GAZA. Un des effets de la récente offensive israélienne contre Gaza sera-t-il de donner au Hamas un rôle prépondérant au sein de la société palestinienne ? Dans cet entretien réalisé par Philippe Marlière, Gilbert Achcar, politologue franco-libanais, analyse l’évolution et la place spécifique du Hamas dans le paysage politique palestinien. 15 mars 2009

Philippe Marlière : Plus d’un mois après l’intervention militaire des forces israéliennes à Gaza, dans quelle situation se trouve le Hamas |1|, d’un point de vue politique et militaire ?

Gilbert Achcar : Du point de vue des réactions populaires, il faut d’abord souligner qu’elles sont différentes selon le lieu concerné : Gaza, la Cisjordanie ou les pays arabes environnants. Un sondage récent réalisé par une institution palestinienne a montré un résultat qui peut paraître paradoxal : après l’agression israélienne, la popularité du Hamas a davantage augmenté en Cisjordanie qu’à Gaza. Plus on s’éloigne de Gaza, plus les populations palestiniennes sont sensibles à l’acte de résistance, au fait d’avoir résisté à Israël. Plus on se rapproche du centre des événements, plus les populations sont confrontées au coût énorme de ce type de résistance et plus on s’interroge sur le bien-fondé de cette stratégie de confrontation violente avec Israël. C’est pourquoi la réaction de la population à Gaza est beaucoup plus mitigée et moins favorable au Hamas, qu’elle ne peut l’être en Cisjordanie et, à plus forte raison, dans les autres pays.

J’ajouterai que le pouvoir exercé par le Hamas devient de plus en plus répressif à l’encontre des membres des autres groupes, non seulement le Fatah, mais aussi la gauche. Le FPLP |2|, traditionnellement bien implanté à Gaza, a publié un communiqué dénonçant les mesures répressives prises par le Hamas à l’encontre de ses membres. Ses dirigeants ont expliqué, à juste titre, que la bataille de Gaza n’avait pas été une « victoire », mais un acte de résistance (soumoud), et qu’Israël ne laissait d’ailleurs pas d’autre choix que celui de résister ou d’être liquidé par l’armée israélienne.

Dans le cas libanais, en 2006, l’opération militaire israélienne s’est soldée par un véritable échec. Certes, dans le sens strict du terme, on ne pouvait pas non plus parler de « défaite » israélienne à la façon d’un Diên Biên Phù libanais, mais le Hezbollah a pourtant pu parler de victoire dans le sens où le fiasco israélien était patent. Les pertes humaines du côté israélien étaient beaucoup plus élevées qu’à Gaza – environ 120 soldats morts contre trois à Gaza. En 2006, les Israéliens avaient le sentiment d’avoir perdu une manche, ce qui a débouché sur une crise politique et la constitution d’une commission d’enquête pour comprendre les raisons de cet échec. Pas cette fois-ci, mais il faut tenir compte, bien entendu, de la disproportion des moyens militaires entre les deux parties, bien plus grande encore qu’elle ne l’était dans le cas libanais.

PM : Existe-t-il des réactions hostiles au Hamas de la part de Palestiniens qui considèrent que c’est la politique du Hamas qui est responsable de l’intervention israélienne ?

GA : Non, cela ne va pas jusque-là. Les Palestiniens savent qu’Israël est responsable. C’est Israël, soutenu par l’Occident, qui a refusé de traiter avec le gouvernement démocratiquement élu du Hamas ; un gouvernement qui par ailleurs n’a pas cessé de mettre de l’eau dans son vin. La participation du Hamas aux élections législatives de 2006 était en soi une avancée significative, quand on sait que cette organisation avait refusé pendant longtemps de prendre part à toute élection, estimant que c’était un acte illégitime du fait de l’occupation israélienne. La participation du Hamas aux élections de janvier 2006 représentait donc un changement important. L’étranglement abject du secteur de Gaza par Israël a été réalisé avec le concours des pays occidentaux. Cela a démontré à l’ensemble des populations de la région que l’attachement occidental à la démocratie était totalement hypocrite. Les gouvernements occidentaux sont pour une « démocratie conditionnelle » ; la condition étant que les populations votent dans le sens escompté.

Quelques mois après sa victoire électorale, en juin 2006, le Hamas avait signé avec le Fatah de Mahmoud Abbas et les autres organisations palestiniennes une plate-forme dégageant des principes fondamentaux communs. Cette initiative a été complètement torpillée par Israël avec l’assaut lancé contre Gaza, immédiatement après la conclusion de l’accord. Israël ne veut pas d’une entente entre le Fatah et le Hamas ; son but est de briser ce dernier. Certains dirigeants israéliens sont pour l’éradication pure et simple du mouvement islamique, d’autres sont pour son élimination politique. Dans les deux cas, il convient d’écarter complètement le Hamas du tableau. Une tentative de putsch de la part d’éléments du Fatah a été soutenue par les Etats-Unis. Elle a été étouffée dans l’œuf par un coup préventif du Hamas. Cet épisode a amené le Hamas à raidir son attitude : alors que jusque-là il avait souhaité gouverner de manière consensuelle, il s’est emparé de l’intégralité du pouvoir à Gaza. La dernière agression israélienne l’a poussé à adopter un comportement encore plus autoritaire et répressif.

PM : S’il existe sans aucun doute une dimension religieuse intégriste au cœur du discours et du programme du Hamas, on peut aussi identifier une dimension « sociale ». Le Hamas est le pourvoyeur de services sociaux divers pour le bénéfice de la population gazaouie…

GA : C’est une évidence. Il ne peut exister d’organisation de masse sans action sociale. Tous les partis de masse – de l’extrême gauche à l’extrême droite – fournissent des services sociaux divers. Les partis ouvriers en Europe étaient, en ce sens, des contre-sociétés. Tu connais l’analyse d’Annie Kriegel à propos du Parti communiste français. C’est vrai que ces organisations se constituent en alternative aux institutions de la société qu’ils récusent. Cela peut aller, selon les cas, du club d’échecs au dispensaire. C’est aussi le cas des organisations de masse catholiques. Elles fournissent énormément de services et organisent elle aussi leur « contre-société » ou, du moins, leur « sous-société ». Il en va de même pour des organisations comme le Hamas ou le Hezbollah.

Le Hamas est confronté à une tension entre son programme constitutif qui est un intégrisme maximaliste – avec une dimension antisémite évidente – et la réalité de sa pratique politique, comme organisation de masse qui, portée au pouvoir par des élections, doit gérer. Tu as le même phénomène de tension toutes les fois qu’un parti qui a un programme de transformation radicale, accède au gouvernement dans des conditions non radicales. Etant donné sa taille, le Hamas ne peut cependant pas être une organisation monolithique. Il y a dans le Hamas des courants divers. Certains sont plus ouverts à des formes de modernisation politique, à un certain réalisme politique, c’est-à-dire qu’ils souhaitent doter le Hamas d’un programme qui correspond à ce qui est possible, pas une utopie totalitaire…

PM : Cette adaptation va même jusqu’à reconnaître l’existence d’Israël…Ainsi, le Cheikh Ahmed Yassine, assassiné par l’armée israélienne en 2004 et d’autres depuis, ont affirmé qu’ils seraient prêts à accepter la création d’un Etat palestin
ien sur les territoires occupés depuis 1967…

GA : Une reconnaissance de jure est impossible pour le Hamas, comme pour le mouvement palestinien dans son ensemble. Je crois que l’on ne peut pas demander aux Palestiniens d’accepter comme légitime la fondation de l’Etat d’Israël. C’est un Etat qui a été créé à la suite d’un processus colonial. Quelles que soient les raisons qui ont conduit à sa création – je pense ici au rapport invoqué entre cette création et la Shoah – pour les Palestiniens, cela reste un processus colonial de conquête, d’usurpation de leur territoire.

PM : Mais il y a la reconnaissance de fait d’Israël, à partir du moment où on considère qu’Israël est un Etat durablement établi dans la région ; une adaptation pragmatique à l’ordre des choses…

GA : Oui, mais ça c’est autre chose. Sur ce plan-là, le Hamas a des formules diverses comme une « trêve de très longue durée… », qui sont des façons plus ou moins adroites de reconnaître qu’une formule impliquant la coexistence d’un Etat palestinien avec l’Etat israélien est possible, à certaines conditions.

PM : Ces conditions ont été assez clairement énoncées par le Hamas : création d’un Etat palestinien dans les frontières de 1967 avec Jérusalem comme capitale et traitement de la question du droit au retour. Après de longs entretiens avec les dirigeants du Hamas, Jimmy Carter, l’ancien président des Etats-Unis, a écrit récemment : « Les dirigeants du Hamas m’ont affirmé qu’ils accepteraient tout accord de paix qui serait négocié entre les Israéliens et le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas qui dirige aussi l’OLP, à la condition que cet accord soit accepté par les Palestiniens par référendum ou par un gouvernement élu d’unité nationale » |3|…

GA : Oui, mais le Fatah lui-même, qui est pourtant très « modéré » et depuis longtemps, a beaucoup de mal à accepter le diktat israélien. Ceci explique l’impasse du processus d’Oslo |4|, avec l’achoppement sur la question des réfugiés palestiniens. On ne peut donc pas s’attendre à ce que le Hamas qui, sur le plan de la trajectoire politique, en est là où l’OLP était arrivée il y plus de trente ans, renonce à des principes fondamentaux de ce type. Si Israël est réellement disposé à faire des « concessions » – qui seraient des « concessions » par rapport à ce qu’il a acquis par la force et non par rapport à de quelconques droits légitimes – on peut à ce moment-là s’attendre à ce que ceux qui ont véritablement le droit de leur côté – les Palestiniens – fassent les concessions nécessaires. Or, du côté israélien, c’est l’arrogance absolue, la volonté d’imposer un diktat pur et simple, qui fait que tout est bloqué. L’intransigeance israélienne ne peut que pousser les Palestiniens à la radicalisation.

On peut aussi noter que l’image d’Israël dans l’opinion publique mondiale a été terriblement affectée par la dernière agression. Du point de vue sioniste, la droite israélienne a commis une erreur monumentale, avec le soutien de la soi-disant gauche israélienne, le parti dit « travailliste ». Le virage vers la barbarie guerrière a commencé avec l’invasion du Liban menée par le Likoud en 1982. Il s’est accentué avec l’arrivée au pouvoir d’Ariel Sharon, qui a réinvesti la Cisjordanie en 2002. Depuis, l’escalade de la violence israélienne n’a pas cessé. Il y a eu la guerre du Liban en 2006 qui a été la plus violente et la plus brutale qu’ait menée Israël dans son histoire. Avec l’agression contre Gaza, un seuil supérieur de violence a été atteint, si l’on considère la concentration et la densité des bombardements. En proportion de la population et en proportion du temps de bombardement, les dégâts à Gaza sont plus importants encore que ceux infligés aux Libanais.

Israël affiche un visage de plus en plus arrogant et barbare, celui d’un Etat qui ne pratique plus aucune autolimitation « humanitaire » dans son action militaire, avec une grande lâcheté, de surcroît, du haut de la supériorité écrasante de ses moyens. C’est pourquoi la dernière agression a contribué à retourner l’opinion publique occidentale, de plus en plus choquée par le comportement de l’Etat d’Israël. C’est en soi quelque chose de positif, même s’il ne faut pas oublier que le prix payé par le peuple palestinien est terrible.

PM : Quelles sont les rapports de force entre la gauche palestinienne, le Fatah et le Hamas ?

GA : Le Fatah n’est pas une force de gauche, bien entendu. La gauche palestinienne a toujours vu dans le Fatah une force de droite, depuis les débuts de la résistance palestinienne après la guerre de 1967. Le Fatah est bien intégré dans le concert des régimes arabes. Il est notamment proche des Saoudiens qui sont tout sauf de gauche, ainsi que du régime égyptien. L’Autorité palestinienne dirigée par le Fatah est reçue au Parlement européen et à Washington. Elle a maintenu ses rapports avec le gouvernement israélien, en dépit des crimes abominables que celui-ci a commis contre le peuple palestinien. C’est vraiment une droite capitularde. Après les accords d’Oslo, Edward Saïd avait établi une analogie entre l’Autorité palestinienne et le régime de Vichy. C’était cependant une exagération que de comparer Yasser Arafat à Pétain, mais dans le cas de Mahmoud Abbas, la comparaison est fondée. Arafat a quand même fini par tenir tête avec opiniâtreté aux dirigeants israéliens, refusant d’accepter leur diktat in fine. Il avait nourri beaucoup d’illusions au moment des accords d’Oslo, mais il est mort à la suite d’un long siège dans son quartier général à Ramallah. L’Autorité palestinienne sous Abbas est par contre de plus en plus « vichyste » dans sa réaction à l’occupation israélienne. Cela ne signifie pas que l’ensemble du Fatah soit représenté par Abbas.

Pendant longtemps, le Fatah a été l’incarnation principale de la résistance nationale palestinienne. On trouve de tout en son sein, y compris beaucoup d’adversaires de Mahmoud Abbas, bien plus exigeants que lui envers l’occupant. Le Front populaire de feu Georges Habache est une organisation d’origine nationaliste qui a radicalisé idéologiquement son discours à la fin des années 60 en adoptant le « marxisme-léninisme ». Mais dans le fond, ce parti reste un courant nationaliste de gauche, radical dans son anti-impérialisme, son antisionisme et son opposition aux régimes arabes liés aux Etats-Unis. Cependant, le FPLP n’a jamais su offrir une alternative au Fatah : il s’est souvent rangé derrière ce dernier au nom de l’unité nationale – souvent en dernière minute et après des protestations véhémentes – perdant une occasion après l’autre de capter la radicalisation de la partie croissante de la population palestinienne qui rejetait les capitulations successives de la direction de l’OLP. C’est ce qui a ouvert un boulevard au Hamas, notamment à partir de la deuxième Intifada déclenchée en septembre 2000.

La première Intifada (1987-1990) a été dominée au départ par les organisations laïques des territoires occupés, avec un rôle important de la gauche. A partir de 1988, la direction en exil de l’OLP s’est emparée des commandes dévoyant le mouvement de ses aspirations politiques premières et permettant ains
i au Hamas de s’imposer graduellement. La gauche palestinienne a rejeté les Accords d’Oslo, mais c’était une opposition molle, à l’intérieur de l’OLP. Le Hamas a, pour sa part, pratiqué une opposition intransigeante. Plus le processus d’Oslo s’est enlisé du fait de la colonisation et de l’arrogance israélienne, plus le Hamas a pu tirer les marrons du feu. En outre, la corruption de l’Autorité palestinienne établie dans les territoires occupés a profité au Hamas. Ceci explique qu’en janvier 2006 une majorité de voix se soit portée sur le mouvement islamique, ce qui lui a permis d’être majoritaire en sièges et de constituer le gouvernement. La gauche a été très affaiblie au fil des ans.

On a donc de fait deux droites qui s’affrontent dans le mouvement palestinien. L’une, incarnée par le Fatah, est laïque, mais capitularde dans le sens vichyste. L’autre, incarnée par le Hamas, est nationaliste, mais intégriste sur le plan religieux et socialement réactionnaire.

PM : Depuis 2006, sont apparues à Beyrouth des affiches rouges sur lesquelles se côtoient les portraits de Nasser, Nasrallah et Chávez. Après les interventions militaires au Liban en 2006 et à Gaza en 2008-09, envisages-tu la résurgence d’un panarabisme, regroupant islamo-nationalistes comme le Hamas et des forces de gauche laïques ?

GA : Ce serait un panarabisme assez particulier qui aurait Hugo Chávez pour figure de proue ! L’hypothèse d’un panarabisme agrégeant des forces de gauche et islamiques ne tient pas debout. Le fossé est trop grand entre ces forces politiques. Si l’on veut seulement parler du sentiment national, d’une conscience nationale arabe, ce n’est pas évident non plus. Le slogan des intégristes islamiques est : « Non au nationalisme, oui à l’islam ! » Cela dit, le sentiment national panarabe a connu une résurgence avec son catalyseur traditionnel que sont les agressions israéliennes soutenues par l’Occident. L’occupation de l’Irak a également joué un rôle important à cet égard.

PM : Barack Obama sera-t-il un acteur plus impartial ?

GA : Plus impartial ?… Tu veux dire moins partial… Moins partial, ce n’est pas très difficile par rapport à l’administration Bush. On peut être soulagé de savoir que le nouveau gouvernement israélien n’aura pas à traiter avec l’administration Bush. La relation Sharon-Bush, puis Olmert-Bush a été désastreuse. Alors un partenariat Netanyahou-Bush aurait constitué le degré ultime de la catastrophe. Avec Obama, il y aura certainement une volonté d’apparaître un peu plus équilibré. La question qui se pose cependant est : est-ce que la nouvelle administration ira au-delà de ce qui fut la ligne définie par l’administration démocrate précédente de Bill Clinton ? C’est un gros point d’interrogation et la nomination d’Hillary Clinton au Département d’Etat laisse plutôt penser que ce ne sera pas le cas.

Propos recueillis à Londres le 9 février 2009.

Entretien réalisé par Philippe Marlière, maître de conférences en science politique à University College London.

|1| Le Hamas a été créé par le mouvement des Frères musulmans en décembre 1987, au lendemain du déclenchement de la première Intifada, et s’est développé principalement à Gaza.

|2| Le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) a été fondé en 1967 sous la direction de Georges Habache. C’est une organisation politique palestinienne qui combine nationalisme arabe et marxisme. Le FPLP a rejoint l’OLP en 1968 et en est devenu le deuxième groupe par son importance après le Fatah de Yasser Arafat.

|3| J. Carter, « An unnecessary war », Washington Post, 8 janvier 2009.

|4| Les Accords d’Oslo sont le résultat d’un ensemble de discussions menées en secret entre des négociateurs israéliens et un petit nombre de négociateurs palestiniens à Oslo en 1993, en parallèle aux discussions publiques de la Conférence de Madrid en 1991.