Dans quelles conditions la liberté d’expression s’exerce-t-elle en pratique dans le paysage médiatique français ? Quelles pressions, explicites ou implicites, pèsent sur les personnes qui façonnent l’information ? De quelles marges de manœuvre ces personnes disposent-elles ? Rédacteur en chef à Arrêt sur images, Loris Guémart revient dans cet entretien sur les rapports de pouvoir qui président à la fabrication de l’information.
Propos recueillis le 15 juin 2022.
Mouvements (M.) : Dans son cours intitulé Sur la télévision (1996), Pierre Bourdieu souligne la remarquable homogénéité de l’information – euphémisme pour parler de censure – accessible au public français. Noam Chomsky parle quant à lui célèbrement de Fabrique du consentement (1988). Qu’en est-il selon vous aujourd’hui de cette homogénéité de l’information dans le paysage médiatique français ?
Loris Guémart (L.G.) : Aujourd’hui, le paysage médiatique français est beaucoup plus diversifié qu’il ne l’était à l’époque de Pierre Bourdieu. Au-delà de la question des chaînes d’info en continu, il y a davantage de chaînes de télévision, et on peut trouver de la télévision sur n’importe quel site internet ; on peut lire Mediapart, Arrêt sur images ou des dizaines de médias indépendants, en particulier à gauche du spectre politique, ce qui manquait quelque peu jusque-là. L’extrême droite aussi a beaucoup plus de possibilités de s’exprimer. Donc en ce sens-là, il y a beaucoup moins d’homogénéité. Mais d’un autre côté, si on regarde les audiences, en réalité, la situation n’a pas tant changé que ça. Les médias audiovisuels traditionnels restent très prépondérants et d’une homogénéité assez spectaculaire, avec un spectre politique qui va du très léger centre gauche jusqu’à la droite la plus décomplexée. Ce spectre s’est déplacé vers la droite, en particulier sous l’influence de Vincent Bolloré, qui a créé quasiment à lui tout seul la notion de média d’extrême droite mainstream – CNews, Europe 1, le JDD, Paris-Match… On entend aujourd’hui quotidiennement des choses qui n’étaient pas dicibles il y a vingt ans. Mais en soi, l’homogénéité reste extrêmement forte. On le voit de manière très saillante avec le traitement du programme économique de la NUPES, qui suscite des réactions d’une virulence qu’on voit rarement même avec les partis d’extrême droite les plus racistes comme Reconquête.
Les choses sont un peu différentes concernant la presse écrite, qui a connu une certaine évolution depuis quelques années, notamment grâce à l’influence de Mediapart. Libération, qui était encore jusqu’en 2020 dirigé par Laurent Joffrin, donc tout à fait dans la ligne des médias traditionnels, est revenu aujourd’hui à une ligne éditoriale bien plus marquée à gauche. Le Monde prend désormais des positions relativement fortes sur les violences sexuelles, ou sur les questions écologiques et climatiques, avec une critique des ravages environnementaux du capitalisme beaucoup plus présente qu’autrefois. Le Parisien n’a en revanche quasiment pas changé, même si on peut percevoir un début d’évolution, là encore à mon sens par un jeu de concurrence avec Mediapart. Tout en affichant une ligne éditoriale en rupture avec les discours habituels, ce site d’information compte en effet plus de 200 00 abonnés et il est très lu par les journalistes.
M. : Pourriez-vous revenir sur les principales étapes de la fabrication de l’information dans les médias en France ? Existe-t-il sur ce point des différences significatives en fonction des types de média (presse écrite, radio, télévision…) et des types de rédaction (grands médias, médias indépendants, médias militants…) ?
L.G. : Si on considère l’ensemble du paysage médiatique aujourd’hui, on constate qu’il y a beaucoup plus d’enquêtes qu’autrefois. La spécificité d’une enquête, outre que c’est un travail qui prend parfois des mois à réaliser, est qu’elle vise à avoir un impact en termes d’opinion publique. Beaucoup de médias, notamment indépendants, ne conçoive plus du tout le journaliste comme un simple raconteur d’histoires sans ambition d’influer sur la société. Ce journalisme dit « d’impact » est d’ailleurs ce qui justifie de faire payer une information qui, pendant quasiment deux décennies, était devenue gratuite. On ne paie pas juste un média parce qu’on y lit des articles, mais parce que ce média se présente comme un moyen d’agir sur la société. Rares sont les abonnés de Mediapart, par exemple, qui lisent plus d’une fraction des articles publiés par ce média. On ne lisait pas non plus l’intégralité de la version papier du Monde autrefois, mais l’objectif était alors plutôt de se tenir informé.
Cette version un peu idéalisée du journalisme reste cependant très minoritaire. Par exemple, même en étant généreux, je ne pense pas que plus de 5% des journalistes de France Télévision font du travail d’enquête. En presse locale, enquêter se fait le plus souvent sur son temps libre, presque en douce. L’enquête peut être publiée si elle n’est pas trop critique des figures politiques locales, etc. Mais on peut tout à fait faire quarante ans de journalisme local sans jamais enquêter de sa vie, en se contentant d’aller faire des kermesses, comme on peut être dans le service économique d’un grand journal et se contenter de recopier du communiqué de presse et d’appeler deux personnes par papier pendant toute sa carrière.
En radio et en audiovisuel, la situation est encore pire. On est davantage sur un process de type industriel que de type artisanal, avec un ensemble de personnes qui opèrent en cascade sur le produit informationnel final, chacune avec ses contraintes. La contrainte majeure est sans doute celle du format, jugée un peu indépassable. Or, contrairement à ce qu’on peut encore entendre y compris dans certaines des plus grandes écoles de journalisme, le format influe de manière absolument déterminante sur le fond de l’information produite. Il y a un grand nombre de sujets qu’on ne pas traiter dans certains formats, ou d’une manière tellement réductrice qu’elle en devient fausse. Or, en radio, vous avez une minute vingt pour traiter d’un sujet, qu’il s’agisse d’un fait divers ou d’un sujet social complexe. Et même s’il n’y a rien à dire, la minute vingt sera quand même produite, car il faut nourrir le fil info de la station. Donc la contrainte du format est absolument tragique pour la qualité de l’information. Au final, on a un produit informationnel qui se ressemble beaucoup d’un média à l’autre. Il ne s’agit pas seulement d’une similitude de ligne éditoriale, cela va bien au-delà. Notamment, le ton est très uniformisé. On n’entend par exemple jamais la voix d’un journaliste en particulier émerger dans un JT, que l’on pourrait suivre de JT en JT, comme cela peut être le cas dans la presse écrite. Au Monde, par exemple, journal tiraillé entre un mode de fonctionnement industriel et un mode plus artisanal, quelqu’un comme Florence Aubenas dispose d’une grande liberté pour produire ses articles.
Sur Internet, les contraintes de format sont bien moins lourdes. L’émission « Ouvrez les guillemets » présentées par Usul sur Mediapart, par exemple, dure entre 10 et 25 minutes. Les entretiens que l’on mène à Arrêt sur images tournent autour d’une heure, mais il arrive que l’on pousse jusqu’à deux heures. Ce que montre la production d’informations sur Internet, c’est que dès qu’on peut s’affranchir de la contrainte du format, on le fait. Cette contrainte n’a donc rien d’indépassable.
L’AFP jour un rôle évidemment crucial dans la fabrication de l’information. Mediapart s’en sert de façon bien particulière, en se contentant de publier l’ensemble des dépêches AFP du jour, en les signalant bien comme telles, sans retouche ni sélection. Ils ne considèrent pas qu’ils doivent couvrir l’ensemble de ce qui se passe et préfèrent se concentrer sur des choix éditoriaux forts nourris par quelques enquêtes publiées en Une. C’est une forme d’utilisation de l’AFP tout à fait conforme à son rôle, qui est de permettre aux journaux de parler de ce qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas couvrir. Mais ce rôle essentiel est aussi tragique, parce que tous les biais de l’AFP se retrouvent dans les médias. L’influence de l’AFP est beaucoup plus importante sur les médias audiovisuels que sur la presse écrite. Le fil info de France Info le matin, par exemple, est pratiquement une simple lecture des dépêches AFP de 7h. Avec toutes les erreurs qui s’y trouvent éventuellement, parce que l’AFP publie des versions différentes de ses dépêches tout au long de la matinée, avec d’autres précisions, ou parfois enrichie de la déclaration d’un ministre, etc. La volonté d’instantanéité des médias audiovisuels entraine une extrême porosité au fil AFP, le problème étant que les auditeurs n’en sont pas vraiment informés.
Un autre aspect important de la fabrication de l’information est l’influence de la presse écrite sur les médias audiovisuels, notamment sur les journaux télévisés. On retrouve régulièrement au 20h ce qu’on a pu lire le matin dans Le Parisien, qui reste la référence pour les producteurs de JT, à cause de son tirage important. Ces producteurs piochent aussi souvent dans la presse régionale, parfois d’ailleurs par l’intermédiaire du Parisien, qui lui-même recycle très bien la presse régionale, comme le fait aussi l’AFP. Le résultat de ces pratiques est que seul une fraction de journalistes dénichent, vérifient et contextualisent des informations nouvelles. On en revient à la question de la production industrielle de l’information. Concrètement, trouver un sujet, le défricher, c’est-à-dire s’assurer qu’il y a bien un sujet d’intérêt public, trouver des interlocuteurs fiables, trouver le contradictoire, s’il y a une personne ou une institution mise en cause, etc., si on le fait à blanc, ça prend vite plusieurs jours. Et donc on est dans des délais qui sont intenables pour l’industrie audiovisuelle. Du coup, quasiment la moitié des sujets que l’on voit traités à la télévision sont simplement une mise en images d’articles de presse écrite, ce qui s’appelle du « repackaging ». Le problème étant que cela n’est jamais sourcé. Les journalistes locaux entretiennent d’ailleurs une certaine antipathie envers les journalistes télé qui les contactent car ils découvrent régulièrement leur article du matin mis en images le soir même ou le lendemain avec le même déroulé, les mêmes interlocuteurs, mais sans que leur journal ne soit cité, évidemment. On reproche souvent à la presse locale de ne rien sortir alors même qu’elle est largement victime d’une forme de pillage qui invisibilise son travail. En plus de cela, les journalistes nationaux ne se gênent souvent pas pour citer les personnes hors contexte ou de façon trop rapide afin d’accroître le sensationnalisme de leur reportage. Mais les gens se sentent alors trahis, et cela complique ensuite le travail des journalistes locaux – quant aux journalistes nationaux, il y a peu de chances pour qu’ils reviennent rapidement dans la même localité. Ce qui est dommage aussi, c’est que les sujets repris ne font pas l’objet d’un enrichissement, en les traitant sous un autre angle, ou en les replaçant dans un contexte national. Donc cette information est gâchée, d’une certaine façon. La production de l’information est ainsi partagée entre l’industrie et l’artisanat, avec une tension entre ces deux modes de fabrication. On ne fabrique pas du tout l’information de la même façon selon le poids qu’on pèse en audience. Ce qui a peut-être changé, c’est qu’il y a beaucoup plus d’artisans qu’autrefois, ou en tout cas, que les artisans ont beaucoup plus d’impact potentiel, notamment grâce à Internet.
Pour finir sur cette question de fabrication de l’information, je voudrais mentionner l’existence d’une catégorie de travailleurs de l’information dont les gens – y compris la plupart des journalistes parisiens – ignorent souvent l’existence : il s’agit des correspondants locaux de presse[1]. Ils constituent une espèce de lumpenprolétariat du journalisme, qui produisent de l’information mais sans avoir le statut de journaliste. Ils sont environ 30 000 en France, soit presque autant que le nombre de journalistes. Ils sont payés à la tâche, à un tarif très inférieur à celui des journalistes pigistes, ne signent pas leurs papiers, et n’ont pas le droit d’avoir une carte de presse, donc ne bénéficient pas de la protection des sources. Pourtant, dès qu’on sort des grandes agglomérations, ce sont le plus souvent eux qui vont aller couvrir les événements ou recueillir la parole des gens. Les pages locales de Ouest-France, par exemple, sont remplies à 50-70% par le travail de correspondants locaux. Certains journaux ont même créé des postes de coordinateur de correspondant local, où quelqu’un qui sort d’une école de journalisme peut se retrouver à effectuer de fait le travail d’un rédacteur en chef, en dirigeant une douzaine de personnes qui ont beaucoup plus de bouteille que lui et travaillent pour beaucoup moins. Par ailleurs, comme les correspondants locaux ne sont pas journalistes, les syndicats de journalistes ne s’en occupent pas, même si cela commence à changer. Eux-mêmes n’ont pas le droit de former des syndicats, car ils ne sont pas salariés. Il est très difficile pour eux de s’organiser collectivement, car ils ne se connaissent par entre eux, c’est un métier très éclaté. C’est seulement grâce à l’erreur d’un directeur départemental de Ouest-France, qui a envoyé un mail avec les adresses en clair de tous les correspondants locaux du département, qu’un collectif de correspondants locaux a pu se former récemment. Parmi les choses que ce collectif a faites, une étude portant sur plus de 800 correspondants locaux – ce qui est impressionnant, vu la difficulté de les identifier et de les contacter – qui établit que ces correspondants sont payés en moyenne entre 3 et 4 euros de l’heure pour leur travail. Il ne faut pas s’étonner du coup que la qualité de l’information locale laisse souvent à désirer.
M. : La fabrication de l’information implique des arbitrages à chaque étape du processus. Quelle tensions ces arbitrages occasionnent-ils typiquement entre les différents acteurs de ce processus ? Dans quelle mesure l’information diffusée au public est-elle affectée par les hiérarchies qui gouvernent les relations entre ces différents acteurs ?
L.G. : C’est simple, et sur ce point rien n’a changé : la hiérarchie a un impact massif sur la production de l’information. C’est d’autant plus vrai que la structure est grosse, mais dans tous les cas, ce sont les actionnaires qui décident, ou du moins qui nomment les personnes qui décident, et qui en général vont se garder de faire des choses qui déplaisent à ces actionnaires. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de marges de manœuvres, il ne faut pas croire que les journalistes sont impuissants ou n’ont pas de responsabilité individuelle ou collective en tant que rédaction. Mais cela reste de simples marges de manœuvre. Il est par exemple très significatif que la période de l’été, c’est-à-dire quand la rédaction en chef est en vacances, est un bon moment pour publier des articles dont on sait que les chefs n’auraient pas forcément envie qu’ils soient publiés, ou du moins pas sous cette forme-là. Autre exemple : lorsque Bernard Arnault a racheté Les Échos, les journalistes ont négocié pour obtenir le droit de valider le choix du directeur de la rédaction, c’est-à-dire de pouvoir refuser par un vote que tel ou tel directeur soit nommé, même si au bout de trois propositions ils devaient accepter la personne choisie par l’actionnaire. Ce qui montre que les rédactions ont conscience à la fois de leur pouvoir, et d’à quel point les chefs sont influents sur tous les autres acteurs du processus de production d’information.
Après, il y a de très grandes variations entre les médias. Bolloré est un cas d’espèce, parce que son interventionnisme éditorial est particulièrement transparent : quand on travaille dans un média qui lui appartient, il est impossible de s’illusionner sur sa propre indépendance. C’est sans doute pour cela qu’il suscite autant de révolte de la part des rédactions. Quelqu’un comme Xavier Niel, qui possède Le Monde, est beaucoup plus subtil, même si l’on peut constater qu’il y a beaucoup moins de portraits de lui dans la presse française depuis le rachat du journal. C’est quand même Niel qui a déclaré : « Quand les journalistes m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix ». Mais au Monde, globalement, excepté sur quelques sujets un peu sensibles, les journalistes disposent d’une assez grande liberté. Après, les personnes qui sont nommées à la tête du Monde restent des gens qui vont convenir aux journalistes déjà en place, et aux propriétaires. Les gens les plus critiques ne seront jamais nommés à la tête du journal, c’est aussi simple que cela. On reste entre personnes de bonne compagnie.
Ce phénomène existe aussi dans les médias indépendants, ou dans la presse locale. Certains journalistes qui travaillent pour de grands médias locaux vont affirmer qu’ils ont travaillé toute leur carrière dans la plus grande indépendance. Mais d’autres ont constamment des problèmes avec leur hiérarchie, et je peux vous assurer que cela n’a rien à voir avec leur professionnalisme. C’est une question de sujet. On peut parler de choses inoffensives pendant 30 ans, quand on est journaliste. On peut aussi parler uniquement de choses qui dérangent et être emmerdé par absolument toutes les directions de tous les médias dans lesquels on passe. C’est quelque chose de très typique. Donc il y a partout des processus d’arbitrages où la hiérarchie fait jouer son autorité. Pour prendre l’exemple d’Arrêt sur images, lorsque Daniel Schneidermann en était le seul propriétaire – maintenant ce sont l’ensemble des actionnaires – c’est au final lui qui décidait des contenus produits. Les journalistes avaient bien entendu une certaine liberté dans ce qu’ils pouvaient lui proposer, mais si un sujet n’emportait pas son adhésion, il ne se faisait pas.
Une bonne illustration des rapports de pouvoir qui structurent le monde médiatique est la question de la publicité cachée, ce qu’on appelait autrefois le publireportage, et aujourd’hui le « native advertising ». C’est un mode de financement qui est en train de devenir très important pour beaucoup de médias, gratuits comme payants. Pour avoir enquêté sur le sujet, je sais qu’il y a beaucoup de journalistes qui sont très gênés par cette pratique, pour la bonne raison que comme un certain nombre d’études l’ont indiscutablement montré, l’immense majorité des lecteurs se font tromper par ce genre de contenu en pensant que ce sont des contenus journalistiques. Ces études montrent aussi que quand un lecteur s’en aperçoit et qu’il a l’impression d’être trompé, il perd confiance dans le journal et dans la rédaction qui a produit ce type de contenu. Donc c’est un danger quasiment existentiel pour les rédactions. Certaines rédactions ont engagé des négociations au sujet de ces contenus, d’autres ont si peu de pouvoir qu’elles n’ont même rien tenté. Les journalistes du Figaro et ceux du Parisien ont obtenu qu’une mention soit apposée, soit tout en haut, soit tout en bas du papier, pour dire que ce qui est écrit dans l’article n’a pas été produit par la rédaction. Sans l’ouverture de négociations, il n’y aurait eu aucune mention de ce genre. À Libération, ils ont réussi à obtenir que le logo du journal soit en vert plutôt qu’en rouge, et que le fond de l’article soit d’un autre type de gris. Ils estiment qu’ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour essayer de différencier ces contenus des leurs. Ça reste probablement un échec pour une majorité de lecteurs. On constate donc toutes les limites du contrôle des journalistes sur les contenus publiés, alors même que ceux qui travaillent pour Libération se voient comme très indépendants, et qu’ils ont en effet bien plus de pouvoir que ceux du Figaro.
Les syndicats de journalistes défendent depuis des décennies le fait que les rédactions soient des entités juridiques. Cela permettrait qu’elles aient une indépendance bien plus grande vis-à-vis des actionnaires. Mais en l’état actuel, les médias n’échappent pas à la règle générale du fonctionnement des entreprises dans une société capitaliste, à savoir que c’est le patron qui décide. Cela reste une réalité un peu indépassable.
M. : Le processus de fabrication de l’information, et notamment les hiérarchies internes qui gouvernent les relations entre ses acteurs, constitue-t-il un objet de discussion significatif parmi les journalistes, que cela soit de façon informelle ou dans le cadre de forums plus organisés ? Des modalités de résistance au contrôle éditorial en interne sont-elles envisagées ou mises en œuvre ?
L.G. : Dans quasiment toutes les rédactions, à part celles qui ont vraiment été réduites à néant – et là, je pense clairement aux rédactions Bolloré – il y a toujours une part minoritaire, mais significative, de journalistes qui s’intéressent à la production de l’information. Maintenant, et même si je tiens à dire que c’est une estimation au doigt mouillé, la majorité des journalistes ne s’intéressent pas particulièrement à autre chose qu’à leur métier. En fait, il faut réaliser que pour beaucoup de journalistes, pour tout un tas de raisons personnelles et collectives, le journalisme n’est pas une vocation passionnelle qui nécessite qu’on se crève à la tâche – comme c’est le cas pour les journalistes locaux qui font des enquêtes approfondies sur leur temps personnel, mais dont beaucoup finissent en burn out – mais c’est un métier comme un autre, que l’on exerce comme la plupart des gens exercent leur métier, c’est à dire sans trop se poser de questions, machinalement. C’est particulièrement vrai dans un cadre de production industrielle de l’information : il faut trouver un sujet, il faut qu’il soit concernant pour intéresser les gens, il faut qu’il fasse de l’audience, qu’il soit bien packagé, que la forme soit jolie, et puis voilà, on a fait un beau produit et la semaine prochaine, on va faire un autre beau produit. Si je suis localier ça sera plutôt trois sujets par jour, mais la logique est la même : on peut faire une vie comme ça, et je n’ai aucun jugement moral là-dessus. À cet égard, le journalisme n’a tout simplement rien d’exceptionnel. Un autre problème est que contrairement à ce que l’on imagine, les journalistes ne sont pas toujours bien éduqués aux médias : il arrive par exemple très souvent que des journalistes retweetent des informations bidons faute de s’être posé la question des sources. Donc les journalistes n’ont pas forcément les connaissances pour s’interroger sur leur métier.
En termes de modalités d’organisation, il existe bien sûr des syndicats de journalistes, mais qui n’ont pas toujours leur mot à dire publiquement. Il y a aussi, comme je l’ai déjà mentionné, les sociétés de journalistes (SDJ), dont le rôle est de garantir l’indépendance de la rédaction. Mais la résistance aux pressions passe le plus souvent par ce qu’on peut appeler de l’ingénierie sociale. J’ai déjà parlé de la technique qui consiste à attendre la période où la rédaction en chef est en vacances pour publier des articles qui risqueraient d’être refusés sinon. On peut aussi, par exemple, écrire trois ou quatre articles pile dans la ligne de ce qui est demandé par la rédaction en chef, pour essayer ensuite de faire passer un papier sur un sujet plus personnel ou controversé. Une autre pratique, très courante, consiste à envoyer au Canard Enchaîné une info jugée trop gênante à publier par sa hiérarchie. Une fois que c’est paru dans le Canard, il devient plus facile de faire paraître l’info dans son propre journal, même si le journaliste invisibilise ainsi son travail. Une autre tactique encore consiste à faire poser une question gênante à un responsable politique par des membres de l’opposition, par exemple lors d’un conseil municipal. On peut alors simplement faire un compte-rendu du conseil, en incluant la question et la réponse, ce qui permet d’éviter de paraître trop vindicatif. Il y a aussi de l’ingénierie sociale dans l’exercice des relations de pouvoir internes aux journalistes : lorsqu’un journaliste se voit refuser un sujet, il peut parfois compter sur l’intervention d’un autre journaliste de la rédaction, qui peut par exemple proposer de traiter du même sujet sous un autre angle, et éventuellement convaincre le rédacteur en chef.
Il s’agit là de stratégies individuelles, qui mêmes si elles permettent de faire passer une info importante, ne sont pas vectrices de résistance collective car elles reposent justement sur la discrétion. Il est possible aussi d’agir de façon plus ouverte, d’aller au contact : s’engueuler avec son rédac chef en cas de refus d’un article, solliciter la SDJ et les syndicats, donc faire un pataquès dans le journal qui finit par être relayé dans le Canard. Mais c’est beaucoup plus coûteux pour le journaliste. Un jeune journaliste se verra licencié s’il est en CDI, et s’il est en CDD, comme c’est le plus souvent le cas, son contrat ne sera pas renouvelé. Un journaliste plus installé sera plutôt placardisé, en le mettant par exemple au service culture, où il sera moins gênant.
Un des problèmes est que toutes ces tactiques relèvent d’un savoir vernaculaire. On n’apprend pas à ruser avec les contraintes éditoriales en école de journalisme. Donc les journalistes qui débutent dans le métier peuvent se trouver désemparés. Moi-même, au début de ma carrière, j’ai failli jeter l’éponge. Si j’ai finalement continué, c’est grâce au fait que j’ai appelé un journaliste du Canard, qui m’a donné les premières clés de cette ingénierie sociale. Il m’a expliqué que dans la plupart des journaux, pour faire sortir des infos, il fallait être « extrêmement hypocrite et roublard ». À cet égard, les choses n’ont pas vraiment changé depuis l’époque de Bourdieu. La différence c’est qu’aujourd’hui, les nouvelles technologies rendent plus facile la communication entre pairs, donc le partage de savoirs. Après, il reste des questions sur lesquelles ces tactiques infra, qu’elles soient individuelles ou collectives, n’ont quasiment aucune prise. Concernant la publicité cachée, par exemple, rien ne pourra bouger sans que l’on tape collectivement du poing sur la table, parce que les pressions économiques de l’autre côté sont trop fortes.
M. : La formation des journalistes, notamment dans les écoles de journalisme, vous semble-t-elle inclure une réflexion suffisante sur les enjeux de liberté d’expression, y compris en termes de pressions éditoriales en interne ?
L.G. : La réponse est très simple : non, absolument pas. On reste dans le cadre d’un savoir vernaculaire. Sur ce point, rien n’a changé par rapport à ce que décrivait François Ruffin en 2003 dans son livre Les Petits Soldats du journalisme. Ruffin décrit très bien la formation de petits cadres du journalisme industriel. Les écoles ont des partenariats avec les médias, elles sont souvent financées par ces médias, elles leur envoient des stagiaires, et les meilleures écoles travaillent avec les plus grands médias. Donc il y a une relation de pouvoir qui n’est pas du tout favorable aux écoles, qui sont dépendantes des médias, pour l’envoi de stagiaires comme ensuite pour les embauches, l’objectif premier des écoles étant l’insertion professionnelle. On n’échappe pas au fait que ce qui est dominant en termes de postes, c’est le journalisme industriel ; et pour s’en sortir dans ce cadre-là, si on a des ambitions journalistiques, il faut être hyper vicieux, pour le dire clairement.
Il y a tout de même une différence aujourd’hui, c’est que les élèves ont plus de liberté pour réaliser des choses ambitieuses pendant leur formation, typiquement des enquêtes de plusieurs mois sur des sujets de société complexes. Mais ils partent ensuite en stage dans un média local ou national et se forment au journalisme industriel, en laissant de côté leur travail précédent, comme si ces deux réalités existaient dans des mondes parallèles. Les rédacteurs en chef se plaignent d’ailleurs régulièrement aux écoles qu’elles leur envoient des stagiaires trop idéalistes, qui veulent faire trop de sujets sur les femmes, les pauvres, les minorités… au lieu de sujets qui intéresseraient les « vraies gens ».
Donc les écoles forment les élèves plus intelligemment qu’auparavant, en leur permettant d’assouvir leur rêve de journalisme – c’est d’ailleurs beaucoup plus sympa pour les étudiants – mais le piège reste le même. On apprend aux étudiants à faire profil bas lorsqu’il y a un conflit autour d’un contenu éditorial, mais pas du tout comment trouver d’autres modalités de lutte pour exercer leur métier d’une autre manière. Ce qui fait que beaucoup de jeunes journalistes quittent le métier après quelques années[2]. C’est aussi pour cela que quand les médias indépendants font des offres d’emplois, ils croulent sous les candidatures, malgré les salaires bien plus bas. Cela témoigne bien en creux de l’homogénéité et des pressions qui existent ailleurs.
M. : Quels actes législatifs encadrent l’activité journalistique en France, à la fois en termes de protection de cette activité et de limites qui lui sont imposées ? Ce cadre législatif est-il respecté dans la pratique ? Quelles modifications souhaiteriez-vous y voir introduites ?
L.G. : Le cadre juridique autour du journalisme en France me paraît relativement satisfaisant. Les journalistes disposent notamment d’une clause de conscience qui leur permet de quitter un média en bénéficiant d’indemnités en cas de changement de ligne éditoriale ou de propriétaire. C’est souvent ce qui s’est passé avec les médias dont Bolloré a pris le contrôle. C’est un pouvoir assez fort, qui peut avoir un effet réel : à Europe 1 par exemple, sur le plan de la technique journalistique, de l’élocution radio, de la fluidité des enchaînements, etc., la qualité aujourd’hui est très inférieure à ce qu’elle était il y a deux ans. Un autre droit essentiel, inscrit dans la convention collective des journalistes, est qu’ils ne sont jamais obligés de faire de la publicité. Les journalistes bénéficient aussi d’une assez bonne protection de leur liberté d’expression. Il y a toutefois une mesure qu’il serait très positif d’adopter, comme je l’ai déjà dit, c’est le fait d’accorder un statut juridique aux rédactions. Cela permettrait de régler une fois pour toutes de très nombreuses négociations qui se déroulent dans chaque média particulier. Un socle juridique de base donnerait des droits et des garanties qui permettraient aux journalistes de porter les négociations à un niveau supérieur en termes éditoriaux. Tous les syndicats sont en faveur de cette mesure, qui pourtant n’est reprise par aucun politique.
Mais dans l’ensemble, en France, le cadre légal et plutôt favorable aux journalistes. La question est davantage que ceux-ci aient les moyens de s’en saisir effectivement. Pour cela, il faudrait qu’ils aient une meilleure connaissance de leurs droits. Or, dans les écoles de journalisme, ces droits sont enseignés au mieux de façon expéditive. C’est pour cela que lorsque de jeunes journalistes un peu désespérés me contactent parfois, je leur conseille de se mettre en relation avec les syndicats, ce à quoi ils ne pensent souvent même pas. Comme beaucoup d’autres, le journalisme est une profession où le syndicalisme est assez faible, donc assez méconnu. Pourtant, le syndicaliste d’une rédaction est très souvent une personne ressource du savoir vernaculaire journalistique propre à cette rédaction, davantage encore que les responsables de la SDJ, qui changent plus souvent.
M. : Pourriez-vous retracer l’histoire particulière de l’émission Arrêt sur images ? Dans quelle mesure son évolution à la fois en termes de modalités concrètes de diffusion, de positionnement éditorial et d’organisation interne s’est-elle effectuée en réaction à certaines des dynamiques qui traversent le paysage médiatique français ?
Au départ, Daniel Schneidermann avait une rubrique télé dans Le Monde. Il a été l’un des premiers journalistes à exercer dans un grand média un regard explicitement critique sur le paysage médiatique, même si dans les années 1950-60 existait déjà une revue du groupe Bayard qui proposait des analyses des médias assez acides. Puis, au début des années 1990, il lui a été proposé d’en faire une émission télé sur France 5 (qui s’appelait La Cinquième à l’époque). Schneidermann était seul chef de son émission, donc la liberté qu’il laissait aux journalistes n’était qu’à son bon vouloir, comme c’est le cas pour tout patron. Quand l’émission a été déprogrammée, en 2006, il a créé ce qui était le premier site d’information sur abonnement exclusivement sur Internet, via l’une des premières opérations de crowdfunding. À la création du site, il s’est engagé à ce qu’Arrêt sur images devienne une coopérative. Même s’il a fallu attendre 14 ans pour que ça se fasse, c’est une promesse qu’il a fini par tenir. Aujourd’hui, nous avons un fonctionnement coopératif, sans avoir cependant le statut de coopérative. Nous sommes 8 co-actionnaires, plus un webmaster qui est simplement salarié. Nos statuts sont assez légers, et beaucoup de décisions se prennent en AG. Cela renforce notre positionnement éditorial, parce qu’on est moins soumis aux emportements d’un unique chef. Pendant la période des Gilets jaunes, par exemple, Schneidermann avait trouvé la couverture médiatique du mouvement tellement dramatique qu’il avait décidé qu’Arrêt sur images se consacrerait uniquement à ce mouvement pendant un mois et demi ; même si c’était une bonne idée éditorialement parlant, les salariés n’avaient pas d’autre choix que de s’exécuter. Leur liberté restait limitée. Le fait pour nous d’avoir du pouvoir aujourd’hui change la manière dont on réfléchit en termes de choix éditoriaux. C’est là aussi qu’on mesure l’évolution absolument tragique des médias après-guerre : les journaux issus de la Résistance étaient tous des coopératives, qui ont ensuite connu une transformation capitalistique.
[1] Voir Loris Guémart, « Précarité : la presse régionale n’a pas attendu Uber », Arrêt sur Images, 13 juin 2020.
[2] Loris Guémart, « Journalistes : la grande désertion », Arrêt sur images, 26 juillet 2020. Cf. aussi « Proxy : pourquoi les jeunes journalistes continuent de quitter leur métier ? », émission présentée par Lois Guémart, Arrêt sur images, 19 octobre 2022.