Véra Nikolski et Djordjé Kuzmanovic reviennent sur les commentaires des médias et intellectuels français, volontairement désinformés selon eux, qui ont suivi l’élection de Medvedev en Russie en mars 2008. Une critique du regard “orientaliste” porté sur la Russie de Poutine.
Le dimanche 2 mars 2008, Medvedev, candidat du Kremlin, a comme prévu remporté les élections présidentielles en Russie avec officiellement près de 70% des suffrages exprimés ; Poutine, quant à lui, devrait prendre la place de premier ministre. « On ne change pas une équipe qui gagne »… ou illustration de la « démocratie dirigée » chère à Vladimir Poutine. Les commentateurs occidentaux ne manqueront pas de s’émouvoir face à cette nouvelle atteinte à la « liberté », du vitupérer le « nouveau tsar », de s’étonner de l’apathie du peuple Russe, et en un chœur parfaitement orchestré de plaindre la Russie.
C’est ainsi que pour la plupart de ces marquis de Custine des temps modernes, cette élection pose la question de la démocratie en Russie en des termes clairs et sans ambiguïté : la démocratie aurait brièvement existé en Russie durant l’époque eltsinienne, mais serait morte – de mort violente – peu après l’avènement au pouvoir de Poutine, rompu aux techniques de manipulation héritées de son sombre parcours au KGB et nourrissant depuis son plus jeune âge le rêve de refaire de la Russie un vaste camp de concentration |1|. Ce n’est que de temps en temps qu’une autre variante émerge : la démocratie n’aurait jamais existé en Russie, Eltsine n’étant qu’un pont du passé soviétique vers le présent poutinien. Devant la belle unité du chœur journalistique, cet article aimerait proposer une analyse critique, au sens que Robert Castel donne à ce terme (bien que sa critique concerne des objets très différents), à savoir une posture qui ne prétend pas échapper au parti pris, mais qui « fait contrepoids à un autre parti pris, celui du discours ‘neutre’ de l’objectivisme qui prend pour acquis les situations acquises et ce faisant les cautionne » |2|. Cette entreprise de diabolisation médiatique collective pose à notre sens deux questions essentielles. La première concerne la manière dont se construit l’opinion des Français sur la Russie . La prétention occidentale au caractère cartésien de ses jugements (y compris de valeur) est censée garantir la rationalité des analyses sur la situation d’un pays, fût-il étranger ; cependant, le décalage existant entre le portrait de la Russie dressé par les médias occidentaux et la perception de ses propres habitants laisse planer l’hypothèse désagréable d’un biais idéologique.
La deuxième question renvoie à la question ancienne (et toujours non résolue) sur ce qu’est la démocratie, et ce qu’elle doit être. Les institutions dites démocratiques ont certes une histoire bien plus longue dans les pays Occidentaux, et entre autres en France qu’en Russie ; cependant la glose journalistique la plus répandue – non seulement sur la Russie, mais aussi, et peut-être surtout, sur les pays pauvres « en voie de démocratisation » – tend à passer sous silence la complexité évidente de la notion pour se réduire à une sorte de fétichisme des institutions : la panoplie standard « élections libres / multipartisme / liberté de la presse » passe ainsi bien avant tout le reste, à savoir les réalisations effectives du régime et leurs conséquences pour la population en termes de qualité de vie. La tenue d’élections libres devient ainsi une fin en soi, sans se préoccuper de ce qui pourrait suivre. Le tout est bien entendu dénué d’une quelconque intention de manipulation machiavélique de l’opinion ; la majorité des journalistes doivent effectivement croire que le peuple irakien/afghan/congolais « aspire » avant tout « à la tenue d’élections libres » sur le modèle occidental et pas, par exemple, à la paix. Ou à la stabilité. Ou à un semblant d’aisance matérielle.
Considérons donc brièvement à quoi peut « aspirer » la population russe aujourd’hui. Le fait premier et évident qu’aucun observateur ne peut éluder – mais que peu de commentateurs soulignent |3| – c’est le degré auquel les jugements, les angoisses et les préférences des gens sont aujourd’hui déterminés par l’expérience de la crise que le pays a traversée au cours des années 1990s. Les « quatre-vingt-dix » sont devenues, pour une large partie de la population, synonymes d’une vaste catastrophe, qui tient dans la conscience collective la place que peut par exemple tenir la « nakba » chez les Palestiniens – on peut être en désaccord avec ces visions de l’histoire, mais on ne peut éluder le fait que ces populations se pensent ainsi. Catastrophe très concrètement matérielle d’abord, avec la chute vertigineuse du niveau de vie et l’explosion de la criminalité, petite et grande ; mais aussi catastrophe moins palpable, et pourtant essentielle, celle du délitement de l’ordre social et des valeurs structurant la société soviétique, résultant dans la perte des repères et l’installation d’un état profondément anomique où le citoyen lambda ne pouvait prévoir son avenir non seulement à long ou moyen, mais même à très court terme. A un niveau plus global, le pays part à la dérive : la perte de contrôle du centre sur les régions, l’apparition d’une armée de prédateurs économiques écoulant la richesse du pays dans les banques occidentales |4|, le tarissement des rentrées fiscales, le délitement de l’armée, le développement de la corruption mettent la Russie dans une situation de faiblesse historique dont les organismes internationaux comme le FMI profitent pour imposer leurs options à l’ancienne puissance en voie d’africanisation, tandis que les Etats-Unis s’approprient ses anciennes zones d’influence |5|.
Face à ce désastre multisectoriel, la plupart des Russes ont alors – et à juste titre – peur. Peur que leur pays s’effondre définitivement ; peur même de la disparition de la nation russe – thème récurent des débats politiques de la fin des années 90, tant auprès des leaders d’opinion que de la population. C’est à la fin de cette période (et après l’épisode particulièrement douloureux du krach de 1998 ) que Poutine arrive au pouvoir. Le renversement de la tendance qu’il parvient à opérer permet de réaliser qu’il n’y a besoin ni d’imaginer des fraudes électorales prétendument massives ni un contrôle médiatique total sur les esprits pour comprendre sa popularité non seulement immédiate, mais durable.
On n’entend nier ni l’existence des fraudes, ni celle d’un contrôle important du pouvoir sur l’espace médiatique. Cependant, ces éléments ne suffisent nullement à expliquer les succès électoraux de Poutine. Les fraudes électorales existent, évidemment (et elles sont peut-être même massives, notamment dans certaines régions comme l’Ingouchie), mais quand bien même elles atteindraient 10% du scrutin, Poutine jouirait quand même d’un taux d’approbation très élevé. Quant au problème de propagande dans les médias, il est également réel, mais il nécessiterait un débat sur le degré de la manipulation par rapport à celle réalisée par les médias occidentaux, débat qui ne serait pas obligatoirement à l’avantage de ces derniers (comme on peut le constater dans la littérature relative à la construction de l’opinion, en particulier dans les travaux de Noam Chomsky). Durant les huit années de son mandat, Poutine a réalisé un énorme travail de réorganisation du pays : reprise en main administrative des régions (dont la présentation par les médias occidentaux comme « la mort de la démocratie » est particulièrement grotesque au vu de la corruption qui présidait auparavant aux élections des gouverneurs des provinces ), relance de l’industrie, réorganisation et refinancement des forces militaires, retour en force sur la scène internationale. Sans revenir sur tous les domaines, on peut juste noter deux points. D’une part, les revenus réels moyens ont crû lentement, mais sûrement, depuis son accession au pouvoir ; dans les grandes villes, mais aussi dans certaines régions reculées (certes, pas toutes), la population a senti une nette amélioration de son sort matériel. Mais les principales réalisations de Poutine sont ailleurs. Elles sont dans le domaine de l’immatériel et du symbolique, dans cela même qui avait été le plus durement atteint par le chaos des années 1990s. C’est là qu’il faut revenir sur les aspirations de la population. Suite au traumatisme des années 1990s, ses aspirations peuvent être assez simplement déduites des problèmes de l’époque : à chaque problème correspond son antidote, son « plus jamais ça ». Or, si Poutine a su réorganiser le système économique et fiscal pour que la création de richesses (notamment les revenus des hydrocarbures) commence à profiter, au moins partiellement, à l’ensemble du pays, son succès est à mettre en relation avec la capacité qu’il a eu de répondre à la pressante demande émanant de la population et qu’on peut résumer en deux mots d’ordre : empire et justice. « L’empire » parce qu’un Etat fort, voire hégémonique dans son aire d’influence est l’exact opposé de l’état de quantité négligeable dans lequel la Russie était tombée au niveau international durant l’ère eltsinienne. Le sentiment d’humiliation nationale qu’avait alors ressenti la population ne peut être sous-estimé, et détermine une partie de la réaction patriotique actuelle. « La justice » parce que la débauche du pillage auquel se sont livrés les oligarques nouveaux-nés a laissé la plupart des Russes dans un état de choc moral, provoquant une haine tenace à l’égard de cette catégorie. Or, Poutine a su répondre très exactement à ces deux aspirations, sinon réellement, au moins symboliquement. Le retour de la puissance russe, dans les faits comme dans les discours, est indéniable , tout comme la satisfaction profonde qu’en retire une grande partie de la population, pour laquelle il s’agit d’une « revanche » évidente. Le retour de la « justice » semble moins évident, devant la persistance (sinon l’aggravation) des inégalités et des réservoirs importants de misère sociale. Mais c’est au niveau symbolique qu’il faut saisir la réussite de Poutine dans ce domaine. Sa rhétorique sociale, martelée même au pic des réformes libérales, a constitué une reconnaissance au moins de principe de la légitimité des « petits », après des années de darwinisme social érigé en norme. Et c’est dans la même catégorie qu’il faut ranger la mise au pas des oligarques que Poutine effectue dès son arrivée au pouvoir, et qui culmine avec l’affaire Khodorkovski. Présentée comme la réaffirmation de la primauté du politique sur l’économique, elle a été perçue comme telle par l’immense majorité de la population : un individu, même immensément riche, ne contrôlera donc pas, du haut de sa puissance économique, le pouvoir d’Etat. Au plan symbolique, Khodorkovski, ensemble avec Berezovski et quelques autres, sont donc devenus un exemple, un symbole de ce juste retour des choses |6|. Si on ajoute à tout cela l’aspiration à la stabilité (à l’opposé de l’obsession du changement dans les discours occidentaux) qui fait suite à l’expérience anomique des années 1990s, un citoyen rationnel ayant connu personnellement (ou par sa famille, entourage, amis) la période précédente ne peut qu’espérer que les élections ne changeront pas trop le cours des choses. Voter Medvedev parce que Poutine l’a désigné, ce n’est pas faire preuve d’un esprit moutonnier comme on pourrait a priori logiquement le croire ; c’est conjurer le spectre des catastrophes potentielles liées aux changements imprévus. C’est aussi un pis-aller par rapport à un troisième mandat de Poutine qu’une grande partie de la population appelait sincèrement de ses vœux .
Et la démocratie alors, dans tout ça ? L’histoire fait qu’en Russie, l’importation de cette notions, dans les années 1990s, a été liée avec la thérapie de choc ultra-libérale (réductions drastiques des dépenses publiques, libéralisation non graduelle des prix, réforme du code du travail sur un modèle anglo-saxon, etc.) aux conséquences désastreuses, et avec des mesures démocratiquement douteuses, mais néanmoins soutenues par les Occidentaux, de Boris Eltsine. La désillusion devant ce concept, ayant pourtant provoqué les plus hautes espérances est donc arrivée en un temps record. Dès 1993, date historique du massacre des défenseurs du Parlement russe « fusillé » (selon la terminologie populaire) par Eltsine |7|, la démocratie s’est muée dans le langage populaire en « dermocratia » |8| (« merdocratie ») ; « démocrate » reste jusqu’à aujourd’hui un vocable chargé de mépris, lorsque ce n’est pas carrément une insulte. On le voit, des expériences historiques différenciées produisent de fait un quiproquo entre Occident et Russie, instaurant une vision divergente sur la définition même du mot démocratie. Pour cette évolution, on ne peut pas blâmer les Russes ; l’hypocrisie de l’Occident acceptant de cautionner les ravages socio-économiques des réformes ultra-libérales – en Russie ou ailleurs – au nom de cette notion l’a vidée de tout contenu positif, pour n’en garder que l’enveloppe cynique, celle de la « westernisation » dans « démocratisation ». La restauration de l’ordre et le retour d’une relative prospérité a coïncidé en Russie avec la mise à l’écart de tout le personnel politique se réclamant de la « démocratie » à l’Occidentale ; la popularité de Poutine s’est en partie construite sur ses déclarations rugueuses signifiant à l’Occident que la Russie allait construire le système politique qu’elle souhaitait, sans se référer à un quelconque modèle unique |9| . La démocratie comme panacée universelle, vision enchantée des dissidents d’avant effondrement de l’Union Soviétique, s’est transformée dans l’esprit des Russes en un vulgaire impérialisme mal déguisé, pour jouir désormais d’une sorte de suspicion fondamentale .
Si la démocratie n’est donc pas, pour le citoyen russe lambda, la mesure de toute chose (à l’exception – non notable – de certains salons moscovites pro-occidentaux et complètement détachés de la réalité du pays, mais pourtant continuellement cités en référence par la plupart des analystes occidentaux), on comprend à quel point la représentation occidentale de « l’opposition » russe est décalée par rapport à la vérité du terrain. Forcément « démocratique », cette opposition est censée être structurellement brimée par le pouvoir autoritaire (sinon totalitaire) qui serait seul responsable de son insuccès chronique à toutes les élections. Or, mis à part que cette opposition « démocratique » est unanimement rejetée par 98% des citoyens, son homologie avec ce qu’on entend par « démocratique » en Occident est plus que douteuse |10|. La plus grande partie de l’opposition proprement politique en Russie est, de fait, soit aussi « démocratique » que Poutine – qu’on prenne le Parti Communiste (KPRF) ou les différents avatars du parti Rodina (Patrie) qui, bien que mué aujourd’hui en une formation vaguement soutenue par Poutine (Russie Juste) rassemble une partie des déshérités du système – soit carrément anti-démocratique, comme le gros des bataillons du Parti National Bolchevique soutenant le très démocratique Garry Kasparov, mais rêvant d’un Empire allant de Dublin à Vladivostok et admirant des « monstres sacrés » |11|aussi variés que Che Guevara et Mussolini. Mais surtout, il existe en Russie une « opposition » non représentée politiquement, voire non politique au sens que l’on donne habituellement à ce terme. Il s’agit de vastes couches d’individus non politisés et/ou dénués de ressources leur permettant d’accéder à une formulation proprement politique de leurs doléances qui formulent des griefs à l’égard de Poutine dont l’explicitation rendrait probablement perplexe tout analyste occidental. L’une des critiques les plus acerbes livrée à l’encontre de Poutine – et non la moins fréquente – consiste en effet à voir en lui un agent du mondialisme anglo-saxon, vendu aux Américains et pion du complot judéo-maçonnique, qui livrerait le pays en proie aux vautours étrangers et à leurs homologues locaux (démocrates et libéraux). C’est donc pour son excès de « démocratie » (habilement caché par une rhétorique patriote) qu’une partie des Russe exècre Poutine . Sans aller aussi loin, lorsque quelqu’un critique Poutine, le contre-exemple idéal le plus souvent avancé n’est pas Garry Kasparov ; ce n’est pas non plus Vaclav Havel, ni Ségolène Royal. C’est Alexandre Loukachenko, président « dictatorial » de Biélorus’. Pourquoi ? Parce qu’il y a fait des routes, des écoles, un système de santé gratuite. Parce que c’est calme là-bas et que la corruption est faible. Parce qu’enfin c’est un vrai « bat’ka » (« père ») pour son peuple. Tout en étant une authentique dictature, la Biélorussie de Lukachenko a effectivement préservé les aspects positifs de l’Union Soviétique (l’Etat social) dont le commun des Russes ont le sentiment d’avoir été dépossédés en raisons des réformes démocratico-libérales des années 90.
La vision d’un Poutine autoritaire réprimant une opposition viscéralement démocrate est donc quelque peu naïve ; il n’est même pas sûr qu’il ne soit pas la meilleure option que l’Occident puisse avoir aujourd’hui en matière de correspondance avec ses idéaux proclamés, tant les « aspirations » du pays réel peuvent être politiquement incorrectes |12|.
Ainsi, le fait marquant de cette fin de règne poutinien, c’est que les leçons que l’Occident peut donner à la Russie ne sont plus écoutées, ni par les dirigeants, ni par la plus grande partie du peuple, et ceci pour une raison très simple : désabusés devant le mirage de l’universalisme occidental, les Russes voient dans le moralisme des Européens et des Américains l’expression d’un « double standard » intolérable. On pourrait conclure en disant que l’Occident est le principal responsable de la perversion de l’idéal démocratique, en Russie comme dans nombre de pays en voie de développement. De fait, la plupart des Russes refusent d’entendre quoi que ce soit concernant la Tchétchénie venant de pays en guerre dans les quatre coins de la planète, en se référant à la kyrielle des interventions armées américaines. Les Russes se moquent ouvertement de la démocratisation en Afghanistan ou en Irak, comme, à juste titre, l’Occident se moquait de la construction du « socialisme réel » en Afghanistan. Les Russes n’acceptent pas plus que leurs élections soient critiquées, surtout de la part des Etats-Unis d’Amérique où l’actuel président a été élu par deux fois de manière doute
use, sans parler de cette démocratie livrée à celui qui sera capable de lever le plus de fond. Du reste, la blague la plus populaire à Moscou cet hiver a été la double réaction de l’OSCE devant les élections russes comme forcément frauduleuses et devant celles de Géorgie comme « justes et honnêtes ». Lorsque l’Occident critique le fait que l’espace médiatique soit contrôlé par le Kremlin, même s’ils ne le nient pas, la plupart des Russes ne voient pas de différence avec l’Italie de Berlusconi, la France du trio des industriels de l’armement contrôlant la plus grande part des média, ou encore l’Amérique de Fox News. Le cas du Kosovo est le dernier de ces phénomènes de « double standard » qui hérissent le poil des Russes. L’abandon de la Serbie, livrée au bombardement de l’OTAN en 1999 est considéré comme une des plus grave défaite géopolitique de la Russie eltsinienne. Et l’on peut considérer que la récente déclaration d’indépendance du Kosovo, mais surtout sa reconnaissance sera suivie d’une réponse équivalente de Moscou. Quid de la Yougoslavie enfin, dernière pierre, s’il en fallait une, dans la désillusion des Russes à l’égard de l’Occident ? Lorsque pendant le G8 à Saint-Pétersbourg, Georges Bush a déclaré à Poutine que l’Amérique a apporté en Irak la liberté de la presse et du culte, et que « beaucoup espèrent que la même chose arrivera en Russie », Poutine a donc beau jeu de lui répondre : « A vrai dire, nous n’aimerions pas du tout avoir la même démocratie qu’en Irak ».
Sans multiplier plus avant les exemples, on peut dire que le vrai changement est là : ce ne sont plus seulement les Occidentaux qui jugent les Russes pour leur nature capable ou incapable de démocratie ; les Russes aussi jugent désormais les Occidentaux, et leur renvoient le miroir des arguments moralisateurs. La présidence de Poutine a signé l’éradication progressive du plus grand complexe d’infériorité jamais ressenti collectivement par le peuple de ce pays, celui d’un écrasement devant la puissance symbolique de l’Occident, « grand frère » en démocratie ayant forcément raison . Ce que les commentateurs exaspérés ne comprennent pas, c’est qu’une partie de ce que les Russes choisissent est précisément motivé par cette réaction d’émancipation, par la pure volonté de ne pas faire comme l’Occident leur conseille/enjoint . Dans ces conditions, le chœur des commentaires unanimement culpabilisants qui va suivre cette élection prévisible ne sera pas pour leur déplaire. Non seulement c’est ce à quoi ils s’attendent, c’est peut-être aussi ce que quelque part ils désirent.
|1| L’ironie mise à part, c’est presque exactement ainsi que le présente par exemple le récent documentaire de Jean-Michel Carré, Le système Poutine, et surtout l’ouvrage d’Hélène Blanc, KGB Connexion, Le système Poutine¸Hors texte, Paris, 2004, où, l’auteur, pourtant politologue au CNRS, considère que tous les évènements récents qui se sont produits dans l’ex espace soviétique (effondrement de l’Union Soviétique compris) sont dus à un complot organisé de longue date par le KGB pour prendre le contrôle de la Russie et de l’Europe (sic !).
|2| Robert Castel, « La sociologie et la réponse à la demande sociale », dans Bernard Lahire (dir.), A quoi sert la sociologie ?, Paris, La Découverte, 2004.
|3| Voir par exemple le très bon article de Jean Radvanyi, « Pourquoi le Président Vladimir Poutine est-il si populaire en Russie ? », Le Monde Diplomatique, Décembre 2007, pp. 4-5. Ou encore l’ouvrage d’Olivier Ravanello, L’œil de Moscou, Ed du Toucan, Paris, 2007 où l’auteur se penche sur les Russes qui soutiennent Poutine et sur leurs motivations.
|4| Le montant moyen du pillage de la Russie est en moyenne de 50000 $ par citoyen soviétique en 1991. Ce qui par ailleurs relativise l’analyse selon laquelle l’Union Soviétique se serait principalement effondrée pour des raisons économiques.
|5| Voir sur ces thèmes, Pascal Marchand, Géopolitique de la Russie¸Ellipses, Paris, 2007, et Boris Kagarlitsky, La Russie Aujourd’hui, L’Aventurine, Paris, 2004.
|6| La décision de Poutine de devenir Premier ministre du président Medvedev peut surprendre. Cependant, si l’on songe à la répartition des tâches entre ces deux instances du pouvoir exécutifs en Russie, on peut avoir une piste intéressante. Durant ses deux mandants présidentiels, Poutine a en effet réalisé des progrès réels (du point de vue des Russes) dans le statut « impérial » du pays ; cependant, sur le plan social, les réalisations restent plutôt symboliques. Or, si la politique étrangère est dévolue au Président, la sphère sociale est le domaine du Premier ministre. Nommé à ce poste, Poutine peut donc utiliser les immenses moyens financiers engrangés par l’Etat au cours de sa présidence pour mettre en œuvre des mesures sociales non plus symboliques, mais réelles. Dans ce cas, c’est de nouveau à lui qu’en reviendrait le mérite, ce qui lui permettrait, le cas échéant, de revenir au pouvoir suprême en 2012, avec une légitimité démultiplié.
|7| Le parlement russe de 1993, issu des première élections réellement libres avait entrepris – en suivant la voie légale, donc démocratique – de destituer Boris Eltsine. Celui-ci fera appel à l’armée. Les combats dans et autour du parlement feront 163 morts selon les sources officielles, provoquant quasiment une guerre civile. Eltsine en profitera pour réaffirmer l’orientation présidentielle du régime… orientation aujourd’hui critiquée en Occident alors que l’action – réellement illégale – d’Eltsine avait été en son temps salué par l’Occident comme une victoire… de la « démocratie ».
|8| Ce néologisme n’est pas sans rappeler celui de « democrazy » forgé par le chanteur africain Fela à propos des ravages sociaux de la mondialisation libérale en Afrique.
|9| La « démocratie dirigée » de Poutine est plus un ensemble de pratiques forgées sur le terrain plutôt qu’une idéologie structurée. L’horizon ultime de cette « doctrine » – d’où sa popularité auprès des Russes – c’est « l’intérêt supérieur de la Russie ». Elle est un amalgame de références impériales (tant tsaristes que soviétiques), de référence à l’efficacité, amis aussi au socialisme soviétique, le tout mâtiné de religion orthodoxe. Les moyens importent peu tant qu’ils aboutissent aux résultats escomptés ; ils peuvent ainsi être politiquement d’essence autoritaire ou démocratique, et économiquement libéraux ou socialisants.
|10| L’une des personnalités les plus marquantes d’une des deux formations « démocratiques » avérées, L’Union des Forces de Droite (SPS), Anatoly Chubais, en plus d’être le père d’une partie des réformes ultra-libérales et ultra-impopulaires, est de plus d’auteur du concept particulièrement démocratique d’« empire libéral » (voir Izvestia du 10.12.04). Par ailleurs, les Russes auront pu observer en direct les conflits, mené de manière parfaitement non démocratique, entre les divers leader du courant « démocratique » pour son contrôle… et pour le contrôle de son financement provenant d’Occident (en particulier du département d’état des Etats-Unis d’Amérique).
|11| Titre d’un ouvrage d’Edouard Limonov, leader du NBP.
|12| La force la plus « démocratique » et à la fois la plus méconnue en Occident qui s’oppose aujourd’hui à la politique de Poutine est à chercher plutôt du côté du syndicalisme sauvage (la Russie est un authentique pays libéral dont le MEDEF n’oserait rêver).