devant le Comité Populaire de la commune, figurant ainsi des rapports sociaux et politiques locaux détériorés. Cette « résistance des ordures[13] », qui parle sans être énoncée – car ce sont toujours « des inconnu·e·s, à la nuit tombée » qui la pratiquent[14] – est une méthode bien à propos pour exprimer de vives inquiétudes sur une situation marquée (aussi) par la dégradation.
[1] On peut trouver une variante de ce glissement dans le roman d’Erik Orsenna, Voyage au pays du coton, Paris, Fayard, 2006 : « Pourquoi les africains, si soigneux d’eux-mêmes, si méticuleux dans leurs ablutions privées ou religieuses, abandonnent-ils toute ambition d’hygiène dès qu’il s’agit de leurs villes » ? (p. 32).
[2] M. Callon et al., Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.
[3] S. Scott et al., « Doing fieldwork in development geography, research culture and research spaces in Vietnam », Geographical research, vol, 2006, p. 28-40.
[4] S. Fanchette, N. Stedman, Discovering craft villages in Vietnam. Ten itineraries around Hà Nội, Paris, IRD Éditions/Thê Gioi, 2009.
[5] Sans que je puisse répondre à l’heure actuelle aux questions posées par un tel changement de positionnement des pouvoirs publics.
[6] G. Hardin, « The tragedy of the Commons », Science, 162/3859, 1968, p. 1243-1248.
[7] J’ai développé ailleurs des arguments techniques et matériels permettant de considérer le recyclage du plastique comme une pratique polluante. M. Le Meur, « Sous la montagne de plastique une mine d’or ? Le mythe du recyclage à l’épreuve d’une filière vietnamienne », Techniques & Culture, à paraître.
[8] « Plasturgie et emballage industriel au Vietnam », Ubifrance, 2011 : www.ubrifrance.com.
[9] F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude, Paris, La Fabrique, 2010.
[10] M. R. DiGregorio, Urban harvest : Recycling as a peasant industry in Northern Vietnam, East-West Occasional papers, Honolulu, East-West Center, 1992.
[11] O. Angé, D. Berliner, Anthropology and nostalgia, London/New York, Berghahn Books, 2014.
[12] P. Veyne, Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, Seuil, 1995.
[13] J. Bouju, « Urban dwellers, politicians and dirt : An anthropology of everyday governance in Bobo-Dioulasso (Burkina Faso) », in G. Blundo, P.-Y. Le Meur (eds.), The governance of daily life in Africa. Ethnographic explorations of public and collective services, Leiden-Boston, BRILL, 2009, p. 143-170.
[14] Dans tous mes entretiens, cette expression revient, ne désignant personne en particulier.