89Au premier juillet 2016, un record d’enfermement a de nouveau été battu en France avec près de 70000 détenu·e·s derrière les barreaux. La population carcérale continue d’augmenter depuis une trentaine d’années, et ce alors même que les scandales sur les conditions de détention se sont multipliés, tout comme la réflexion sur les apories de l’incarcération. De rapports en « conférences de consensus » sur la prévention de la récidive, les velléités de réformes se sont succédées sans parvenir à transformer en profondeur la pénalité, renforçant au contraire la logique de l’incarcération. Le développement du bracelet électronique, au lieu de vider la prison, est venu s’y ajouter et les « peines alternatives » sont venues élargir le filet pénal, concernant, pour l’année 2015, plus de 170 000 personnes suivies en milieu ouvert.

La machine répressive reste lancée à pleine vitesse : renforcement de la demande de « lutte contre l’impunité », fuite en avant de l’incarcération dans un contexte de lutte antiterroriste (+3,8 % de prisonnier.es en 2015) qui alimente la surpopulation des prisons, dégradation des conditions de vie des détenu·e·s et saturation de l’encadrement du personnel pénitentiaire. Devant cette crise permanente, la réponse politique se divise en deux options non exclusives l’une de l’autre : production de nouvelles places de prison et rénovation du parc vétuste et obsolète d’un côté, mise en place de peines de substitution des condamné·e·s et interventions pour réduire l’incarcération des prévenu·e·s de l’autre. De fait, les projets pour repenser la prison restent sans effet et le débat politique est systématiquement rabattu sur la question de l’immobilier pénitentiaire et du nombre de place créées (ou annoncées) par chaque Garde des Sceaux.

Comment a-t-on pu en arriver là ? L’alternance de 2012 ouvrait pourtant la voie au lancement d’une réforme pénale portée par Christiane Taubira qui suscitait quelques espoirs à gauche. La ministre avait alors mis la conception de sa réforme sous les auspices d’une « conférence de consensus sur la prévention de la récidive ». Dans son geste premier, cette initiative visait à prendre le contrepied de l’action des gouvernements précédents de droite, en revenant sur le recours prioritaire à l’incarcération. Rompant avec un certain populisme pénal, la conférence de consensus cherchait à faire émerger des points de réforme fondés sur les connaissances scientifiques disponibles. Sans nécessairement bousculer les fondements de la pénalité moderne, la mesure dite de « contrainte pénale » permettait au moins d’espérer remettre en question l’évidence selon laquelle la prison est la peine de référence et de rechercher d’autres pistes pour la réinsertion des personnes condamnées.

Les espoirs sont maintenant douchés, et froidement. Si la réforme « relative à la prévention de la récidive et à l’individualisation des peines » (dite loi Taubira, du 15 août 2014) engageait une certaine rupture discursive au niveau politique, elle ne revenait pas sur le dogme de l’enfermement partagé aussi bien par la majorité du personnel politique que par les magistrats, et ce en grande continuité avec les périodes précédentes. De plus la réforme portait des ambiguïtés, en faisant reposer la transformation de la pénalité sur une meilleure évaluation du profil criminologique des détenu.es, dont la prise en charge devait s’ajuster au risque de récidive déterminé selon des méthodes standardisées. Présentée sous le registre de « l’individualisation de la peine », censée assurer une plus grande efficacité de la sanction pénale, cette démarche tend à mettre l’accent sur la dangerosité des condamné·e·s, délégitimant l’approche de travail social pourtant nécessaire s’agissant de publics précaires, issus des fractions les plus pauvres de la société. Malgré cela, et bien qu’elle se soit appuyée sur une démarche « rationnelle » (conférence de consensus, expérimentation contrôlée, etc.), cette démarche n’est pas parvenue à convaincre. La Garde des Sceaux Christiane Taubira s’est vue accuser de « vider les prisons » bien qu’aucune baisse significative de l’incarcération n’ait pu être constatée. Les réformes auraient pourtant pu aller dans un sens inverse, avec la suppression des peines-plancher en 2014 et la mise en place en 2015 de la transaction pénale pour certains délits routiers jusque-là pourvoyeurs d’un nombre conséquent d’incarcérations, comme la conduite sans permis. Le contexte post-attentats, en relançant la lutte antiterroriste, a conduit à un durcissement plus large des pratiques pénales, et relancé la surenchère sur les durées d’incarcération – la France détenant déjà un triste record européen en la matière.

Où en est la prison et comment sortir de la logique de l’enfermement ? Ce numéro de la revue Mouvements revisite les évolutions récentes de la prison en France et invite à décaler le regard sur cette institution et ce qu’elle produit. Tandis qu’on parle beaucoup de la prison, tant dans les médias que dans les travaux académiques qui se sont multipliés ces dernières années, l’institution et son fonctionnement gardent leur opacité. L’une des hypothèses de ce numéro est que cette opacité ne peut être levée par la seule description de ce qui se passe derrière les murs, du quotidien ordinaire (souvent terne et ennuyeux) de la détention : l’un des nœuds majeurs de la « question carcérale » se trouve en amont, dans la sélection de ceux et celles à qui ce type de châtiment va être imposé. Le fléau de la justice ne frappe pas de manière équitable et suit des logiques singulièrement différenciées selon la classe, le genre ou la race. L’expérience carcérale devient suffisamment commune pour les jeunes hommes des minorités ethnoraciales et/ou vivant en quartiers populaires, aux Etats-Unis comme en France, pour que l’on puisse parler d’un système de régulation sociale où la prison sert à contrôler les nouvelles classes dangereuses (en France) ou à réinstituer une forme de ségrégation raciale non officielle (aux Etats-Unis). On assiste alors, pour reprendre l’expression de Didier Fassin, à un « moment punitif » catalysant les inégalités. La première partie du numéro vise à lever cette opacité en interrogeant la production et la gestion de l’enfermement, ses dynamiques sociales, judiciaires, économiques, ses logiques institutionnelles mais aussi transnationales.

Il est difficile d’évoquer la prison sans aborder les conditions de détention, point focal de son mal chronique qui cristallise les contestations. Les rapports du Contrôleur général des lieux de privation de liberté et les alertes régulières du Conseil de l’Europe en témoignent : on vit trop souvent mal en prison, et plus encore quand la surpopulation détruit les équilibres précaires entre le personnel pénitentiaire et les détenu.e.s. La rénovation des bâtiments, l’amélioration de l’ordinaire de la vie carcérale, l’introduction d’activités culturelles ou professionnelles auraient pu changer la donne. Mais ces évolutions ne modifient pas la conception des relations entre celles et ceux privé·e·s de liberté et leurs gardien.ne.s, pas plus qu’elles ne remettent en question la logique profonde de l’enfermement : punir et soustraire de la société. Les discours sur la réinsertion s’arrêtent là où les moyens sont insuffisants, les humiliations répétées et la perte d’identité sociale délétère. La gauche de gouvernement semble avoir abandonné l’ambition de faire de la prison autre chose qu’une machine à punir et à produire de la désaffiliation sociale dans les milieux populaires et les minorités ethno-raciales.

Pourtant, les alternatives aux politiques d’enfermement ne manquent pas, même s’il est difficile de « penser hors de la boîte ». Les luttes des prisonnier·ère·s pour voir reconnaître leurs droits continuent malgré les échecs. Changer le sens de la peine, trouver d’autres formes de sanction aux transgressions sociales, voire abolir la prison constituent des objectifs encore d’actualité. Pour autant, la force de l’idéologie de l’enfermement continue de dominer et les expériences de peines alternatives finissent par reproduire les logiques carcérales, et parfois même à les amplifier. Le défi est crucial. Il s’agit de rompre le « continuum carcéral » qui condamne les classes dangereuses ou simplement surnuméraires du capitalisme du XXIe siècle à circuler entre quartiers à mauvaise réputation et prisons correctrices. Car ces trajectoires canalisées dans l’étroit goulet du système carcéral construisent une exclusion radicale de la citoyenneté et de la vie sociale dont l’empreinte se maintient longtemps après la libération. La prison est un symptôme des multiples formes d’inégalités, mais elle en accélère également le dérèglement. En ce sens, l’idéologie de l’enfermement perpétue l’injustice et constitue l’indispensable clé de voûte des formes contemporaines de la domination. En sortir réclame plus qu’une énième réforme pénale.