Et si les infrastructures numériques de nos activités s’arrêtaient net ? Plus de sites internet, plus d’emails, plus de réseaux sociaux : l’économie à l’arrêt, comme un rêve de blocage plus soudain encore que la grève des transports ou celle de l’énergie. Nous en sommes loin, certes, mais la mobilisation contre la réforme des retraites a vu l’invention de nouveaux modes d’action et, avec, celle d’une conscience stratégique et de solidarités insoupçonnées jusque-là parmi la diversité des producteurices, diffuseur⋅ses, usagers⋅ères des flux numériques. Cette table ronde revient sur ce moment prometteur en compagnie de quatre de ses principaux protagonistes, dont la diversité des statuts et des postes de travail – community managers salariés d’un média, développeur et gérant de coopérative, fonctionnaire de l’édition numérique – dit bien l’improbabilité de la rencontre comme l’évidence des enjeux communs. Elle insiste aussi sur la pluralité des mobilisations spécifiquement numériques, entre blocage des flux (arrêt d’un serveur, d’un site…), grève des données (ne plus produire les données que d’autres monétisent, en boycottant par exemple certains sites ou réseaux sociaux) et occupation des espaces numériques (affichage de mots d’ordre et de liens de mobilisation, remplacement des publications ordinaires par des publications de lutte, éditorialisation militante…). Ce texte fait partie du dossier “Grèves générales”, Mouvements n°103.

Cécile Dony  et Gaëtan Le Feuvre sont community managers à Mediapart, Kévin Dunglas est développeur, membre fondateur d’Onestla.tech et de la coopérative Les-Tilleuls.coop, Céline Guilleux est chargée de validation scientifique à OpenEdition.

Table ronde animée par Karim Hammou (Sociologue au CRESPPA-CSU) et Olivier Roueff (membre du comité de rédaction de Mouvements)

Mouvements (M) : On peut revenir d’abord sur les enjeux de la mobilisation et la façon dont votre mobilisation est née sur chacun de vos sites de travail.

Kévin (K) : La mobilisation Onestla.tech s’est lancée à la suite de la première grande manifestation organisée par la CGT le 5 décembre 2019 contre la réforme des retraites. Sur mon site Internet et surtout sur mon compte Twitter, qui est un compte professionnel et de veille, j’avais mis que j’étais en grève et que je participerais à la manifestation, ce qui se faisait assez peu dans le milieu technologique que l’on pensait à l’époque très dépolitisé, voire politisé tendance macroniste, « Start-up Nation », etc. Au retour de la manifestation, je me rends compte que j’ai eu énormément de notifications, qu’il y a eu des débats intenses entre différentes personnes du milieu du développement logiciel, avec quelques personnes hostiles aux manifestations, mais une grande majorité, y compris des gens connus dans ce milieu, qui étaient favorables aux mobilisations, voire qui avaient participé aux manifestations. On crée alors un groupe de discussion informel, et un petit collectif décide d’écrire un texte pour appeler les acteurs du milieu des nouvelles technologies francophones à se mobiliser contre la réforme des retraites par différents moyens. La plupart étaient des gens de gauche assumés, mais d’un peu toutes les sectes de la gauche et de l’extrême-gauche contemporaine : des gens très proches voire candidats France insoumise, des gens de SUD / Solidaires, des gens proches d’Extinction rébellion, des gens qui sont plus traditionnellement dans les milieux technologiques proches ou membres de la Quadrature du Net. Et la plupart de ces gens ont soutenu ou participé au mouvement des Gilets Jaunes qui pour nous est un élément vraiment fondateur. C’est le plus grand mouvement populaire massif et fondamentalement opposé à la démocratie représentative, finalement quasi sur des lignes libertaires, et qui a des revendications de justice sociale. Le nom vient de là : « On est là », c’est le slogan des Gilets Jaunes.

Céline (CG) : Au départ, plusieurs salarié·es d’OpenEdition ont lancé l’idée de discuter de la réforme des retraites lors d’une assemblée des personnels le 13 décembre 2019. Une grande partie des agents de l’unité est venue. Nous avons parlé de la réforme sans pouvoir creuser la question d’actions de contestation par manque de temps. Une deuxième assemblée a donc été organisée le lundi suivant. Différentes actions ont été proposées. On a finalement voté une redirection des contenus des plateformes d’OpenEdition durant 24h vers une page demandant le retrait de la réforme, la publication d’un billet explicatif sur le blog de l’unité, puis la mise en avant de contenus en lien avec la réforme. Donc le lendemain, on a bloqué les sites, et les tutelles ont réagi immédiatement. Nous n’avons pas eu le droit de publier de billet explicatif sur le blog de l’unité mais Christelle Rabier nous a permis de le faire sur son blog Hypothèses Académia. Dans le même temps, nous sommes entré·es en contact avec les Community managers de Mediapart et nous avons créé un blog.

Cécile (CD) : À Mediapart, on a d’abord fait grève individuellement en tournant, pour que ça ne pose pas trop de problèmes dans notre organisation de travail et pour limiter nos pertes de salaire si jamais ça durait. Gaëtan a fait grève le 5 décembre, puis moi le 10. Mais on s’est vite rendu compte que ça ne marchait pas du tout. Les collègues continuaient à travailler à côté et les outils d’automatisation travaillaient à notre place, si bien que personne ne voyait qu’on faisait grève, que ce soit les lecteurs, les abonnés sur les réseaux sociaux ou même nos collègues. Gaëtan a alors proposé de réfléchir aux moyens de rendre visible, de faire exister la grève en utilisant nos outils de travail.

Gaëtan (G) : C’était l’expression d’une frustration et d’une colère. L’enjeu des retraites était aussi extrêmement puissant. Non seulement arrêter le travail ne se voyait pas, mais l’activité de l’entreprise continuait. On a pris conscience qu’on n’est pas maîtres de nos outils de travail. On ne pouvait donc faire exister la grève qu’en décidant d’arrêter les publications automatiques, ou encore mieux de les utiliser, de se les approprier, pour afficher notre propre message. C’est le choix qu’on a fait le 17 décembre.

K : Avec Onestla.tech, une fois qu’on a écrit notre appel, ça s’est emballé. On voulait quelques dizaines de signatures, mais finalement le texte tourne pas mal et, le lundi qui suit, on a une grosse centaine de signatures dont des acteurs majeurs du numérique en France. Et dès que ça a été disponible à la signature publiquement, il y a eu vraiment un gros emballement qui à mon avis est dû à deux raisons. La première est que parmi les personnalités qui ont soutenu ce texte, il y avait beaucoup de gens connus du microcosme des développeurs en particulier. Et la deuxième raison est que le texte mettait à plat et affirmait des choses qui étaient finalement dites en privé et que pensaient pas mal de personnes de ce milieu-là, mais qui n’avaient aucune visibilité publique. Là, ça prenait forme, ce qui permettait aux gens de se rencontrer. On a créé des visuels, on incitait les gens qui signaient l’appel à mettre un bandeau pour signifier qu’ils étaient en grève sur leur site web, sur leur projet OpenSource, d’utiliser des avatars ou des bandeaux à mettre sur leurs profils de réseaux sociaux, d’ajouter des hashtags, des émojis avec des poings en l’air dans leur pseudo, de donner de la visibilité de ces manières-là.

CD : À Mediapart, on s’est aussi rendu compte qu’on était très peu au fait du droit de grève. Est-ce qu’on a le droit d’utiliser nos outils ? Est-ce qu’il existait déjà pour les community managers des espèces d’unions syndicales ou au moins des regroupements un peu politisés ? Couvrir la grève avec nos moyens, ça revenait à se réaffirmer comme salarié·es, et pas seulement comme membres d’un journal qui normalement ne fait pas grève. On a alors essayé de se regrouper avec d’autres personnes qui avaient le même type de métiers liés au numérique. On a créé un blog pour expliquer notre action, et un groupe Facebook pour attirer plus de monde. C’est là qu’Onestla.tech nous a répondu, et qu’OpenEdition nous a contacté. On a aussi élargi en interne vers les journalistes : ça veut dire quoi d’être un·e salarié·e qui a droit à la retraite quand on est journaliste ? C’est comme ça qu’en janvier on a organisé notre plus grosse assemblée générale et qu’à la suite, 46 personnes se sont mises en grève à Mediapart, c’était complètement inédit.

CG : Le sentiment que l’arrêt du travail serait invisible était vraiment partagé parmi les personnels mobilisés à OpenEdition. Un collègue nous a expliqué que c’était la première fois qu’il allait faire grève et qu’il avait voté pour le blocage parce que, pour lui, rendre les sites inaccessibles, ça rendait l’arrêt de travail vraiment réel, concret et efficace, il n’aurait pas fait grève sans ce mode d’action. Chez nous, la question de la précarité traverse l’unité depuis longtemps. La moitié des collègues sont en CDD, donc là on avait le sentiment de réussir enfin à faire quelque chose qui aurait du poids, qui allait être visible et efficace. En 2009, les collègues s’étaient publiquement déclarés « Laboratoire en lutte », et depuis on en parlait de temps à autre, mais rendre les sites inaccessibles restait une sorte de fantasme, pas une idée vraiment prise au sérieux. On ne se sentait pas légitimes et, concrètement, l’action technique du blocage repose sur une ou deux personnes, ce que la hiérarchie sait très bien. Un autre frein était qu’OpenEdition a mission de contribuer au partage des connaissances scientifiques et que, par conséquent, c’est inacceptable de bloquer, même 24h, l’accès à ce patrimoine commun. Il y a cette forme de chantage à la mission d’OpenEdition qui serait un truc sacré, inviolable. Quand cet argument a été abordé en assemblée, la réponse a été de dire que quand un bibliothécaire fait grève, la bibliothèque est fermée, et que nos plateformes constituent aussi à leur manière une bibliothèque.

M : Pendant les discussions qu’on [Karim Hammou] a pu avoir pendant la mobilisation, cette tension entre un sentiment de vocation ou de mission professionnelle quasi sacrée et l’idée de blocage effectif de l’activité faisait écho non seulement chez vous à Mediapart mais aussi chez d’autres travailleur·ses du numérique que vous aviez contacté·es dans d’autres secteurs.

CD : On a discuté avec des personnes de Greenpeace, d’Amnesty et d’autres. À Greenpeace c’était vraiment le problème : ils allaient en manifestation mais pensaient qu’afficher leur grève sur les réseaux sociaux en tant que salariés, ça pouvait ternir l’image publique de leur ONG. À Mediapart c’était presque l’inverse : couvrir un événement qui correspond à nos abonné·es, ça participe de l’image du média citoyen.

G : Ce n’était pas si évident au tout début. Il y avait un peu d’adrénaline : est-ce qu’on y va ou pas ? On avait envisagé le fait que la direction ne nous donne pas son autorisation pour exploiter les comptes Facebook et Twitter de l’entreprise et qu’on pourrait peut-être y aller quand même. Dans un deuxième temps, il y a eu ce débat lors de la grande AG du 24 janvier : ça n’avait pas dérangé quand seuls les community managers faisaient grève, mais ça devenait plus tendu quand les journalistes nous ont rejoint, avec les mêmes questions qu’à OpenEdition : est-ce qu’on accepte de bloquer l’accès à l’information pendant la grève ? Finalement ça s’est très bien passé, même s’il y a eu des désaccords avec quelques journalistes. On a opté pour des solutions hybrides d’affichage de la grève sans blocage total du site. D’ailleurs, comme l’a dit Cécile, pas mal de journalistes se sont mis en grève pour la première fois avec ce mouvement.

K : L’un des enjeux de notre collectif, c’était aussi de faire prendre conscience aux développeurs que leur rôle, leur travail leur donnait un pouvoir important, y compris un pouvoir de refus, de blocage. En tout cas, c’était la théorie. En pratique, dans les faits, même pour un développeur, bloquer un gros système informatique moderne, c’est très compliqué parce qu’Internet et le web sont conçus dès le départ pour être extrêmement résilients et ne pas tomber en panne. Et pour la plupart des développeurs, leur métier c’est de faire en sorte que les applications et les sites fonctionnent vite et bien, et ne tombent pas en panne. Du coup il faut faire un peu l’inverse de ce qui est ton métier, ce n’est pas forcément évident psychologiquement. Les actions de visibilité ont très bien marché. Les actions de blocage… ont plutôt marché dans le service public. Dans le privé, beaucoup de développeurs n’étaient pas prêts à ça, d’autant que les retraites ce n’est pas directement lié à leur employeur, c’est l’État.

CG : À OpenEdition, on cherchait surtout à construire un rapport de force et, dans ce cadre-là, la question de la légalité n’était pas la plus pertinente selon moi (ce point est loin d’être unanimement partagé). Il fallait simplement bien faire apparaître que notre action de blocage était décidée collectivement, dans une assemblée. Seulement, en face, les tutelles ont renvoyé ça à la responsabilité individuelle des personnes qui « appuient sur le bouton ». Pour elles, des agents de la fonction publique ont, à un moment, décidé de mettre en rade les sites. C’est en partie pour ça, je pense, qu’on ne l’a pas refait : on n’allait pas mettre nos collègues dans cette situation, et on a donc cherché d’autres modalités d’actions. Ce qui a donné lieu à la mise en place des fenêtres popup sur les carnets de recherche et les sites de revues. Mais là aussi c’était compliqué. Lors de l’assemblée du 16 décembre, c’est un membre de la direction de l’unité qui en avait parlé mais ça n’avait pas été retenu. Et là, on nous disait – au contraire – qu’on ne pouvait pas prendre cette décision à la place des éditeurs. On a alors décidé d’inciter les utilisateur·rices via notre blog Mediapart à nous demander d’installer ces popups. C’était la négociation perpétuelle, c’était assez frustrant, on avait l’impression d’avoir fait un premier acte qui était fort, qui était fondateur, et ensuite de devoir toujours reculer.

M : Est-ce qu’il y avait des exemples de mobilisations antérieures qui informaient votre mobilisation ?

CG : À OpenEdition, c’était clairement les actions des cheminots, des gaziers et des travailleurs de l’énergie, ça revenait tout le temps, on se demandait ce que serait l’équivalent pour nous. Je ne suis pas sûre que rendre un site internet inaccessible ce soit vraiment équivalent au blocage d’une raffinerie, mais il y avait de ça.

K : L’appel Onestla.tech visait aussi à revenir au mouvement du logiciel libre et aux origines du web qui n’étaient pas faits dans l’esprit du capitalisme triomphant. Historiquement, il y a vraiment une contre-culture très forte dans le numérique et en particulier chez les développeurs logiciels, avec une quasi mythologie de la création de l’informatique moderne. Internet c’est une création militaire, mais ensuite tous les fondements du web c’est créé dans des labos de recherche avec l’idée d’offrir un outil en opposition à tous les systèmes fermés, propriétaires, centralisés, pour permettre le partage de connaissance sans devoir payer ni avoir d’obstacles, et comme le dit le fondateur du web lui-même, donner la possibilité aux groupes marginalisés de court-circuiter le système médiatique traditionnel et de pouvoir très simplement créer leur propre outil de communication et permettre une liberté d’expression et une liberté de la presse incontrôlable. Les éléments fondateurs c’est aussi la création de la Free Software Foundation, Richard Stallman qui crée le concept de logiciel libre qui est devenu quelque chose d’ultra dominant. Aujourd’hui, il n’y a pas un seul logiciel moderne qui n’est pas basé sur des logiciels libres. Et la technologie elle-même est faite pour que son mode de gestion soit horizontal. Que ce soit TCP IP, qui est le protocole de base d’Internet, HTTP qui est le protocole de base du web, ou les licences du logiciel libre, c’est fait pour que tout le monde puisse les utiliser, les modifier, partager ses connaissances, publier, sans qu’il y ait de contrôle possible, et regrouper les gens plutôt de manière horizontale. Tout ça fait partie de l’environnement des développeurs de logiciel, même des plus jeunes, parce que technologiquement ce sont ces outils-là qui ont gagné. Il y a donc vraiment une longue tradition et de longs précédents. Les technologies modernes sont portées par un projet de société qui est plutôt libertaire pour simplifier.

 

G : À Mediapart, il y avait deux choses. D’abord, dans notre premier billet on a fait l’analogie avec la grève de Radio France où le temps d’antenne est remplacé, occupé d’une certaine façon, par de la musique : c’est simple et ça rend la grève visible pour tous les auditeurs. On a traduit ça dans l’idée d’occupation des espaces numériques : ne pas simplement arrêter, d’autant qu’alors les algorithmes remplacent automatiquement nos posts par d’autres, mais au contraire occuper les espaces avec des publications de grève. Ensuite, ce qui s’est développé avec le mouvement, c’est quelque chose de très pur, très simple : « j’arrête de travailler, ça a des conséquences pour moi et je veux que ça ait un effet », une référence au mouvement de grève dans son essence. C’était un peu inconscient au départ, mais, en arrêtant de travailler, tu vois que tu perds du salaire, que tu dépends de ton travail pour vivre, que c’est une lutte, et que cette lutte te prend énormément d’énergie, de temps, de réflexion. Quelque chose comme une conscience de classe. Comme dit Céline, on a forcément pensé aux blocages d’usines, du lieu de production.

K : Dans le monde du développement logiciel, tout se fait par Internet et en anglais. Il y a vraiment une communauté très unifiée à travers le monde. Et un élément important dans la création et la popularité quasi instantanée de Onestla.tech, c’est le mouvement du Techlash, « le retour de bâton de la tech ». Ça renvoie aux désillusions vis-à-vis des idéaux d’émancipation par la technologie, que défendaient à l’origine des sociétés comme Google. Et tout le monde s’est bien aperçu que ces nouvelles multinationales ont des méthodes de management qui sont de la prédation, qu’elles participent à des affaires de fichage massif, que ce soit dans l’affaire Snowden avec la NSA, ou de surveillance publicitaire. Il y a eu plusieurs mobilisations de développeurs de ces grandes entreprises qui tentent de faire pression sur leur employeur, ou démissionnent parce que le projet ne leur convient plus. Les exemples les plus notables, ce sont les salariés de Microsoft qui ont décidé de faire grève quand leur entreprise a été prise la main dans le sac en train de travailler avec ICE (Immigration and Customs Enforcement), l’équivalent de la police aux frontières américaine. Dans d’autres multinationales de la tech, en particulier Google, il y a eu des projets de développement d’intelligence artificielle à usage militaire et à usage policier. Chez Amazon et chez Uber, les développeurs devaient changer les algorithmes des applications pour augmenter la rentabilité de l’entreprise, et augmenter le stress et détériorer les conditions de travail des chauffeurs Uber. Là aussi il y a eu grèves, refus et, aux Etats-Unis, il y a maintenant des organisations proto-syndicales de développeurs ou d’ex-développeurs des grandes multinationales de la tech qui s’organisent dans le but de porter un autre projet de société.

CD : Quand on a fait ce premier texte co-écrit avec Onestla.tech, on parlait de blocage et on appelait à différentes formes de blocage, on n’avait pas grand-chose comme sources, y compris sur le droit. J’avais parlé avec une avocate, qui avait répondu à certaines questions que j’avais mises sur un blog pour que ça puisse servir à d’autres. On ne pensait pas vraiment à ce qui existait déjà pour agir sur les réseaux sociaux, et c’est pour ça qu’on a commencé à utiliser l’expression de « piquet de grève numérique ». Par la suite j’ai pensé au mouvement Black Lives Matter : sur les réseaux il existe déjà cette façon de faire avec les hashtags, tout le monde met la même image, tout le monde met un filigrane sur sa photo de profil, c’est quelque chose qu’on devait avoir dans un coin de notre tête, mais je suis pas sûre qu’on s’en soit rendu compte à ce moment-là.

G : Oui, dès le début, il était clair qu’on ne voulait pas faire une campagne de communication, c’était vraiment important. C’est la raison de l’échec du côté des ONG, la confusion entre la communication de leurs organisations et leur statut de travailleur : pour eux, occuper les espaces, créer des messages, pouvait s’apparenter à une campagne de communication. C’est quelque chose qu’on a vraiment refusé. Faire en sorte que ça se voit ce n’était pas soutenir la grève ou montrer qu’on fait la grève, c’était être en grève, arrêter vraiment, ce qui est très différent.

M : Finalement, vous avez cessé le travail sans parvenir à bloquer la production mais en la perturbant grâce au détournement de vos outils de production.

CD : La frustration que la grève ne fonctionne pas à Mediapart venait du fait qu’il y avait un appel à la grève générale, pas seulement à la lutte ou à la mobilisation : on voulait être compté·es comme grévistes, on voulait que ça se voit. Et l’idée de blocage est vite devenue synonyme d’occupation. Les gens ne comprenaient pas forcément que bloquer ça pouvait être aussi une occupation : occuper les espaces numériques, c’est aussi les empêcher de fonctionner normalement. C’est d’ailleurs en partie pour ça qu’on a parlé de piquet de grève numérique.

G : Je pense qu’un acquis a été de théoriser, grâce aux discussions avec Onestla.tech et OpenEdition, trois formes de blocage : le blocage d’accès, c’est-à-dire fermer l’accès total ou partiel à un site ou à une plateforme, l’occupation éditoriale, le fait de prendre la place, façon Radio France, ce qu’on a fait à Mediapart, et puis l’affichage d’un message, donc un popup comme l’a proposé Onestla.tech avec des bannières que vous aviez développées, et comme vous l’avez fait à OpenEdition.

CG : À OpenEdition, on était plusieurs à avoir une pratique de la grève dans le cadre d’autres mouvements, et à être syndiqué·es ou à avoir été syndiqué·es. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’un collectif de lutte s’est formé au sein de l’unité, de manière informelle, avec des gens non syndiqués et qui n’ont pas fait grève, ou certains ponctuellement, une journée par-ci, par-là – mais ils étaient intéressés d’avoir accès aux informations de la mobilisation, et ils ont participé au travail d’éditorialisation de nos contenus. C’était assez multiforme et, pendant un moment, il y a eu un équilibre assez inclusif. Je n’ai pas souvenir qu’il y ait eu des critiques sur le fait que tout le monde ne fasse pas grève. C’est aussi qu’à OpenEdition, beaucoup de gens ont des tâches cumulatives : tout ce qui n’est pas fait pendant la grève ne disparaît pas, ça reste et ça revient après, comme une véritable punition.

G : Dès le début, on a un peu fantasmé sur le fait qu’on pourrait élargir le mouvement à plein d’autres collègues professionnels des réseaux sociaux : community managers, social media manager, content manager… Force est de constater qu’on n’a pas réussi. Paradoxalement, c’était peut-être plus difficile d’unifier les « CM » que les développeurs ou les professionnels d’autres secteurs du numérique, même indépendants, et pas forcément salariés. L’autre « échec », c’est la mobilisation des utilisateurs. Là aussi, on avait un peu fantasmé sur leur participation par la « grève des données », par exemple en arrêtant d’utiliser Facebook. Mais on quand même eu de bonnes surprises intéressantes : d’abord beaucoup de messages de soutien – ça c’était assez génial – et on s’est aperçu qu’en occupant les espaces de publication, on occupait aussi les espaces de commentaires. On a produit des conversations autour de la grève et autour de nos métiers. Il y a eu comme une prise de conscience de la part des utilisateurs de l’existence des « CM » et plus généralement des gens qui font tourner internet. Tout ça on ne l’avait pas anticipé.

CD : Sur le compte twitter Blog de Mediapart, en décembre et en janvier, les tweets qui fonctionnaient le plus c’était des tweets de grève.

CG : Le collectif de lutte d’OpenEdition a plutôt réussi à mobiliser les utilisateurs, en tout cas les responsables de revues et de carnets de recherche, notamment via la mise en place du fameux popup. Par rapport au nombre total de carnets et de revues hébergés, ce n’est peut-être pas si massif, mais pour nous c’était significatif. On a aussi participé à des assemblées de revues en lutte. Certaines ont organisé une cagnotte pour nous, et ça pour nous c’était énorme. On est à Marseille, dans la technopôle de Château-Gombert, donc on a parfois le sentiment d’être coupé de nos utilisateurs, qu’on voit en formation, avec qui on échange des mails, mais c’est tout. Là soudain d’autres relations professionnelles devenaient possibles avec eux. C’était quelque chose qu’on gardera de ce mouvement.

M : On aimerait revenir sur cette expression de travailleurs du numérique : comment émerge-t-elle et pourquoi est-elle importante ?

G : L’expression est apparue dès le premier appel d’Onestla.tech, le 4 décembre. Au début, on ne l’a pas bien comprise, on a pris ça pour un truc très « techos », dont on se sentait éloignés. Mais on s’est rapprochés, honnêtement un peu par défaut au départ : parce qu’on n’arrivait pas à mobiliser les community managers. Et on a appris en faisant : en réalité, leur appel était quand même très bien construit dès le départ parce qu’il formulait les choses de façon très fédératrice.

K : Les premiers échanges c’est vraiment des développeurs. Mais dès le moment de la rédaction collective de l’appel d’Onestla.tech, le texte avait déjà circulé au-delà, et il avait été pas mal retouché pour intégrer tou.tes les travailleuses et travailleurs du numérique. La première raison, c’est que c’est des métiers qui sont différents mais très complémentaires. Typiquement, ce sont des travailleurs du numérique dans le sens d’utilisateurs des logiciels, des métiers à la frontière entre le numérique et la création artistique très présents dans nos milieux : tout ce qui est création d’interfaces graphiques et web design, les testeurs et équipes de QA [quality assurance] qui sont là pour la fiabilité des applications, etc. C’est aussi un milieu où il y a beaucoup d’indépendants, et on voulait les toucher. Les développeurs, même ceux qui sont salariés, travaillent la plupart du temps dans des ESN – Entreprises de services numériques : Capgemini, Atos, Samsung… Ce sont des boîtes qui placent leurs salariés en mission chez des clients qui ne sont pas de cette société-là. Ce sont des intermédiaires. Et tu as toujours des indépendants qui ne le sont plus parce que ça a bien marché et qui ont trois, quatre salariés mais qui pour autant ne sont pas macronistes ou de la start up nation, et veulent ou auraient voulu créer des coopératives. Avec Onestla.tech, on a des entrepreneurs comme on dit qui ont signé l’appel et qui sont en train de faire les procédures pour transformer leur petite société en coopérative parce qu’ils ont découvert ça avec ce mouvement-là.

CG : À OpenEdition, je ne sais pas quand on s’est mis à employer ce terme, par contre, si on y a adhéré, c’est qu’on était plusieurs à avoir lu les travaux d’Antonio Casilli sur les travailleur·ses du numérique. Ça permettait de déconstruire ce mythe du numérique selon lequel il n’y aurait pas d’humains derrière. Avec une nuance quand même : nous, si on a pu faire ce qu’on a fait, c’est qu’on est des travailleur·ses du numérique privilégié·es. On avait un prestataire qui externalise l’encodage et la numérisation des ouvrages à Madagascar : ils sont totalement invisibles et nous n’avons aucune information sur leurs conditions de travail. Nous-mêmes sommes pris dans ces rapports de force. L’expression permettait aussi de remettre ce questionnement politique sur la table. Personnellement je n’avais pas une idée précise de ce qu’il y avait derrière l’expression : peut-être des travailleur·ses dont les outils de travail sont numériques et d’autres qui produisent du contenu numérique. À OpenEdition, on fait les deux et même, par exemple, notre service administratif et financier utilise des applications en ligne et est touché comme nous par tout ce qui touche l’activité de l’unité. Ensuite, on ne s’est jamais dit qu’on allait construire une identité professionnelle autour des travailleurs du numérique. Mais ça nous a permis de sortir de « on est des gens d’OpenEdition », ça nous a permis de nous décloisonner et de sortir de notre bulle.

K : Dans les travailleurs du numérique, nous on mettait aussi les employés de toutes les boîtes qui sont des pure players, les boîtes qui font du e-commerce. La plupart des gens qui travaillent chez Amazon, ce sont des travailleurs du numérique, plus ou moins directement… Et l’objectif pour nous c’était de créer un mouvement qui soit massif et qui permette à ces secteurs de l’économie de se structurer, ce qui n’est pas le cas. Dans ces boîtes du numérique, des préparateurs de colis jusqu’aux développeurs, il n’y a pas de syndicats. Le taux de syndicalisation est très faible, et les solidarités au sein de l’entreprise entre travailleurs qui ont le même patron sont aussi relativement limitées : ce ne sont pas les mêmes métiers, on peut y être assez isolés, le turn-over est important. Du coup on voulait toucher ce secteur-là de l’économie parce que même si les métiers sont divers, il y a quand même des réalités, des rapports de subordination et des solidarités à créer assez évidents. En gros, on voulait aller des programmeurs jusqu’aux utilisateurs de logiciels, ceux qui passent tout leur temps derrière un écran. Tu as forcément des gens qui créent des logiciels et des gens qui les utilisent – mais ils sont collègues, et travaillent sur la même chose, et il y a des contacts extrêmement fréquents.

G : Ta distinction est intéressante, Céline, parce que c’est justement ça au départ qui nous a fait nous sentir à distance de l’appel d’Onestla.tech. Ce que j’appelais les techos produisent des outils, et nous en tant que community managers on est juste des utilisateur·rices. Dans toutes les professions de la communication et du marketing on utilise ces outils, on ne les fabrique pas. Mais avec la grève, on s’est rapprochés et, même si on ne se retrouve pas autour d’une « identité » commune, on se voyait bien derrière l’expression « travailleur du numérique », et on a appris à se sentir y appartenir. Tout ça s’est fait en cours de route. Par contre, comme onestla.tech, dès notre premier texte du 17 décembre, on avait en tête toute la question de l’économie numérique et de ses travailleurs surexploités, les VTC Uber, les coursiers à vélo, etc. Et, comme tu le disais Céline, on avait aussi conscience de notre côté, qu’on était en quelque sorte privilégiés : on a des CDI, on a des salaires corrects, on travaille dans une boîte qui est très bienveillante avec le droit du travail, donc c’est hyper confortable. Les autres ont évidemment beaucoup moins de facilité à faire grève : les indépendants, seuls, isolés, les travailleurs ubérisés, et au bout de l’échelle les « travailleurs du clic » décrits par Casilli.

M : Quelle est la place des utilisateurs vis-à-vis, ou peut-être parmi les travailleurs du numérique ?

G : En tant que community managers, quand on publie sur Facebook, sur Twitter ou sur Instagram, on fait exactement la même chose que n’importe quel utilisateur, on n’est pas propriétaire des plateformes, on dépend de leurs contraintes, de leurs algorithmes. La seule différence est que, pour nous, c’est un travail : on est payé pour agir sur les réseaux sociaux au nom de l’entreprise, publier, faire un retweet ou un simple like. Mais on a exactement les mêmes contraintes, les mêmes manipulations, c’est très frappant. Surtout aujourd’hui où les utilisateurs sont appelés à gérer leur image, leur propre communication ou réputation en ligne. On est tous un peu professionnels de notre communication personnelle. Dans tous les cas, utilisateur ou travailleur subordonné à une entreprise, les plateformes nous imposent ce « travail » numérique.

Karim Hammou : Je vais sortir un peu de mon rôle d’animation car beaucoup de choses ont été dites qui font échos à ce que j’ai pu observer dans cette mobilisation. J’étais à moitié dedans, à moitié dehors : je suis un ancien travailleur d’OpenEdition, et je suis maintenant chercheur. Je ne saurais pas dire si je suis un travailleur du numérique, mais, en tout cas, il n’y a pas un·e seul·e enseignant·e-chercheur·e, titulaire ou précaire, qui puisse se passer des outils numériques ou informatiques au sens large. Quelle est alors notre place dans cette économie, et dans cette mobilisation ? Avec des gens d’OpenEdition et diverses personnes, ITA [ingénieurs, techniciens et administratifs des établissements publics de recherche], BIATSS [équivalent dans les universités], enseignant·es-chercheur·es, précaires ou non, on a créé un petit groupe au sein de la mobilisation des Facs et labos en lutte. Il s’agissait de contribuer à l’élargissement de la grève numérique, en faisant en sorte que tout un ensemble de ce qu’on pourrait appeler des lieux numériques de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) deviennent ces « piquets de grève numérique », soient occupés. On a fait un emailing énorme, à des centaines de labo, à des centaines de contacts, et on a eu très peu de réponse, même pas « non » ou « ça ne nous intéresse pas », juste un silence radio. Certains sites sont désertés, les gens qui les ont mis en place ne sont plus dans l’ESR, plus joignables, certains ne savent pas comment faire, etc. Le web de l’ESR est très dispersé, ce sont de très petites fréquentations contrairement à OpenEdition ou à Mediapart : des centaines voire des milliers de sites très peu fréquentés. Ça fait écho à vos réflexions : la mobilisation suppose un usage qui peut être occasionnel mais en tout cas qui soit « investi », et cet usage investi du numérique n’est pas si évident ni si répandu que ça. Je pense à ce que Mélodie Faury et d’autres ont pu développer : qu’est-ce que c’est qu’habiter des sites Internet, habiter des blogs ? Beaucoup de gens n’habitent pas le web, soit ils ne s’y intéressent pas, soit ils s’y sentent démunis, soit ça relève plutôt de la corvée et du sale boulot. Dans l’ESR la plupart ont une page perso, mais ils ne s’en occupent pas, leur département ou leur labo a un site, mais ils ne savent pas où il est, comment il fonctionne, et ils s’en fichent. Peut-être qu’avoir un rapport professionnalisé à tout ça incite ou facilite le fait d’habiter le web. Dans votre idée d’occupation, il y a l’idée de lieu, de vivre le web comme un lieu. Or, il faut avoir conscience que ce lieu existe et qu’il compte pour pouvoir le politiser dans certains cas.

CG : La légitimité et, même, l’utilité de ce type d’action ne sont pas du tout évidentes. Parmi les collègues, des gens qui soutenaient les cheminots ou le blocage des raffineries ne comprenaient pas pourquoi on voulait bloquer nous aussi. Nous étions très conscients de la place stratégique qu’on occupe dans l’écosystème de publication en sciences humaines : on connaît les statistiques de fréquentation, les utilisateurs nous disent très souvent que nos services sont devenus incontournables, etc. Mais quand on a essayé de prendre contact avec Persée, Cairn, Hal et d’autres plateformes du même écosystème, ça n’a pas pris, il y avait peut-être des envies mais pas vraiment de possibilité.

G : Dans nos métiers, il y a plein de gens conscientisés, qui ont envie de faire quelque chose, mais qui sont très atomisés et isolés. Ce n’est même pas un archipel, ce sont des îlots. Du coup les manifestations étaient des moments magiques. Un développeur de 45 ans me disait « c’est génial, j’en ai fait plein des manifs, mais c’est la première fois que je me retrouve avec des pairs ». C’était vraiment nouveau, on avait des petits cortèges « travailleurs du numérique », à Paris, grâce à Onestla.tech, qui en a organisé aussi à Nantes, à Toulouse, etc.

M : On est en janvier, il y a un vocabulaire commun qui commence à émerger, une plateforme de revendications ou en tout cas de mots d’ordre, un effort d’élargissement, des relations interprofessionnelles qui se nouent dans le numérique et hors du numérique. Ensuite, qu’est-ce qui se passe d’important pour vous en février et jusqu’à mi-mars ?

CG : En janvier, ça a été assez douloureux en interne à OpenEdition. Les relations se sont tendues avec une partie de la direction, avec un sentiment de coupure. On continuait à faire des assemblées, mais avec moins de monde, et à chaque fois qu’on proposait quelque chose, on s’épuisait dans des débats sur les modalités d’organisation de l’assemblée et de la prise de décision. Donc il s’est passé assez peu de choses, à part l’appel aux popups. Ensuite, la direction a pris, je pense, un peu plus la mesure de ce sentiment de mal-être, et, pour le 5 mars, ils ont fait une proposition pansement, pour essayer de retrouver du collectif quand même, qui était d’éditorialiser des contenus autour de la LPPR et de la réforme des retraites. Et ça c’est terminé comme ça, avec des gens qui quittent le collectif, qui ne vont pas bien, une perte de confiance vis-à-vis de certains collègues.

G : En janvier à Mediapart, il y a pas eu de conflit en interne, mais au contraire une vraie propagation des motifs de lutte à l’ensemble de l’entreprise et notamment à la rédaction. Jusqu’à cette fameuse assemblée générale où 46 salariés se mettent en grève (sur 87 équivalents temps plein). Cette AG décide aussi d’arrêter de publier des informations sur le site le 24 janvier de 9h à 19h. C’était historique pour Mediapart. En février, la dynamique s’est essoufflée (après deux mois de lutte !), et côté numérique, on n’a pas réussi à répéter l’appel au blocage coordonné du 24 janvier. Mais c’était plutôt enrichissant ce qui commençait à émerger.

K : Une fois l’appel Onestla.tech publié, on a à la fois fait de la communication, et des actions au niveau local. On a créé un serveur Discord réunissant plusieurs centaines de personnes, et sur lequel étaient partagés à la fois des textes d’ordre généraux, des actions en ligne de lobbying, et des rendez-vous de mobilisation. Très vite, il y a eu un découpage de cet outil Discord par ville, et là c’était chaque membre du collectif qui organisait des trucs sur sa ville, rendait présent le collectif dans les événements locaux liés aux nouvelles technologies. Je pense aux conférences… il y a beaucoup de conférences dans les métiers du numérique, et du coup il y a eu des stands, des speakers qui ont fait des présentations de Onestla.tech ou de la réforme des retraites, on a interpellé des dirigeants politiques de la majorité… À côté de ce travail local, on a fait un travail de coordination. Dès le départ, l’objectif était de relayer le mot d’ordre de la CGT : pas de grève par procuration. On a vraiment insisté pour que les gens viennent aux manifestations et incitent leurs collègues à le faire. Et ça a été suivi dans pas mal de boîtes, on a été assez surpris. Tout un tas de tracts, de pancartes, de visuels étaient disponibles sur notre site, et des gens les imprimaient dans leur coin et les collaient sur tous les écrans de leur boîte, par exemple à Lille sur le plateau de Décathlon qui compte plusieurs centaines de travailleurs. Des choses comme ça, il y en a eu un peu partout en France. Et, en manifestation, il y a eu des cortèges Onestla.tech dans pas mal de villes de France.

M : Est-ce que vous avez vécu l’arrivée du confinement comme une rupture complète, ou est-ce qu’il y a des choses héritées des mois de mobilisation, que ce soit au niveau de la vision politique de cette crise ou dans les pratiques de travail ou autres ?

CG : À OpenEdition, il ne s’est absolument rien passé pendant le confinement, même sur d’autres sujets la dimension collective s’est complètement dissoute. Ça a été un coup d’arrêt total pour nous.

G : Même coup d’arrêt à Mediapart. Je crois que je n’ai pas reparlé de tout ça jusqu’à maintenant, même avec Cécile (CD) on en a à peine reparlé. Je pense que c’est le cas pour beaucoup de travailleurs du numérique, ça a été une période complètement folle de boulot, on est retourné justement dans nos outils et on a évacué la mobilisation. J’ai trouvé ça sidérant, non seulement les trois mois de Covid, mais avant ces trois mois de lutte qui n’ont rien donné, et maintenant tout est suspendu, c’est fou. Quel sens donner à cette mobilisation quand tu vois le résultat des six derniers mois ?

K : On a été aussi un peu pris de court par le confinement. Ce qu’on avait prévu de faire, c’était d’abord de mener la bataille des retraites, et ensuite quand le mouvement s’arrêterait suite à une victoire ou une défaite, on voulait essayer de capitaliser un peu sur les réseaux qui se sont créés au sein d’Onestla.tech pour créer une structure plus pérenne, d’abord au niveau national, puis avec des déclinaisons locales. Mais avec le confinement qui est arrivé alors que la lutte n’était pas terminée, c’était la fin du mouvement mais ce n’était pas vraiment fini… et le travail de structuration n’a pas vraiment repris.

M : Il s’est quand même passé des choses importantes, des réseaux, des réflexions, des expérimentations de moyens d’action… tout ça pourrait rester. Dans cette perspective, est-ce que vous avez pensé à un moment à créer un syndicat ou une autre forme de collectif pour dépasser cette dispersion à la fois géographique et professionnelle ?

CG : À OpenEdition, des gens étaient syndiqués, principalement à SUD, des gens ne l’étaient pas, mais c’était un mouvement commun. Il y a aussi des gens qui se sont syndiqués en cours de route. L’idée de faire une section spécifique n’est donc pas apparue utile.

K : Nous aussi, notre but dès le départ ce n’était pas de remplacer les syndicats, au contraire, c’est pour ça que leur a été proposé dès le départ de signer l’appel. On voulait au contraire leur redonner une visibilité. Et effectivement, là ce qu’on souhaite faire, c’est créer une structure transverse à tous les travailleurs du numérique et aux différentes villes qui aurait pour but d’être active sur les sujets de société liés à la technologie. Bien sûr, l’ADN, dans la filiation du texte, c’est la question de la répartition des richesses, et de l’usage de la technologie au service du bien commun plutôt qu’à l’enrichissement de quelques actionnaires.

G : On commençait aussi à se poser la question de quoi faire après, mais on a été arrêtés en route par le confinement. On réfléchissait à la jonction avec les travailleurs ubérisés. Créer un syndicat, ou même un collectif du côté des réseaux sociaux, ce n’est pas à l’ordre du jour. Mais il y a eu un gros travail de réseau, et si une structure se crée dans la suite de onestla.tech, on va suivre ça de près.

M : Une autre idée qui a émergé est celle de grève des données. Pourriez-vous expliquer ?

CD : Quand on a constaté qu’on n’arrivait pas à bloquer l’économie numérique, Gaëtan a proposé de réfléchir à cette idée de grève des données. Aujourd’hui une grande partie de l’économie se fait sur les données qu’on produit comme utilisateurs : on va sur les réseaux sociaux, on donne nos idées, on est géolocalisé, toute notre activité sur internet produit des données qui sont ensuite monétisées. Il y a même probablement des gens qui allaient en manifestation en uber ou en trottinette électrique, donc en produisant des données, et les gens bloqués chez eux faisaient leurs achats de Noël sur Amazon, donc en produisant des données. La question n’est donc pas seulement celle de la protection des données, mais celle des usages de nos données qui pourraient constituer une nouvelle façon de se mobiliser en tant que citoyen. Ça résonne un peu aujourd’hui avec l’application Stopcovid : ce sont nos données, elles sont à nous, et même si on ne les voit pas, il ne faut pas les oublier, il faut en prendre soin.

G : L’idée était d’inclure les utilisateurs, d’associer les utilisateurs aux travailleurs : « toi aussi, tu nourris les algorithmes en faisant du clic, en likant, en partageant, en réalité on fait le même boulot, on nourrit tous les deux la machine, et donc toi aussi tu peux contribuer à arrêter la production ». Finalement, les travailleurs ne sont pas seuls à produire du contenu ou de la donnée, ils le font avec les utilisateurs. À l’ère du numérique, il faut réfléchir à une lutte qui les inclue. Cela signifie sans doute prendre nos distances avec les plateformes qui exploitent nos données sans vergogne et font du profit au détriment de nos libertés et notre vie privée. Concernant les réseaux sociaux à Mediapart, sans abandonner totalement Facebook, on a désormais l’objectif de se tourner davantage vers des plateformes libres qui n’exploitent pas les données personnelles, telles que Mastodon par exemple.

K : Onestla.tech continue de s’inscrire dans le mouvement de Techlash américain. Ensuite, Il y a un travail qui été entamé sur tous les enjeux de décentralisation du web, de censure, de surveillance de masse, qui est un peu ce que fait La Quadrature du net, mais là plutôt sur une optique d’organisation des travailleurs qui ont le pouvoir de refuser de faire ce genre de trucs et peuvent proposer des alternatives en termes de logiciels. Typiquement, en ce moment aux États-Unis, énormément d’acteurs du numérique prennent position et exigent par exemple de Facebook que les organisations Black Lives Matter ne soient plus censurées, et qu’au contraire Trump le soit. Du coup on a décidé de s’aligner là-dessus et de communiquer sur le soutien à Black Lives Matter ou au Comité Adama en France. Par exemple, à Lille, le collectif était signataire du premier appel à manifestation contre les crimes racistes et les violences policières avec tout un tas d’autres structures.