Jérôme Pimot, coursier à vélo, a connu les différentes étapes du développement concurrentiel des plateformes de livraison à Paris. Il nous explique le fonctionnement de ces entreprises qui attirent les jeunes travailleur.ses par des conditions au départ alléchantes (rémunération à l’heure, primes…), avant de passer au paiement à la course. Surtout, les livreur.ses ne sont pas reconnu.es comme salarié.es et ne disposent pas des protections du droit du travail. Comment lutter dans ces conditions d’atomisation et de concurrence ? Comment faire grève ? Actions ponctuelles de déconnexion, blocages, Jérôme Pimot revient sur les « opérations de sensibilisation » organisées par les livreur·euses pour médiatiser leur combat contre l’exploitation. Cet entretien fait partie du dossier “Grève générales”, Mouvements n°103.


M. : On aimerait vous demander de vous présenter, de nous résumer un peu votre parcours et votre expérience en tant que livreur à vélo, et ce qui vous a amené à devenir porte-parole du collectif des coursiers franciliens puis cofondateur du CLAP (Collectif des Livreurs Autonomes de Paris).

J.P. : D’abord, je voudrais préciser que je distingue les « livreurs » auto-entrepreneurs des « coursiers » salariés, même si beaucoup de livreurs aiment encore se considérer comme des coursiers. En 2014-2015, pour attirer les jeunes dans ce métier-là, les toutes premières plateformes ont d’ailleurs beaucoup joué sur la représentation dans l’imaginaire collectif du coursier new-yorkais ou de San Francisco.

Quant à mon parcours : je suis remonté à Paris en 2011, après avoir passé dix ans en province à travailler en centre de loisirs, dans ce qu’on appelle l’éducation populaire. Cette éducation populaire ne me sert pas à grand-chose quand je reviens à Paris, mais elle m’aidera à trouver un peu les ficelles politiques quand j’essayerai de comprendre ce qu’est l’uberisation, le libéralisme, le capitalisme, des choses avec lesquelles je n’étais pas très familier avant 2014. À Paris, je commence par travailler avec ma mère dans son restaurant, mais en 2013 elle tombe malade et je dois trouver un autre emploi. Dans l’espoir de devenir coursier à vélo, j’apporte donc à vélo mon CV aux 5 ou 6 boîtes parisiennes qui existent, croyant marquer des points. Ce que je ne sais pas à l’époque, c’est que pour être coursier à vélo salarié dans une boîte de course, il faut être connu dans le milieu. C’est un tout petit monde et tous les weekends, ils se font ce qu’on appelle des « alley-cats », des courses de coursiers. On y vient le plus souvent par cooptation. C’est à celui qui va le plus vite, il y a une espèce de hiérarchie qui se crée, un classement très structuré. Avant de devenir coursier, c’est bien d’être reconnu dans ce genre de compétition. Mais comme je n’y avais jamais participé, les boîtes de course m’ont dit qu’il n’y avait pas de travail.

En continuant mes recherches, je tombe sur un article qui me frappe sur le site de la Chambre du commerce de Paris. L’article parle d’une boîte qui s’appelle Tok Tok Tok et se veut, c’est le titre de l’article, « l’Uber de la restauration ». À l’époque, je ne sais pas ce que c’est que Uber, mais l’article explique que Tok Tok Tok permet à des gens de devenir « coursier ». À trottinette, à roller, à skateboard, à vélo, tout ce qu’on veut, il s’agit seulement d’être auto-entrepreneur. Je décide du coup de m’enregistrer comme auto-entrepreneur et de prendre rendez-vous avec la boîte. Je me retrouve un matin avec une cinquantaine d’autres gars dans une salle de conférences de location, à écouter un responsable nous faire un « one man show » très stéréotypé à l’américaine. Il nous explique qu’on va devenir des « runners ». Ce genre de terminologie a évidemment tout son rôle dans l’uberisation : on ne parle pas de salarié·es, on ne parle pas d’employé·es s, on ne parle pas d’employeur·euses. Chaque entreprise a son petit code pour définir ses prestataires. Chez Take Eat Easy on parlait tout simplement de coursiers, chez Deliveroo de « bikers », chez Foodora de « foodrivers » et chez Uber Eats de « drivers ».

Je commence donc à travailler comme « runner » pour Tok Tok Tok, mais je m’aperçois rapidement que la pression mise par le management m’épuise : je perds 10 kilos en deux mois. Ce management, qui n’est pas censé exister, est à la fois humain, par des coups de téléphone réguliers, et algorithmique, parce que l’on utilise déjà une application. Un jour, je confie mes difficultés à un ami juriste qui me fait remarquer que vu mes conditions de travail, je devrais être considéré comme un salarié, et non comme un travailleur indépendant, parce que j’ai de fait un lien de subordination avec mon employeur. Je devais par exemple porter certains vêtements, dire toujours une même petite phrase au client… En discutant avec les autres livreurs, j’apprends qu’ils en veulent à la boîte parce qu’avant ils étaient payés à l’heure, et maintenant à la course. Je me rends aussi compte que nous ne sommes que quelques dizaines, alors que lors de la réunion de recrutement le type nous avait annoncé qu’on était 400, et qu’il allait bientôt doubler les effectifs. Sur les conseils de mon ami juriste, j’assigne la boîte aux prud’hommes avec une dizaine d’autres livreurs. De reports en recours, on finira par obtenir une première vraie audience en 2016, où on est envoyé en départage, puis débouté 18 mois plus tard.

En 2015, je décide de travailler pour TakEatEasy, en me disant que mes relations avec Tok Tok Tok vont devenir “compliquées”. Cette plateforme nouvelle propose des conditions de travail assez séduisantes au départ. On a des primes, des bonus, qui nous permettent de gagner de l’argent même quand il n’y a pas de travail car on est disponibles à défaut de rouler puisque inscrit sur des créneaux (shifts). La direction semble sympathique et clean. Mais bientôt, les primes disparaissent. Avec les autres livreurs, on avait pris l’habitude de se retrouver pour discuter place de la République, du coup on s’organise et on finit par obtenir un premier rendez-vous avec la direction. On débarque à onze, face à deux gars, et ça dure environ 2h30. On ressort avec la moitié des primes récupérées, ce qui me fera croire à l’importance du dialogue social, du moins à cette échelle. Puis, en mai 2015, j’ai un accident durant une livraison et je me pète le poignet. Quand je reprends en septembre, on me fait comprendre que je ne suis plus très bienvenu.

M. : Il y a eu un arrêt maladie à la suite de l’accident ?

J.P. : Non, parce que j’ai eu mon accident en mai 2015, mais que j’avais commencé à cotiser à l’Ursaff en juillet 2014, et qu’il me fallait un an de cotisation au minimum pour toucher quoi que ce soit. Ce délai d’un an pour être indemnisé, alors qu’on fait un métier dangereux, est d’ailleurs un point qui a particulièrement frappé les premiers journalistes à s’être penchés sur ce secteur.

Pour revenir à mon récit, fin 2015, je décide de travailler pour Deliveroo, qui vient d’ouvrir et qui paye à l’heure. J’ai à nouveau l’impression qu’il s’agit d’une entreprise à laquelle on peut faire confiance. Je comprendrai plus tard qu’elle payait à l’heure parce que c’était la meilleure façon d’aller piquer des livreurs à TakEatEasy. C’est toujours la dernière boîte arrivée qui paye le mieux, mais cela dure peu de temps. Foodora est l’exception, car ils ont toujours payé à l’heure jusqu’à la fin, et c’est peut-être une des choses qui les a fait planter, mais je découvrirai quand même pas mal de trucs dégueulasses chez cette plateforme allemande. Chez Deliveroo, ils ont payé à l’heure jusqu’en 2016, ils sont passés en force sur le tarif à la course en 2017 à 5,75 €, et depuis 2019 on a des courses à 2,60 €. En ce qui me concerne, après mon passage le 18 mars 2016 dans l’émission « Les pieds sur terre » sur France Culture, Deliveroo m’appelle pour m’informer qu’ils ne veulent plus travailler avec moi car je ne porte pas le « branding », le logo, et que je n’ai pas bossé depuis 3 mois, sans donner de nouvelles. Je leur réponds “que je croyais qu’on était censé bosser quand on voulait et que mon statut d’indépendant m’autorise, m’oblige même, à porter mes propres vêtements”.

C’est l’époque des manifestations contre la loi Travail, et mon ami juriste m’envoie l’un des articles de la loi qui vise directement les travailleurs des plateformes. Cet article leur donne le droit à la formation professionnelle, de se syndiquer, de faire grève, il oblige les plateformes à participer aux frais de protection sociale, mais il assujettit l’ensemble de ces dispositions à un « empêchement de requalification ». On retrouvera le même principe en 2018 dans la loi Avenir Professionnel, et en 2019 dans la loi d’orientation des mobilités (LOM). Le pouvoir néolibéral veut absolument ancrer cet empêchement dans la loi parce qu’il sait très bien que les plateformes font du salariat déguisé, et qu’il faut absolument protéger, non pas les travailleur·euses, mais les plateformes et ce modèle de travail là. Quand je vois cela, alors que je viens de me faire virer par Deliveroo pour un prétexte fumeux, je me fais une affiche où je marque « UBER + EL KHOMRI, SALARIAT C’EST FINI ». Je la mets sur mon sac de coursier, et je vais dans la rue défiler : c’est la première fois que je fais une manif. J’en ferai plusieurs. Je tombe alors sur un gars de la CGT, Stéphane Fustec, secrétaire général du syndicat des services à la personne, un petit syndicat qui dépend de la fédération du commerce. Stéphane me repère et me fait découvrir le milieu syndical. Profondément humaniste, empathique, généreux, humble, je croirais longtemps que la CGT était remplie de gens comme lui. Grosse erreur…


C’est aussi au printemps 2016 que je rencontre Mathieu Dumas, un livreur TakEatEasy qui souhaite monter une association à visée syndicale au sein de la plateforme belge. Nous lançons donc le Collectif des Coursiers Franciliens.(je ne suis pas encore très à cheval sur le distingo coursier/livreur). D’abord comme un groupe Facebook, puis comme une vraie asso quelques mois plus tard. 
l’époque, après la façon dont j’avais été traité par Deliveroo, je décide de ne plus jamais travailler pour des plateformes. Heureusement pour moi, grâce à mes passages dans les médias, je suis reconnu dans le milieu des coursiers à vélo et je parviens à trouver du travail comme coursier salarié.

En juillet 2016, TakEatEasy fait faillite, et là c’est l’emballement médiatique. Un point en particulier fait scandale : quand une plateforme coule, les livreur·euses ne sont pas considéré·es comme des salarié·es, qui sont indemnisé·es prioritairement et pour lesquels il existe d’ailleurs une agence de garantie des salaires (AGS) à laquelle toute entreprise cotise, mais comme ce qu’on appelle des créanciers chirographaires, comme les fournisseurs ou des sous-traitants par exemple, c’est-à-dire ceux qui sont payés en dernier. Le Monde consacre un article à l’affaire, plusieurs émissions de radio et de télévision relaient nos difficultés et nos revendications. Le public découvre l’ubérisation dans ce qu’elle a de pire, c’est-à-dire qu’elle permet aux boîtes de s’extraire de toutes leurs responsabilités sociales. Cela m’aidera à comprendre que l’ubérisation est un projet politique plus qu’économique. Quasiment toutes les plateformes perdent de l’argent encore maintenant. Pourtant, elles continuent d’obtenir des levées de fonds de la part du grand capital, et elles sont politiquement protégées notamment en France par Macron : quand les patrons de Deliveroo ou d’Uber viennent en France, ils sont reçus à l’Elysée. Donc on voit bien que c’est un projet de société. C’est pour cela que je suis aussi devenu un militant politique, même si j’évite de trop me rapprocher d’une structure ou une autre, parce qu’aucune ne me convainc vraiment.

J’ai préféré militer ailleurs que dans des partis politiques. Le collectif des coursiers franciliens disparaitra à la fin 2016, moment où je quitterai le groupe, épuisé par les trolls à la solde des plateformes dont il est infesté. Un mal pour un bien, cela m’amènera à la fondation du CLAP, en mars 2017. Avec d’autres livreurs, on décide de se rassembler place de la République pour discuter de vive voix plutôt que sur Facebook. Après quelques prises de parole, la moitié des personnes présentes sont parties en manif sauvage… qui s’est vite évaporée. De la partie restante, une petite dizaine de gars se sont dits qu’il fallait vraiment construire quelque chose. Certains s’étaient rencontrés sur un groupe Facebook de militants autonomes « Blocus Paris Banlieues », formé pendant les manifs étudiantes de 2016. En 2017, ils ont un job étudiant chez Deliveroo et leur univers militant fait que très vite ils organisent une structure. 3 de ces livreurs militants sont adhérents au NPA et à Sud Solidaires. Ils ont les réflexes et les méthodes : ils réservent une salle à la bourse du travail, et c’est là qu’on va se réunir pour lancer les premières bases de ce qui deviendra le CLAP. On est en plein pendant l’élection présidentielle de 2017, il y a déjà des manifestations auxquelles on participe, un “Front social” se met en place et le CLAP est l’un des premiers signataires. Comme beaucoup de journalistes et de photographes n’avaient jamais vu de livreurs à vélo en manif, en cortège de tête à cause des vélos, avec des fumigènes et des drapeaux, on devient un peu les mascottes de ces manifestations. Entre les deux tours, on a déjà un discours critique contre “Macron et son monde”, parce que l’on sait que l’ubérisation et la Macronie sont très liées. Le CLAP devient donc un organe militant qui organise des manifs,dénonce les méfaits des plateformes via nos réseaux sociaux et anime et conseille la communauté des livreur.ses. Début 2019, on n’est plus que quatre membres actifs : les autres ont fini leurs études, ont trouvé un job, les plus politisés de l’ultra gauche sont partis…

Du coup, le CLAP se transforme en outil de support à la contestation. On a un gros réseau média, on sait comment organiser une manifestation et la préfecture nous connaît comme des manifestants pacifiques et mesurés. Ça aide… C’est pour cela que pendant l’été 2019, on est contacté par des livreurs de chez Deliveroo, parce que les prix des courses ont brutalement baissé. On le savait, tous les groupes Facebook ne parlaient que de ce changement de tarif. Ce groupe de livreurs avait décidé de faire quelque chose place de la République, ils étaient à peu près soixante, et ils voulaient qu’on vienne avec un ou deux journalistes. Finalement, on a balancé un tweet et une trentaine se sont pointé·es. Deliveroo change toujours les règles en plein été, lorsque tout le monde est en vacances… Et comme il ne se passe pas grand-chose l’été à Paris, on a eu toutes les chaînes de télévision, on a fait toutes les matinales radio. Il y a eu d’autres journées de grève en août et en septembre, cela reste le plus important mouvement de grève des livreurs de Deliveroo. Le mouvement de 2019 a aussi permis à une sorte de CLAP 2.0 de se créer : alors que le CLAP de 2017 était plutôt un groupe de militants d’extrême gauche, à présent il se compose de jeunes trentenaires de banlieue. On n’a pas gagné grand-chose, comme à chaque fois mais on a encore appris des choses à l’opinion publique. Ça compte… Le problème c’est qu’on est dans une guerre d’usure où il faut être là pour chaque article de presse écrite, sur chaque sujet à radio ou télé, pour empêcher la plateforme d’aller très vite là où elle voudrait. Parfois, quand des gars nous reprochent de ne rien avoir gagné, je donne l’exemple de l’Italie où ils ne se sont que trop rarement mobilisés ou alors sont restés cloisonnés sur les réseaux sociaux… et où ça fait deux ans qu’ils sont à 2 € la course. Donc toutes nos manifestations, protestations, ce sont des opérations de communication qui se jouent. Quand on fait une manif à quarante sur la place de la République, ça permet de toucher l’opinion publique. On l’a vu, depuis 2016, les articles de presse laudatifs pour les plateformes n’existent plus, maintenant les plateformes sont devenues des symboles d’exploitation, voire d’esclavage. Et tout ça, c’est grâce au travail qu’on fait.

M. : Quel est le profil des livreur·euses ? S’agit-il seulement d’hommes ?

J.P. : En 2014, chez Tok Tok Tok, ce n’étaient que des gars. C’est seulement avec Take Eat Easy en 2015 que quelques filles commencent à arriver. À l’époque de Tok Tok Tok, c’est beaucoup de gars de banlieue, noirs ou arabes pour la plupart. 80 % d’entre eux sont en scooter, alors que la communication de cette boîte se fait essentiellement avec des visuels à base de rollers, de trottinettes, de skateboards et de vélos. Seuls les livreurs parisiens intra-muros sont à vélo. Je suis un peu l’exception : je suis plus vieux que les autres, et je viens d’Argenteuil où je mets mon vélo dans le train pour venir bosser.

Puis, autour de 2015-16, c’est l’ère TakEatEasy et Deliveroo, et le profil change : ce sont toujours des jeunes, mais tout le monde est à vélo. Ils sont étudiants, intermittents du spectacle, chômeurs, en plus d’être en majorité blancs et parisiens et d’avoir un environnement familial avec un certain niveau de vie. Ils savent déjà comment construire des revendications, comment lancer des pétitions. Certains ont des parents soixante-huitards. Ça joue…

En 2017, arrive Uber Eats avec la même méthode de recrutement déployée auparavant pour leurs chauffeurs VTC : ils affrètent des cars qui vont racoler dans les banlieues parce qu’il s’agit d’avoir un maximum de gens, et que le vivier de livreur·euses à Paris intramuros bosse déjà dans les autres boîtes. La stratégie d’Uber Eats est de recruter dix fois trop de livreur·euses pour répondre aux pics d’activité, à l’inverse de Deliveroo, qui fonctionne (jusqu’en 2020) avec un système de planning qui permet un numerus clausus variable1. Du coup, les livreur·euses à vélo de chez Deliveroo n’arrêtent pas de rouler, puisque que leur nombre est géré de semaine en semaine par un algorithme, tandis que les gars de chez Uber Eats se retrouvent souvent des dizaines à attendre devant chaque McDo, KFC ou Burger King sur leur scooter. Au départ, Uber Eats, qui a énormément de cash, se donne les moyens de les payer à l’heure avec des grosses primes : les livreur·euses gagnent 20 à 30€ de l’heure à attendre le client… Mais comme souvent, ça ne dure qu’un temps et dès que les livreurs sont suffisamment nombreux, les primes disparaissent et les tarifs dégringolent. Quand en 2017 Deliveroo cesse de payer à l’heure, leur tarif à la course couplé au planning fait que beaucoup de livreur·euses Uber Eats finissent par comprendre que la plateforme californienne ne paye plus tant que ça, et ils passent chez Deliveroo.

Fin 2018-2019, on voit arriver une nouvelle génération. Comme les prix à l’heure et au kilomètre n’ont fait que diminuer, certain livreur·euses ont l’idée (les plateformes, à ce qu’on dit, leur auraient un peu soufflée aussi) de mettre en location leur statut d’auto-entrepreneur via des groupes Facebook plus ou moins obscurs. On a commencé à voir dans la rue des gens avec des vélos déglingués, trop petits. Pour beaucoup des réfugiés, qui bossaient avec un compte qui n’était pas le leur. La “location de comptes” a vite pris des proportions exponentielle et astronomiques, car l’information a rapidement circulé dans les communautés des réfugié·es qu’il y avait la possibilité de gagner de l’argent avec juste un vélo et un smartphone. L’urbaniste Laetitia Dablanc2 (IFSTTAR) a montré que dans l’est parisien, jusqu’à 70 % des livreur·euses à vélo louaient un compte…

M. : On voudrait maintenant en venir aux conditions particulières du recours à la grève dans le secteur de la livraison à domicile… Tu l’as expliqué, les livreur·euses n’ont pas le statut de salarié·e, mais sont embauchés en tant qu’auto-entrepreneurs, donc ils sont à la fois isolés et en concurrence… Quels sont alors les obstacles que cette individualisation extrême des travailleurs pose à l’organisation d’une action collective comme la grève ? Est-ce qu’arrêter le travail suffit à affecter suffisamment les profits pour faire pression sur les plateformes ?

J.P. : On a fait la douloureuse expérience que les déconnexions n’avaient plus lieu d’être. C’était un vrai levier à l’époque de TakEatEasy, parce qu’il n’y avait que quelques centaines de livreur·euses, uniquement des gens de Paris intra-muros qui se connaissaient tou·tes plus ou moins. Mais quand Uber Eats est arrivé, ils ont embauché pléthore de gens, et on a vite vu que les méthodes qu’on avait employées jusque-là n’étaient plus viables. Je me souviens d’une déconnexion qu’on avait faite du côté de Saint-Germain-des-Prés : on était une vingtaine sur une petite place, déconnectés donc sans commandes, et on voyait tout un tas de gars en scooter passer devant nous en accélérant. C’était vraiment dur pour le moral.

Après les déconnexions, on a essayé de bloquer des restaurants. Chaque blocage demande un gros effort logistique, on a été jusqu’à 80 scooters dans la rue. Quand tu es signataire de l’autorisation préfectorale, tu as une grosse pression, parce que les participants sont mobiles, et que c’est déjà un métier dangereux à l’échelle d’une seule personne. En plus, chaque blocage pouvait occasionner des heurts soit avec le restaurateur, soit avec des livreur·euses qui voulaient travailler.

En 2018, les Deliveroo Editions sont arrivées à Saint-Ouen, puis à Courbevoie. Prendre 25-30% à des restaurateur·trices n’est pas assez rentable pour les plateformes, même en travaillant avec des auto-entrepreneur·euses, à cause de la concurrence entre plateformes : Deliveroo et Uber Eats se livrent une guerre économique féroce, même s’ils sont alliés en tant que lobbyistes. Donc Deliveroo a eu l’idée de proposer des locaux à des enseignes de restauration, en échange d’une commission beaucoup plus importante. En cela, ils suivaient l’exemple de McDonald’s qui, comme l’explique le film Le fondateur, s’est construit non pas comme un empire de la restauration, mais comme un empire de l’immobilier, qui prélève les loyers des franchisés. Or, revenir sur de l’immobilier nous permet à nous, militants, de revenir sur une contestation statique, plus reposante et plus souple. Quelque part, ces fameuses « dark kitchens » étaient révélatrices de l’échec de l’atomisation des plateformes, des lieux de travail. J’ai lancé l’idée de bloquer les Deliveroo Editions une première fois en 2018, lorsque le dispositif a ouvert. Mais à l’époque, les livreurs manifestants étaient à vélo, et aller à Saint-Ouen à vélo après avoir manifesté place de la République à Paris n’était pas hyper-motivant : c’est pour cela qu’on bloquait les restaurants dans le centre de Paris. Mais à partir de 2019, les livreurs manifestants sont passés au scooter, et c’est devenu très facile de manifester à Paris, puis d’aller bloquer à Saint-Ouen et à Courbevoie. Les livreurs sont un peu des champions de l’adaptabilité.

Les actions précédentes étaient très chronophages et stressantes, tandis que bloquer les Deliveroo Editions nous permet à la fois d’être statiques, donc en sécurité, de pouvoir donner des interviews avec le logo de Deliveroo derrière, et de “taper la boîte au portefeuille”. On a bloqué une première fois le 14 février 2020, et on a continué de faire des blocages jusqu’au confinement. On savait que les Deliveroo Editions étaient au bord du gouffre. Le 14 février, on était une petite vingtaine, et les restaurateurs ont cru que cela serait juste une fois. Mais on est revenu sans relâche jusqu’à ce que le confinement nous oblige à arrêter, mi-mars. À ce moment-là les restaurateurs étaient à deux doigts de quitter les Deliveroo Editions. Cela aurait été une vraie victoire parce que cela aurait signifié une capacité d’action assez phénoménale. Le problème, c’est que les blocages sont interdits. Il faut alors qu’on soit à la frontière de la loi. On fait donc des “opérations de sensibilisation”, pas des blocages. Certains livreurs, conseillés par Deliveroo, cherchent le clash pour nous pousser à la faute et à l’arrestation pour “trouble à l’ordre public”. Mais ça n’est jamais allé jusque-là.

Une grosse partie de mon travail a été de faire en sorte qu’on reste les gentils de l’histoire. J’avais en tête l’expérience des VTC : ils ont vite disparu de la scène médiatique parce que tout de suite, ils sont allés au clash. Il faut dire qu’ils avaient des frais beaucoup plus importants que les livreurs, ils ont des grosses bagnoles, des frais d’assurance, d’essence… Et lorsque Uber a commencé à baisser les tarifs et à augmenter sa commission, les types sont devenus fous… Et ce ne sont pas des petits jeunes, ce sont des darons comme on dit, des gars un peu plus structurés socialement, donc quand ils font des trucs, ils vont dans le dur… Ils ont perdu leur côté sympathique lorsqu’ils ont commencé à retourner des bagnoles, à sortir les œufs et la farine… Je savais que nous, les livreur·euses, il fallait qu’on reste les gentil·les de l’histoire, parce que on avait cette image de jeunes, sportifs, courageux·euses. D’ailleurs, en 2017, on est passé tout près du clash. On prépare alors une manifestation à République pour interpeller Deliveroo et on a prévu d’aller dans les restaurants pour éteindre les tablettes. On n’avait pas vraiment de méthode… Certains étaient prêts à entrer dans les restaurants pour péter les tablettes. Les gars avaient commencé à en parler sur les réseaux… Une journaliste me dit alors que les plateformes ont déjà écrit leur communiqué de presse pour dire que nous sommes des violents, des casseurs… On était entre les manifestations contre la loi Travail et celles des cheminots et les gilets jaunes… Dans la nuit qui précédait la manifestation, j’ai remis ma casquette d’animateur et j’ai élaboré une méthode d’action qui ressemblait à un jeu. J’ai proposé que l’on fasse trois équipes et que l’on aille éteindre des tablettes… Celle qui éteignait le plus de tablettes avait gagné. Sans les casser bien sûr. On a posé le cadre : pas de violence, pas d’insultes, etc. Tout le monde est entré dans le jeu et tout s’est passé dans la joie et la bonne humeur… et le mail tout prêt de Deliveroo sur la violence et les casseurs a dû finir à la poubelle.

M. : Nassim Hamidouche, l’un des coursier.ère.s le plus impliqué dans le mouvement de grève en août-septembre 2019, a vu son contrat de prestataire résilié par Deliveroo. Pourriez-vous revenir sur cet exemple de répression ? Plus généralement, comment l’entreprise a-t-elle réagi face aux divers mouvements de grève ?

J.P. : Nassim est le dernier gréviste à s’être fait virer, c’est devenu une espèce de martyre. Il a eu un article dans Révolution Permanente et dans Le Monde, l’émission « Cash Investigation » s’est intéressé à son cas et à la lutte des livreur·euses. Dans cette émission, Elise Lucet met un responsable de Deliveroo face à ce qu’on a appelé les « Deliveroo leaks », des échanges de mails de la plateforme dans lesquels la direction de Deliveroo déclare pouvoir identifier les manifestants, même si on est déconnectés. Les plateformes ont donc d’abord eu une réaction répressive. Mais s’ils ont pu virer Nassim, c’est parce qu’il n’était pas médiatisé. Au début, les gens avaient peur de se faire virer s’ils passaient dans les médias. Or, l’histoire de Nassim a mis en lumière que la médiatisation protège plus qu’elle ne fait prendre de risques. Nassim militait toujours à Courbevoie, parce que c’était là qu’il travaillait, il ne voulait pas venir jusqu’à la place de la République devant les caméras. Hamza, qui est parisien, est au contraire passé devant les caméras, et il n’a pas été viré, et pourtant il a le même profil que Nassim : militant, arabe, grande gueule. Edouard Bernasse, avec qui j’ai travaillé au CLAP, a lui aussi été assez médiatisé et ne s’est jamais fait virer. Paradoxalement, on peut dire que Nassim s’en est bien sorti. Au départ il était choqué et en colère, mais il a pu trouver un boulot de chauffeur de poids lourd, avec de meilleures conditions de travail. Il est toujours dans le mouvement syndical, il nous soutient. Il a un petit côté « imam », parce qu’il parle aux gars, c’est un gars d’Argenteuil, et c’est quelqu’un qui sait se faire écouter quand il parle. Il est aussi très religieux, ce qui lui donne du charisme auprès des gens. On peut penser ce qu’on veut de la religion, mais de nos jours, 80% des livreurs sur Paris, sont musulmans, (un peu moins en province) donc il faut avoir cet axe-là, que moi je n’ai pas.

M. : Quels contacts avez-vous avec des collectifs à l’étranger ? Quelle est la place de ces relations internationales dans les mouvements de grève ?

J.P. : En 2018, on est allé en Belgique et on a fondé la TFC, la « Transnational Federation of Couriers ». On a un groupe de discussion pour s’échanger des informations, ce qui nous permet de faire l’état des lieux des actions qui se mènent dans chaque pays. Plus tristement, on y fait aussi le décompte des accidents mortels.

Les Etats-Unis notamment ont franchi un cap à la fin de 2019, avec la décision de justice de l’Etat californien de requalifier tous les travailleurs des plateformes, dont les chauffeurs et les livreurs. C’est presque pire pour les plateformes que la décision de la Cour de cassation en France, puisque les Etats-Unis n’ont pas la réputation d’être un pays de « gauchos »3. La décision états-unienne signale un progrès dans la prise de conscience par l’opinion publique et l’administration des revendications des travailleurs de l’ubérisation. Pourtant, le chemin est encore long : en décembre 2018, un tribunal londonien a confirmé que la justice britannique refusait de reconnaître les livreur·euses comme des salarié·es dans la mesure où iels avaient la possibilité de transférer leur course à un tiers, et ne fournissaient donc pas un service « personnel ».

M. : En France, nous en sommes actuellement à 45 jours de confinement. Quelles conséquences le confinement a-t-il sur les activités des livreurs ?

J.P. : Il ne reste que 20-30% des restaurants qui sont encore en activité. Ces restaurants font uniquement de la livraison, mais la plupart des livreur·euses autour de moi ont arrêté de travailler, aussi parce qu’on a reçu des aides de l’Etat. Le problème, c’est que les personnes qui continuent de travailler sont celles et ceux qui n’ont pas déclaré leurs revenus à l’URSSAF. Evidemment, quand le tarif des livraisons baisse, l’une des réactions que peuvent avoir les livreurs est de ne plus déclarer leurs revenus. Les travailleur·euses qui louent des comptes n’ont pas non plus accès aux aides. Or, plus les personnes payées à la tâche, sont précaires, moins elles s’embarrassent de précautions sanitaires chronophages. En plus, ce sont des jeunes à qui l’on a dit que c’était une maladie de vieux, donc le gel et les masques, “c’est pour les autres”. C’est pour cela qu’au CLAP on a demandé l’arrêt des plateformes. Malgré leurs annonces officielles, les gestes barrière ne sont guère respectés sur le terrain. Une livraison, ce sont des risques pris au restaurant, dans les parties communes de l’immeuble, multipliés par des centaines de livreur·euses. Mais les plateformes et le gouvernement se réfugient derrière l’illusion de la livraison « sans contact ».

M. : Pour finir, une question personnelle : avant la découverte de l’exploitation, est-ce que tu as choisi ce métier par intérêt ? Est-ce un boulot qu’on peut aussi aimer, ou est-ce un boulot par défaut ?

J.P. : C’est un boulot que j’adorais. Si on pouvait pu le faire de façon correcte au niveau de la protection sociale, au niveau des conditions de travail, je le ferais encore. Quoique j’ai 50 ans passés et je n’ai plus les genoux d’il y a 5 ans, je travaille toujours comme coursier à vélo en CDI à tiers-temps 2h par jour parce que j’ai besoin de beaucoup de temps pour “m’occuper” de l’ubérisation.

1 Peu avant le début du confinement, Deliveroo a décidé de supprimer le « système du planning » ( fondé sur des créneaux horaires à réserver les lundis pour la semaine) et introduire, à partir du 6 mars 2020, celui du « free shift ». Cette décision, contesté par les livreurs de Deliveroo, a été prise afin de supprimer ce qui pourrait être interprété comme un lien de subordination avec la plateforme. L’article 20 de loi LOM prévoir en effet que les travailleurs indépendants des plateformes puissent « librement se connecter et se déconnecter ».

2 A. Aguiléra, L. Dablanc, A. Rallet, « L’envers et l’endroit des plateformes de livraison instantanée, enquête sur les livreurs micro entrepreneurs à Paris », Réseaux, 6, 2018.

3 Le 4 mars 2020, la cour de Cassation a reconnu l’existence d’un lien de subordination entre Uber et un chauffeur ayant exercé l’activité entre 2016 et 2017, et requalifié donc son statut d’indépendant en salarié. Cette décision confirme celle de la Cour d’appel de Paris de janvier 2019, et elle qualifie pour la première fois le statut du chauffeur indépendant de « fictif ».