Les Départements et Régions d’Outre-Mer sont-ils l’archétype des territoires délaissés de la République ? Des scandales de contamination par les pesticides aux taux de chômage abyssaux en passant par les conflits récurrents sur l’état des services publics, le délaissement est hors de doute. Pourtant, parce qu’il s’agit de territoires coloniaux, celui-ci est moins l’effet d’un retrait de l’Etat et du capital que le résultat d’une absence et d’une racialisation continue des problèmes et des populations. Les réponses du gouvernement au récent passage du cyclone Chido à Mayotte en sont une démonstration de plus. Forte de son expérience à l’Agence Régionale de Santé de Mayotte, Dominique Voynet revient ici sur les effets pervers de la départementalisation, la déconnexion de l’île de son environnement et les obstacles à la mise en place de politiques de santé communautaire.   

MouvementsVous connaissez Mayotte pour y avoir été, entre 2019 et 2021, la première directrice de son Agence Régionale de Santé, pouvez-vous nous dire ce qui a motivé cette création et votre implication ?

Dominique Voynet – Je travaillais alors au Ministère des Affaires Sociales. J’ai fait plusieurs missions dans les départements et régions d’outre-mer (DROM) dont une à Mayotte en 2017 qui a été une découverte totale de la situation sur place, mais aussi de la façon dont ces territoires étaient considérés à Paris. Je me souviens notamment d’une phrase prononcée par un directeur d’administration centrale qui m’avais dit : « Vous êtes bien passionnée, faites attention, ne vous investissez pas trop, avec les Mahorais on est toujours déçus. ». Je lui avais alors demandé s’il était déjà allé à Mayotte et la réponse a été tout simplement non ! J’ai d’ailleurs intégré son commentaire dans mon rapport de retour de mission pour souligner le hiatus énorme qui existait entre la réalité de terrain et sa représentation à Paris.

A Paris, on parle de façon homogène des DOM. Comme s’il n’y avait pas d’un côté trois DOM riches et de l’autre deux DOM très pauvres. Ces derniers ont beaucoup de points communs même si Mayotte est le plus petit avec une population très importante alors que la Guyane est un territoire immense mais très peu peuplé. Les deux partagent toutefois une même incompréhension totale de ce qui s’y passe par les administrations centrales. En 2017, j’ai donc été choqué par le fait qu’il n’y avait pas d’Agence Régionale de Santé (ARS) à Mayotte et que l’argent public destiné à la population de Mayotte était attribué à La Réunion et régulièrement dépensé pour La Réunion pour la raison qu’il y avait très peu de projets correspondant aux critères arrêtés à Paris qui remontaient de Mayotte.

En 2017, j’ai plaidé pour la création d’une ARS de plein exercice à Mayotte et évidemment il ne s’était rien passé. Un an plus tard, une nouvelle série d’émeutes a éclaté et on m’a demandé d’y retourner. J’ai refusé vu que rien n’avait été fait de mon rapport. Et puis quelques semaines plus tard, le ministère a rappelé en disant que la décision de création allait sans doute être prise et que ce serait bien que j’y retourne pour la préparer. J’ai accepté et, depuis Mayotte, j’ai participé à une réunion interministérielle au cours de laquelle j’ai présenté ce que je pensais devoir être les trois priorités d’une politique locale de santé. Le Premier Ministre, Edouard Philippe, a alors validé la création.

Mouvements – Mayotte est un département de sorte que les politiques sociales y sont – formellement – financées et organisées de la même manière qu’en métropole et avec les mêmes objectifs. En quoi cette départementalisation participe-t-elle d’une relation tordue à la métropole, elle-même source de mal-développement ? 

DV – Ce qui est frappant à Mayotte est qu’une bonne partie des problèmes ont effectivement été amplifiés par la départementalisation. Cela explique beaucoup des difficultés actuelles. La décision de Nicolas Sarkozy de faire de Mayotte un département a été prise pour des raisons politiques. C’était une garantie donnée aux élites mahoraises qu’elles ne seraient plus jamais comoriennes sans lien avec une quelconque adhésion aux principes républicains ou aux institutions. Ce choix a été fait sans aucune réflexion sur les conséquences de l’insertion de Mayotte dans le droit commun. Et de fait, les dotations de fonctionnement et les critères d’attribution se sont révélés tout à fait inadaptés. Ils permettent d’assurer le fonctionnement des services qui existent déjà mais certainement pas de rattraper le retard.

La départementalisation a aussi eu pour effet de confier à une collectivité qui n’y était pas préparée des obligations qui ne tenaient aucun compte de la réalité de ce que le département pouvait faire. Certains en était conscients et ont fait remarquer – par exemple – qu’on créait un département alors qu’il n’y a pas d’état civil, au sens où l’administration n’arrive pas à savoir qui est qui pour gérer les droits ; ce parce qu’elle ne sait pas « lire » la façon dont les gens se nomment, dont ils désignent leurs lieux d’habitation. Dans ces conditions, il est assez illusoire d’éditer des cartes Vitales et d’espérer qu’elles arrivent à leurs destinataires.

Ce n’est pas du tout un problème de clandestins ou pas clandestins – les gens sont là au vu et su de tout le monde. C’est une question d’incompatibilité entre situation sociale et pratiques administratives transposées de la métropole. En 2011, on a attribué des dotations qui prenaient en compte la population telle que définie par l’Insee. Cela ne permettait pas de réparer le retard, encore moins dans un contexte de très forte croissance démographique. Chaque jour vous avez 20 à 30 enfants qui naissent, sans parler d’aucune migration. Cela veut dire une augmentation des besoins scolaires équivalente à plus de 300 classes par an. Le département et les communes n’ont absolument pas les moyens de faire face. On s’est donc très vite retrouvé dans une impasse.

Quand j’étais à la direction de l’ARS, pendant la pandémie de Covid, on disait par exemple aux enseignant.es qu’il fallait qu’ils et elles fassent respecter les règles d’hygiène aux élèves, à commencer par se laver les mains. Sauf qu’on savait très bien qu’il y avait un très grand nombre d’écoles où il n’y avait pas l’eau courante ! Rien que l’accès à l’eau est un énorme chantier pour lequel aucun des dispositifs introduits par la départementalisation n’est approprié. C’est la même chose avec la « rotation » c’est-à-dire avec le fait que les salles de classe sont utilisées en alternance par certains groupes d’enfants parce qu’il n’y en a pas assez.

Pour les questions de personnel, la départementalisation est tout aussi problématique. Vous avez d’un côté des fonctionnaires qui travaillent dans les services de l’État, à l’Assurance maladie, ou dans les communes dont les carrières et activités sont régies par les règles des différentes fonctions publiques. Et vous avez, en parallèle, énormément de personnels recrutés localement, en lien avec les réseaux familiaux, sans les mêmes droits, mais aussi pas non plus les mêmes devoirs. J’ai vécu nombre de situations difficiles parce que je ne pouvais pas compter sur les agent.es mahorais.es de l’ARS, non pas parce qu’ils ne voulaient pas travailler, non pas parce qu’ils étaient incompétents, mais parce que leur loyauté était placée ailleurs, pas en référence au service public tel que les institutions le comprennent mais en référence au bien de leur village ou de leur communauté. Par exemple, lors d’une grosse alerte cyclone, en 2019, j’avais été très surprise de voir que les agents de l’ARS partaient sans s’occuper de la préparation au cyclone dans les services sanitaires – jusqu’au moment où j’ai compris que pour eux il s’agissait d’une réponse normale, de la chose à faire, pour aller préparer leur village et organiser la solidarité sur cette base.

Mouvements – Cela veut-il dire qu’il serait plus judicieux de concevoir et mettre en œuvre des politiques de santé communautaire, c’est-à-dire centrées sur l’implication des collectifs locaux et des personnes concernées, y compris en tant que personnels de santé non-médicaux ?

DV – A mon avis ce qui est problématique est moins l’absence d’une culture du service public telle qu’elle est supposée exister en métropole que le fait que la société mahoraise vit sur la base d’autres registres de solidarité et d’autres modes de régulation que ce qu’imaginent et tentent de construire les administrations. C’est une chose essentielle à prendre en compte si on veut réfléchir sur ce que peut vouloir dire une forme de santé communautaire à Mayotte.

Pour toute l’île, il y a 5 fonctionnaires de catégorie A+, c’est évidemment totalement insuffisant pour faite tourner les services. La conséquence est que, depuis 2011, le préfet a repris toute une série de compétences territoriales comme la gestion des lycées ou celle des routes. Si on copie simplement l’administration métropolitaine, on rate la société mahoraise, c’est évident. Dans mon expérience, il y a eu un contraste très fort entre la gestion de la Covid où on nous avait laissé une marge de création de dispositifs et ce qui s’est passé avec le projet d’ouverture d’un second hôpital où il n’était pas question de ne pas respecter les règles pour que – à Paris – mon dossier soit jugé recevable. Mais il y a beaucoup de situations plus intermédiaires, entre ouverture et centralisation complète.

Premier exemple, les institutions de santé mentale : à Mayotte, pour toute l’île, il y a dix lits de psychiatrie, a priori c’est grotesque. Mais est-ce que la bonne politique est de demander l’ouverture de plus de lits ou la création d’équipes mobiles de santé communautaire qui vont aller vers les gens, sur le terrain. Pour moi la réponse était évidente, c’était la seconde option. Mais à Paris la santé communautaire n’est pas une option : institutionnellement cela n’existe pas. C’est considéré comme un luxe, une annexe un peu expérimentale qu’on peut financer sur les budgets d’intervention propre de l’ARS mais pas par les dotations générales donnant lieu à des créations d’emplois pérennes. Heureusement, l’histoire de la santé mentale est un peu différente avec l’accent mis sur les secteurs, de sorte que le délégué à la santé mentale du Ministère avait bien compris la difficulté et a soutenu l’idée que le plan « santé mentale » à Mayotte devait être essentiellement fondé sur cette perspective du « aller vers ».

Un des paradoxes de la relation tordue aux politiques sociales de la métropole est que seuls les moments où les liens se distendent permettent d’expérimenter. Pendant la période du confinement lié à la Covid, il n’y avait plus d’avions et donc des circulations de biens et de personnes très limitées. On a donc bricolé localement. On a par exemple fait appel aux associations de femmes pour être les médiatrices de l’installation de rampes d’eau dans les bidonvilles où il n’y en avait pas l’accès. Cela a été très mal vu par les élites mahoraises qui nous ont dit : « Mais vous encouragez l’immigration clandestine ». On a aussi installé des permanences associatives et des agents communautaires nouvellement recrutés à côté des rampes pour aider les habitant.es, répondre aux questions, distribuer masques, savon, gel hydroalcoolique, etc…Quand j’ai parlé de ces initiatives au Ministère, absolument personne n’y a prêté attention. Cela n’a changé que quelques mois plus tard, quand l’ARS Ile de France a commencé à mettre en place le dispositif Covisan en Seine St Denis, avec ses équipes et des propositions de visite à domicile pour aider les gens à adapter l’isolement à leurs conditions de vie.

Second exemple, la pauvreté comme problème de santé. A Mayotte, c’est une question majeure, plus que les maladies infectieuses qui ont souvent la priorité. C’est massif et très visible : une partie de la population ne mange tout simplement pas à sa faim et ne mange pas des aliments qui permettent de grandir en bonne santé. On a fait une enquête sur les élèves de CM2 et découvert que 10 % d’entre eux et elles n’avaient qu’un seul repas par jour, avec du riz et des ignames ou des bananes, rien de plus. La faim pendant la Covid a été un problème majeur, parce que les importations avaient beaucoup diminué et qu’il n’y avait plus rien dans les magasins. La malbouffe c’est aussi cela : la part croissante d’aliments qui ne sont pas produits localement, qui sont importés, et qui arrivent transformés et suremballés. Il n’est pas besoin de grande étude épidémiologique pour comprendre que cela contribue à l’importance de l’obésité, du diabète et des problèmes cardiovasculaires dans l’île. Ceux-ci surviennent très tôt dans la vie : l’infarctus ou l’AVC à Mayotte arrivent dix ans avant la moyenne nationale. Bien sûr, il y a des maladies liées aux vecteurs, il y a de la dengue, du chikungunya, un peu de paludisme dans le Nord, mais ce n’est pas le plus grave. Ce qui se gère beaucoup plus difficilement, ce sont, par exemple, les maladies liées au non-accès à l’eau potable. La misère, en sus de la malbouffe, c’est aussi l’absence d’eau courante et d’assainissement dans les bangas ! Du coup, quand j’entends Bayrou annoncer que l’eau ou l’électricité vont être rétablies « sous 48 heures » (sic), je ne peux pas m’empêcher de penser que, dans le meilleur des cas, il ne s’agira que de ceux et celles qui étaient déjà connectés alors qu’une partie très importante de la population ne l’a jamais été ! Dans les bidonvilles, à la place de l’eau courante, vous avez des fontaines monétiques qui imposent d’acheter une carte magnétique et de faire des centaines de mètres pour aller chercher un bidon d’eau.

Mouvements – Avec le recul, comment voyez-vous le bilan de votre action à la tête de l’ARS ?

DV – J’ai mis en place une ARS de plein exercice de façon plutôt satisfaisante compte tenu des moyens mais avec des problèmes structurels qu’on ne sait pas résoudre et qui se retrouve dans les autres services publics de l’île. Le premier de ces problèmes partagés est l’absence d’attractivité. Beaucoup de fonctionnaires seraient prêts à venir faire une mobilité à Mayotte si les conditions de travail et de vie n’étaient pas aussi ingrates. A l’hôpital, il y a trois médecins sur les huit postes prévus. Donc, quand vous faites partie des trois, soit vous faites mal votre travail, soit vous le faites bien mais en vous épuisant petit à petit, jusqu’au découragement. Ceci est vrai à l’hôpital comme à la préfecture ou dans les écoles. Mais le problème d’attractivité ne joue pas que pour l’arrivée des fonctionnaires métropolitains. Il concerne tous les personnels des services publics, Mahorais.es compris.es. Je me souviens d’une conversation avec des infirmières mahoraises en formation à qui j’avais demandé comment elles voyaient leur avenir dans dix ans. Elles ont fini par me répondre que ce qu’elles voulaient étaient tout simplement partir en métropole, pour échapper à la pression familiale. Réussir l’école d’infirmière cela veut dire partir en Europe, pas à Madagascar ou en Tanzanie ! De ce point de vue, il y a une différence radicale entre Mahorai.es et Comorien.nes : parmi les médecins, les seuls locaux sont en fait des Comoriens qui ne rêvent pas – et ne peuvent pas rêver – de partir en métropole. Les mahorais qui passent l’internat ne reviennent pas à Mayotte, ils restent en poste dans l’hexagone.

A l’ARS, j’ai quand même essayé de rattraper le retard en matière de prévention, en particulier pour l’alimentation. La Covid a un peu saboté les choses parce que vous ne pouvez pas faire passer trop de messages en même temps : sur la contraception, sur la nutrition, sur la transmission du coronavirus. Mais on a réussi à monter un plan régional « santé environnement » sur la qualité de l’eau et de l’habitat qui a amené un début de rattrapage. Sur l’hospitalier, il y avait une double attente. Il y a un hôpital prévu pour une population de 150.000 personnes alors qu’il y en trois fois plus donc il n’est plus assez grand et la première demande était celle d’un second hôpital. Mais, l’hôpital n’est pas non plus adapté à la nature des besoins. Il faudrait, et c’est la seconde demande, développer les services d’hôpital de jour, de prise en charge des maladies chroniques, à domicile, dans les villages et les bangas, impliquant des travailleu.ses communautaires. Mais cela exige du temps, notamment pour trouver des personnes disponibles, compétentes et crédibles localement pour devenir travailleu.ses communautaires. Quand j’ai été en mission au Surinam, j’ai été très frappée de voir comment cette santé communautaire avait été mise en oeuvre, de voir comment l’hôpital était réservé aux seuls cas graves, comment des habitant.es avaient été formé.es aux prises en charge et à la prévention – avec en tête l’idée que les solutions pour un pays à bas revenus sont de l’ordre de la stratégie définie par l’OMS à Alma-Ata en 1978.

Mouvements – Dans sa réponse à la nouvelle crise suscitée par le cyclone Chadi, le gouvernement insiste sur la nécessité de vider Mayotte des Comorien.nes « clandestin.es ». Quelle relation y-a-t-il entre cette question de l’immigration et le mal-développement dont vous venez de parler ?

DV – Le problème de Mayotte n’est certainement pas l’immigration comme le dit Bayrou. Mais, il y a bien un problème de surpopulation dans cette île, petite, qui n’a pas tant de ressources, et qui très pauvre. D’un point de vue écologique, le contrôle de la population est sans doute nécessaire. La forêt mahoraise pousse sur des terrains très en pente, avec une couche d’humus très faible. Il y a eu énormément de défrichements pour créer de nouvelles parcelles de cultures vivrières pour répondre au triplement de la population, mais cela entraîne un épuisement rapide des sols parce qu’ils sont trop fragiles et sensibles à l’érosion. De plus, la zone habitable, entre la montagne et le lagon, est très limitée. Elle ne permet pas de faire vivre un demi-million de personnes, ni du point de vue des ressources de base en eau, ni des terres cultivables.

Pour ce qui est de la présence comorienne massive à Mayotte, chacun.e en est à la fois acteur et complice parce que Mayotte fait partie de l’archipel, parce ce que les gens circulent de façon naturelle entre les iles depuis des générations et qu’il y a énormément de familles mahoraises qui sont aussi comoriennes, y compris chez les élus. Le sénateur Said Omar Oili, qui vient de quitter la majorité centriste du Sénat et qui n’est pas le dernier à pointer le désastre migratoire a ainsi deux passeports, un français, un comorien. Les médecins mahorais sont dans leur très grande majorité des médecins comoriens. Les habitant.es de Mayotte ont tou.tes de la famille proche, des cousins, des amis aux Comores. Et, sur cette base, un très grand nombre de Comorien.nes sont impliqué.es, à des niveaux très variés, dans le fonctionnement de la société mahoraise et non reconnu.es par l’Etat français ; à commencer par ceux et celles qui travaillent dans les champs ou sur les chantiers du bâtiment. Tout cela crée un nombre incroyable de situations hybrides, administrativement bizarre. Par exemple, à Kongou, comme dans toutes les communes où réside la classe moyenne mahoraise, sur toutes les maisons vous avez des fers à béton qui dépassent. Ce n’est pas parce que la famille n’a pas eu les moyens de finir la construction mais parce que l’organisation collective est telle qu’il faut toujours prévoir un étage supplémentaire, et pas, ou pas forcément, pour loger les filles, leurs futurs conjoints et enfants, mais aussi pour accueillir les Comorien.nes. Je parle de Kongou parce que dans cette localité, le phénomène a pris une forme radicale : les Mahorais.es sont parti.es s’installer ailleurs et toutes les maisons sont louées à des Comorien.nes, dans des conditions souvent scandaleuses.

La coopération entre la France et les Comores est, de ce point de vue, un enjeu essentiel. En fait, après 2011, les choses étaient plutôt bien parties avec l’idée que, si l’on voulait limiter la pression migratoire et fixer la population aux Comores, il fallait que les gens trouvent sur place les services de santé, d’éducation, de formation agricole dont ils ont besoin. Cela s’est heurté à la mauvaise volonté manifeste du régime comorien qui ne voulait prendre aucun engagement parce que la situation l’arrange. Le seul hôpital qui fonctionne à peu près correctement aux Comores est dans la grande île à Moroni. A Anjouan, l’île la plus peuplée avec une organisation sociale très inégalitaire, dont le gouvernement comorien se méfie, il n’y a rien. Comme par hasard, c’est de là dont sont issus la plupart des départs pour Mayotte. Si vous êtes un jeune couple avec enfants vivant à Anjouan, vous savez que l’accouchement va se faire dans un centre de santé sans eau, ni électricité ; vous savez que l’école est payante. Vous avez alors le choix entre aller à Moroni où vous serez mal vus parce que venant d’Anjouan, ou aller à Mayotte où vous avez grandes chances d’avoir de la famille ou des connaissances, avec des papiers puisque la moitié des Comorien.nes y sont en situation régulière. Le départ pour Mayotte est vraiment naturel : il fait écho à l’histoire de toutes ces communautés. Tant que les Comores sont aussi pauvres et que le gouvernement comorien reste aussi peu soucieux des conditions de vie de la population, on ne s’en sortira pas. Cela ne sert à rien d’expulser. Quand Bayrou dit la priorité est de lutter contre l’immigration clandestine, c’est inutile s’il n’y a pas d’accueil pour ceux qui retournent, s’il n’y a pas de la possibilité pour ceux et cellles qui retournaient aux Comores de pouvoir revenir à Mayotte si besoin, par exemple pour une consultation médicale ou pour passer un examen.

Pour autant, la solution n’est pas, à mon avis, le seul retour aux Comores. On oublie souvent que les Comorien.nes qui sont légalement à Mayotte ont des titres de séjour très particulier qui ne sont valables qu’à Mayotte. Ce qui est choquant si on prend au sérieux l’égalité républicaine : soit ils ont le droit d’être en France et cela vaut pour la métropole, soit ils ne l’ont pas et les parquer à Mayotte est incohérent. Pour ma part, je ne vois pas ce qu’il y aurait de problématique à ce que 100.000 Comorien.nes qui le souhaitent viennent vivre en métropole. Répartis sur l’ensemble du territoire une telle arrivée ne ferait pas de différence alors qu’à Mayotte, réduire la population d’un quart ferait la différence entre une situation vivable et une situation qui ne l’est pas.

J’ajoute que depuis quelques années, il y a aussi un afflux de personnes venues de la région des Grands Lacs, via le Mozambique ou la Tanzanie, parce que la route du Nord par la Libye et par le Sahara est devenue de plus en plus meurtrière. Et ces personnes font l’objet d’un rejet assez virulent.

Mouvements – Cela veut-il dire qu’une partie des difficultés qui font de Mayotte un territoire délaissé tient à son absence d’insertion régionale ?

DV – Oui sans aucun doute. Ce qui me frappe dans la crise présente est à quel point Mayotte est déconnectée de son environnement. Tout se passe comme si, parce qu’il y a une peur panique de redevenir Comorien.nes, il est impossible de penser les relations avec la Tanzanie, le Mozambique, l’Afrique du Sud, Maurice, Madagascar…A la place domine la volonté de renforcer les liens avec la métropole et d’en dépendre. Je l’ai vécu très directement pendant la pandémie de Covid. Comme on n’arrivait pas à obtenir des blouses et des masques de Paris, on les a fait fabriquer à Madagascar, mais on osait à peine le dire. Et aujourd’hui, la même chose recommence. Les Comores proposent de l’eau et il a fallu dix jours avant que le feu vert soit donné et qu’elle soit distribuée. Alors que le Mozambique a une vraie expérience des cyclones on ne leur a rien demandé. Pas à non plus à l’Afrique du Sud qui est quand même moins loin que l’Europe !

Un des effets de cette déconnexion est que, quand on parle de projets, ce qui est mis en avant par les élites est de l’ordre des grandes infrastructures pharaoniques sans lien avec les besoins de la population. Un des exemples récents est le lobbying pour l’extension de la piste de l’aéroport de Mayotte destinée aux avions gros porteurs dont l’objectif est de faire de l’ile une sorte de hub régional à même d’accueillir le futur trafic suscité par les investissements de Total au Mozambique. On a la même chose avec le projet d’extension port de Longoni. Il s’agit d’une idée fantasmagorique conçue dans une sorte de compétition avec le port de Moroni aux Comores pour être celui qui accueillera les supertankers de Total ! La même logique de grands projets conçus de loin vaut pour des choses moins inadaptées aux besoins des gens. Quand on a obtenu la création du deuxième hôpital, les élites locales nous ont félicité mais quand je parlais de développer – dans chaque commune – les ressources de santé communautaire, les mêmes restaient de marbre ! Les élites mahoraises ont le modèle métropolitain de développement dans la tête. Elles ont tendance à considérer que si l’on propose ou parle d’une solution locale, c’est une sorte de pis-aller, de réponse à moindres frais pour des citoyens de seconde zone.

Pour autant, il y a des ressources, des idées, et il faut faire confiance aux gens, ce qui veut en premier lieu dire les laisser inventer leurs propres modalités de reconstruction. La vraie difficulté est que le reste de la société n’attend pas forcément non plus grand-chose : maintenant chacun.e va reconstruire son banga ou son enclos pour son bétail comme il ou elle peut, en sachant bien qu’il n’aura pas ou peu d’aide. Est-ce que, malgré tout, les populations de Mayotte vont être capable d’inventer un chemin singulier et collectif ? Je l’espère, mais…