Alors que partout dans le monde, des mouvements sociaux et populaires dénoncent les brutalités policières et la militarisation de la police, Mouvements consacre le dossier de ce numéro à cette question. En France, les mobilisations contre les violences policières sont de plus en plus visibles et audibles, sous l’impulsion notamment des collectifs comme « Stop contrôle au faciès » et « Urgence, notre police assassine ». Les cortèges des manifestations du printemps 2016 contre la Loi travail scandaient régulièrement « Tout le monde déteste la police ! ». Dans les favelas de Rio au Brésil, des femmes se mobilisent contre les interventions des unités de « pacification ». À Montréal, des anarchistes et leurs allié.e.s ou complices descendent dans la rue tous les 15 mars, pour la Journée internationale contre la brutalité policière. Aux États-Unis, Black Lives Matters et d’autres initiatives se mobilisent contre les crimes policiers inscrits dans des pratiques croisées de profilage racial, mais aussi social et même sexuel, comme l’a très bien écrit Andrea Ritchie, militante antiraciste féministe et lesbienne, auteure de Invisible No More : Police Violence Against Black Women and Women of Color, et dont l’entretien ouvre ce dossier.

Quel que soit le pays, la fréquence et la nature des interactions avec la police sont très contrastées selon le sexe, l’âge et la position sociale, le lieu de résidence, la couleur de la peau, la religion, l’orientation sexuelle et politique. Une part importante de la population considère la police comme légitime, assurant l’ordre et la sécurité : une enquête menée en France en 2016 par le Défenseur des Droits a, par exemple, montré que 82% des personnes interrogées « font confiance » à la police. La réalité des violences policières et leur caractère systémique restent largement ignorés, minorés, voire niés par les catégories de population qui n’y sont pas confrontées. Pour les autres, précaires, racisé.e.s, sans-papiers, travailleur.se.s du sexe, militant.e.s, la police est moins une force de sécurité qu’une cause d’insécurité, source de harcèlement et de discriminations, quand elle n’est pas une menace encore plus grave associée à de graves abus, à l’emprisonnement arbitraire, au viol et à la mort.

Comment analyser les exactions policières ? Assurément, questionner la police et sa légitimité est une opération délicate, y compris du côté des forces progressistes. Pour certains, les exactions policières constituent une dérive institutionnelle influencée par des dynamiques sociales délétères, comme les relations raciales ou les risques d’attentats aux États-Unis et en France, la guerre contre la drogue au Brésil notamment. Ces dérives étant aggravées par la militarisation des forces policières et, dans plusieurs pays, par l’instauration de « l’état d’urgence » qui apparait de moins en moins comme une mesure d’exception.

En France par exemple, ces dernières années, la gauche de gouvernement est d’abord restée tétanisée par la crainte d’être taxée d’angélisme d’une part et par celle des réactions des syndicats policiers d’autre part, avant de se couler dans le moule liberticide mis en place sous le mandat précédent, incapable de se saisir des travaux scientifiques et de répondre aux mobilisations sociales qui donnent à voir et dénoncent le caractère structurel des violences policières. Pour la plupart, les revendications politiques progressistes se prônent à un meilleur encadrement déontologique de la répression étatique. Dans certains pays, sous la pression des mobilisations sociales, des Commissions de déontologie ou les Comités de discipline se sont renforcées, les syndicats de police ont travaillé sur le sujet, les plaintes déposées par les collectifs, Ligues de droits de l’Homme et des libertés, ont permis de renforcer la jurisprudence.

Mais pour d’autres, l’expression « brutalité policière » est un pléonasme, la police étant par essence une institution dont la brutalité est légitimée par le principe du monopole étatique de la violence. Certains mouvements sociaux d’ailleurs, comme les anarchistes de la Côte Ouest des États-Unis, débattent pour savoir s’il faut lutter contre la brutalité policière ou contre la police en soi, ce qui ne les empêchent pas de se retrouver côte-à-côte dans la rue, face à la police. La méfiance envers la police peut être à ce point profonde que des mouvements non seulement refusent de collaborer avec les autorités, mais proposent même de prendre en main les questions de sécurité sans avoir recours aux autorités officielles, par refus de collaborer avec la police ou par crainte de sa violence. Cette mise à distance de la police pour assurer la sécurité est redoublée par le développement de formes de justice autonome articulée au droit commun. Ainsi, les autochtones des Premières nations en Amérique du Nord et les féministes radicales attirent tout particulièrement l’attention, avec leurs processus de justice réparatrice ou transformatrice et leurs pratiques d’autodéfense, en particulier en réaction à des violences sexuelles.

Au delà de la réflexion sur les manières de contrôler la police, le dossier propose aussi de réfléchir à ce que signifie le maintien de l’ordre sans les institutions policières de l’état. Les mouvements sociaux questionnent, proposent et expérimentent en dehors des institutions et des canaux officiels des formes de police qui peuvent alors être observées dans des contextes bien différents, et relevant de logiques parfois contradictoires.

Le refus de faire appel à la police n’est pas nécessairement l’expression d’une naïveté face à la violence : dans certains cas, des processus alternatifs de maintien de l’ordre ne répugnent pas à recourir à la violence, par exemple lorsque des services d’ordre ou encore des « paciflics » cherchent à neutraliser physiquement des « casseurs » dans des manifestations, lorsque des féministes chahutent en manifestation des camarades qui scandent des slogans machistes ou qu’elles se confrontent physiquement à un agresseur sexuel (en accord avec la survivante), lorsque des mouvements de libération nationale ou des gangs décident d’imposer leur code de conduite et de mettre en place leur propre tribunal. Si plusieurs de ces expériences sont discrètes et ponctuelles, d’autres s’inscrivent dans la durée et l’espace, comme les manœuvres d’anarchistes à Athènes pour limiter l’accès de la police à leur quartier à la police, les actions d’unités de protection de la Place Tahrir qui allaient porter secours à des femmes agressées sexuellement pendant le Printemps arabe, ou encore ces villages mexicains qui se dotent d’une Police communautaire pour pallier aux manquements graves de la police d’État.

Il importe donc de s’intéresser aux mobilisations spontanées ou organisées, revendicatrices ou non, qui offrent autant d’exemples et d’expériences ouvrant des perspectives politiques et sociales potentiellement radicales, d’autant plus originales qu’elles s’inscrivent hors des institutions officielles.

La première partie de ce numéro « Qui nous protège de la police ? », revient sur les mouvements sociaux qui se mobilisent contre la brutalité policière, voire contre la police elle-même, adoptant une grande variété d’actions individuelles et collectives publiques ou clandestines, que ce soit de la résistance, de la contestation et de la confrontation. L’expression de la colère ou la révélation de l’injustice ne sont pas les seuls moteurs ni les seuls buts des confrontations avec la police. Ces mouvements incarnent dans leurs modes opératoires et dans leurs stratégies une diversité d’objectifs et de valeurs qui éclairent leurs perspectives de transformation sociale, sans toujours éviter les possibles lignes de tension et de fracture dans les réseaux militants.

La deuxième partie « Qui nous protège sans la police ? Savoir-faire féministes » rend compte de l’expérience spécifique développée depuis des décennies par les mouvements de lutte contre les violences faites aux femmes. Ces expériences sont inspirantes à la fois pour les savoir-faire qu’elles ont élaborés et pour les retours d’expérience qui mettent à jour les difficultés inhérentes à ces formes d’auto-organisation.

La troisième partie « Qui nous protège sans la police ? Alternatives communautaires », interroge plusieurs expériences de prise en charge des conflits et des violences dans des quartiers populaires, des organisations criminelles et des communautés paysannes et indigènes. Ces expériences indiquent une possibilité de s’émanciper de la sécurité d’état, généralement présentée comme nécessaire, voire indispensable et inévitable. Enfin, ces expériences prouvent qu’il n’est pas ici question d’idéalisme naïf, puisque les processus alternatifs de sécurité et de justice n’aboutissent pas toujours à des résultats réellement satisfaisants en termes psychologiques, mais aussi politiques.

Ces expériences de remise en question du monopole de la violence légitime de l’état à la fois à travers la lutte contre le fonctionnement des institutions policières et l’invention de nouvelles formes de contrôle de la paix sociale sans la police ouvrent un vaste horizon d’interrogations sur la mise en œuvre des principes de sécurité et de justice et sur leur conséquences en matière d’autonomie individuelle et collective, de responsabilité face aux autres et de solidarité. Avec ce dossier, nous espérons donner à voir que les mouvements sociaux sont des incubateurs de projets politiques et d’utopies concrètes.