Depuis quelques années, la présence des déchets s’impose au plus grand nombre dans tous les espaces physiques de la planète, y compris les plus « improbables ». Qu’il s’agisse des scènes artistique, économique ou scientifique1, ils suscitent un véritable regain d’intérêt. Ce dernier prend des formes variables plus ou moins inquiètes frappées du seau de l’ambivalence. Les déchets peuvent tour à tour être envisagés comme menace de mort (voir en ligne l’entretien avec N. B. Manzunova), synonymes de dangers ou vecteurs de renouvellement, de lien social, de créativité, de subversion. En tant que « revers de la production » (Serge Latouche, présent dans ce numéro), ils constituent un objet saillant de l’économie politique. Issus de l’activité humaine, comme l’écrit si justement Jean Gouhier, « le déchet signale l’emprise humaine et révèle ses technologies2 », ils renvoient inévitablement à des rapports sociaux, ils en sont le produit, et c’est sous cet angle qu’ils nous intéressent ici.

En effet, une approche des sociétés à partir de cet objet est particulièrement féconde. Trois éclairages traversent les différents articles du dossier. D’une part, les déchets, leur production, leur nature renvoient directement aux modalités selon lesquelles les sociétés s’insèrent dans l’espace et produisent leur environnement physique : la localisation des marges de la production et de la consommation, qu’il s’agisse d’enfouir, de transformer, de détruire, de recycler, éclaire l’ensemble des systèmes productifs et leurs rapports sociaux. D’autre part, objets périmés, frappés d’obsolescence, recyclés, réemployés, ils sont le produit de temporalités multiples. Celles-ci révèlent notamment la manière dont les sociétés s’organisent autour des possibles de l’exploitation de la nature. Ainsi de la céramique, transformation moléculaire de l’argile par la cuisson : premier déchet durable de l’histoire humaine, dont la maîtrise déterminait au Néolithique les hiérarchies sociales, elle sert aux archéologues d’aujourd’hui à lire les évolutions et les circulations culturelles du passé3. Enfin, les déchets sont le résultat d’un abandon, d’un rejet, et offrent à cet égard d’interroger de façon originale la notion de propriété et sa centralité pour la compréhension des rapports sociaux. À qui appartiennent les déchets ? Ont-ils une valeur d’échange ? Comment se répartissent les droits d’usage en vue d’un réemploi ou d’un recyclage ? Qui préempte les tâches profitables de leur traitement et qui est réduit au « sale boulot » ? Sous cet angle, on comprend mieux les tensions, voire les conflits, qui peuvent naître de nos jours autour de la valeur – négative pour beaucoup – d’usage marchand ou esthétique des déchets (voir les articles de R. Bercegol et C. Ithurbide), parmi des groupes sociaux en confrontation sur le sort qu’il convient de leur réserver (voir l’article de C. Cirelli et B. Florin).

Ces conflits sont d’autant plus vifs que, objet de rejet à forte charge symbolique et fantasmatique, les déchets participent à la construction de positions sociales, légitiment et naturalisent des rapports de domination, confortent des inégalités géopolitiques. Part maudite, fauteurs de troubles, les déchets nous donnent à voir et à penser ce que tout ordre rejette et écarte pour exister. En ce sens, ils constituent des objets nécessairement politiques. Dans ce double numéro papier et numérique de Mouvements, les auteurs interrogent, chacun à sa manière, chacun à partir de terrains ou d’expériences différentes, ces « confins » qui s’articulent à de véritables questions anthropologiques et soulignent les contradictions de nos modèles économiques et sociétaux. Sans bien évidemment omettre le caractère nocif de certains déchets et de leur production de masse, nous les posons ici comme des objets bons à penser et comme des outils utiles pour penser.

Afin de ne pas occulter la dimension critique d’un tel sujet, mais bien au contraire de s’en saisir, nous avons tenu à ne jamais perdre de vue la diversité des déchets, les choix sociétaux à l’origine de leur production, les conflits et divergences de points de vue qu’ils suscitent et révèlent, ainsi que les modalités de leur présence, les images mobilisées pour les penser, les mettre en avant ou à l’inverse les euphémiser, les neutraliser (comme l’illustre à merveille le travail de conservation effectué au long des décennies sur le « corps de Lénine » (voir l’entretien avec A. Yurchak). Pour cela, nous avons sollicité l’économie, l’ethnographie, la sociologie et la géographie afin d’approcher au plus près les dispositifs, les individus et les gestes, dans leur effectivité pratique. Nous avons également mobilisé l’anthropologie, l’histoire, la philosophie ou la psychanalyse (voir l’article de F. Vinot) afin de prendre la mesure de l’ampleur du sujet, de sa complexité et plus précisément de son caractère hautement politique. Nous soutenons en effet l’hypothèse, après d’autres, que nous sommes passés, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans une période inédite de l’histoire des sociétés humaines. Certes, comme le rappelle Jean-Baptiste Fressoz pour Mouvements, la notion d’anthropocène n’est pas sans poser de difficultés conceptuelles et empiriques. Il reste néanmoins important de rappeler que l’« urgence » des déchets (voir l’article de C. Caputo et T. Hippler) s’est installée durablement, notamment sous l’influence de la lutte entre blocs occidental et soviétique (prolifération nucléaire, productivisme économique) avant de s’accélérer avec les processus liés à la mondialisation de l’économie capitaliste. Comme le rappellent ici les historiens François Jarrige et Thomas Le Roux, « en Europe, comme aux États-Unis ou dans les pays émergents, la quantité de déchets produits par individu augmente sans cesse. […] Même si la quantité d’ordures ménagères produite par habitant·e·s en France tend à stagner, voire diminuer (autour de 350kg par an et par habitant), la quantité globale des déchets et leur distribution inégale ne cesse de s’accentuer. »

La première partie du dossier permet de mesurer en quoi la période contemporaine se distingue d’autres époques également importantes dans la compréhension du rapport humain aux déchets (que l’on pense, pour l’Occident, au Moyen Âge métallurgique ou au XIXe siècle industriel). Qu’il s’agisse des déchets nucléaires (Martin Denoun), des mégots de cigarettes (Stéphane Le Lay), des débris spatiaux (Arnaud Saint-Martin) ou encore des détritus plastiques (Baptiste Monsaingeon), les analyses développées sont autant de « carottages empiriques » effectués dans la couche politique de nos sociétés. À travers la description et l’analyse précises des conditions de production et de (non)prise en charge de « restes résistants », les auteur·rice·s donnent à voir les répercussions de certains choix collectifs présentés comme avant tout techniques. Plusieurs des articles montrent par ailleurs comment le « laisser-faire » local en matière de conditions de production des déchets (ou des produits dont ils découlent nécessairement) conduit à une catastrophe globale. On peut donc dire que d’un point de vue matériel et symbolique, les déchets constituent un exemple paradigmatique des dimensions « glocales » de nos pratiques.

Ces éclairages permettent notamment de lutter contre l’effet relativiste véhiculé par une utilisation acritique de la notion d’« anthropocène » : toutes les populations, tous les groupes sociaux (voir l’article de E. Guitard) ne peuvent pas être mis sur un pied d’égalité lorsqu’il s’agit de rendre compte des atteintes environnementales consécutives à la prolifération détritique. Ainsi, comme c’est le cas pour les pollutions liées à la consommation automobile4, les rapports sociaux de classes et de sexes interfèrent fortement avec ces questions. À cet égard, on peut citer l’exemple emblématique d’Areva, acteur majeur dans le retraitement des déchets nucléaires, naufrage industriel à propos duquel un député d’opposition n’a pas manqué de rappeler, dans des termes peu amènes, la responsabilité de la « noblesse d’État » (à laquelle il dit par ailleurs appartenir) : « nous sommes dans un système d’irresponsabilité totale, où de haut·e·s fonctionnaires dépourvus de la moindre expérience industrielle sont parachuté·e·s à des postes où ils se prennent pour des capitaines d’industrie, et ce aux frais du·de la contribuable. Les modestes fonctionnaires qui ont tiré la sonnette d’alarme depuis des années, eux·lles, n’ont pas été entendu·e·s, sans évoquer le Parlement, qui fut totalement inexistant5. » Mais les rapports de domination dans le domaine des déchets ne s’arrêtent pas au seuil de la classe.

Les articles constituant la deuxième partie du dossier permettent d’interroger de manière plus détaillée les mécanismes à l’œuvre dans la valorisation économique des déchets. Actuellement, de nombreux travaux, colloques, publications, articles de presse ou émissions télévisées portent sur la « seconde vie » des objets, la valorisation, le recyclage des déchets. Des acteur·rice·s économiques et politiques prônent l’« économie circulaire » (Hervé Defalvard et Julien Deniard). On peut se demander pourquoi existe un tel engouement apparent des pouvoirs publics et de certains groupes sociaux pour cette thématique. À quels enjeux économiques, sociaux ou écologiques cela renvoie-t-il ? Quels publics (producteur·rice·s et consommateur·rice·s) cela concerne-t-il ? En fait, beaucoup y voient non seulement des solutions en mesure d’affronter les problèmes rappelés ci-dessus, mais plus généralement de développer des « parts de marché ». Si le second point est indéniable, le premier s’avère nettement plus discutable, et nous proposons d’interroger ces modèles, leurs dimensions historiques et idéologiques, à l’aune de leur « efficacité » technique et sociale (Jean-Baptiste Bahers ; Fanny Pacreau).

La survalorisation du recyclage, du réemploi et l’organisation de filières parfois transnationales qui emportent les déchets toujours plus loin ne sont-elles pas traversées par le fantasme d’être sans reste ? Quelles significations revêt cette position impossible à tenir, en contradiction complète avec le choix économique de la croissance, qui induit une production toujours accrue de déchets ? Que veut dire récupérer si l’on continue à produire autant ? Les questions de l’abandon et de la perte n’envahissent-elles pas la scène sociale dans la mesure où sont produits des objets qu’il faut tout à la fois « désirer » et abandonner rapidement pour que le système économique fonctionne ? L’« économie circulaire » nous propose un monde (presque) sans déchets, un cercle parfait. La promotion du recyclage, des ressourceries poursuit des objectifs semblables. Cerise sur le gâteau, certains des modèles qui les sous-tendent, sautant allègrement de la métaphore à la réalité, proposent de régler dans le même mouvement le sort des déchets et celui d’hommes et de femmes « désaffilié·e·s » de nos économies capitalistes (Delphine Corteel, voir aussi l’article de D. Terrolle). Ce modèle en apparence rationnel et pragmatique évacue précisément la charge symbolique, la dimension politique des déchets, les mécanismes de subjectivation qui s’y articulent, tout comme leur réalité physique et la pénibilité des gestes qui les environnent, les effets sur les corps de ceux·lles qui s’en approchent de très près. Il n’est pas sans rappeler l’alchimie et son aspiration à transformer l’excrément en or.

En Occident, depuis le XVIIe siècle, au fil de l’histoire des villes, nous retrouvons régulièrement ce schéma, ce cercle magique qui, par le biais d’opérations présentées comme simples, s’appuyant sur une rationalité technique et économique, ferait disparaître bien des problèmes liés aux choix d’une économie capitaliste et d’un mode de vie urbain. Il suffirait de transformer le déchet en marchandise. D’opérer sa transmutation de valeur négative en valeur d’usage et d’échange. Seulement voilà, parce qu’ils sont gorgés de sens, parce qu’ils sont le fruit de rapports sociaux, parce qu’ils participent d’un ordre symbolique et de la construction de positions sociales, les déchets, ou tout au moins certains d’entre eux, échappent à la « rationalité économique », à l’idéologie selon laquelle il existerait une logique technique toute-puissante et indépendante de tout contexte historique, social et politique. Ils mettent en échec la pensée utilitariste. Ils résistent à l’échange généralisé et à la marchandisation, nous rappelant ainsi que tout ne se vaut pas, que toutes les places ne sont pas équivalentes et que de nos actes, il restera toujours quelque chose. Surtout lorsque l’on ne prend pas la peine de s’affronter à ces questions en amont de nos modes de production et de consommation.

À plusieurs reprises, la dimension internationale a été évoquée, sans s’y arrêter précisément. C’est justement l’objet des articles de la dernière partie du numéro. On sait que les institutions nationales et internationales jouent un rôle important dans la mise en place d’approches renouvelées en matière de gestion des déchets6. En agissant ainsi, elles ont contribué à modifier le fonctionnement des différents marchés, mais elles ont également permis le renforcement de réseaux d’échange jusqu’alors plus discrets. Reste que l’on ne sait pas encore si l’on assiste à l’émergence d’une filière venant en support aux acteur·rice·s des marchés capitalistes actuels ou bien à l’apparition d’un marché au fonctionnement, aux pratiques et aux valeurs spécifiques. Toutefois, comme dans la plupart des secteurs d’activités, la mondialisation de l’économie génère le déploiement d’une normalisation à l’échelle internationale et une division du travail particulièrement inégalitaire au niveau mondial, aussi bien entre entreprises qu’entre pays (Marie Percot).

Le « cercle de l’immondice »7 s’élargit de façon considérable. Des régions, des villes se spécialisent dans le traitement de déchets spécifiques (voir l’article de M. Le Meur), en provenance parfois du monde entier (Sylvie Bredeloup). Les activités sont délocalisées et décomposées en plusieurs étapes. Ces dernières sont éclatées sur différents sites situés dans diverses régions du monde, et reliés par la circulation des déchets tout au long de la chaîne opératoire visant leur transformation, leur recyclage ou leur élimination. Selon la proximité entretenue ou non avec les déchets bruts s’expriment et se confirment des rapports de domination, des inégalités environnementales, et plus particulièrement en termes de santé publique. Quel rôle joueront les mouvements sociaux, dont l’influence en la matière se fait sentir depuis de nombreuses décennies (Jérémie Cavé) ? Auront-ils par exemple la force de contrecarrer les tentations clientélistes organisant certains marchés locaux, pour imposer des arguments valorisant le « bien commun » ?

Si, comme le montrent certains des articles réunis dans ce numéro, il est des dispositifs qui favorisent la dérèglementation tant sur le plan du droit du travail que du respect de l’environnement, il en est d’autres qui, à l’inverse, poussent dans le sens d’une réglementation et d’un contrôle toujours plus fin des comportements et des territoires. C’est ainsi que les réformes dites de « modernisation » des services publics urbains initiées au niveau international par les bailleurs de fonds favorisent l’intervention du secteur privé et poussent dans le sens d’une normalisation internationale en matière d’ordre public, de seuils perceptifs et de sensibilité vis-à-vis des déchets. Ces mesures s’inscrivent dans un long processus historique de contrôle des corps et des populations. Alain Corbin, notamment, a mis en lumière de façon magistrale, pour les villes occidentales du XIXe siècle, les dimensions idéologiques des techniques d’assainissement, leurs effets sur les seuils perceptifs et l’incorporation de normes8. Le tri, le recyclage sont aussi l’occasion pour les pouvoirs publics d’accroître le contrôle des gestes les plus intimes. Les déchèteries sont compartimentées, des localités mettent en place des poubelles pucées et des sacs équipés de codes barres afin que les mauvais·es jeteur·se·s puissent être identifié·e·s ou tout au moins redoutent de l’être. Ces mesures de contention nous rappellent la dimension subversive des déchets, leur potentialité de mise en désordre du monde. Que deviendra-t-elle si le recyclage ou la récupération deviennent l’objet de normes de plus en plus précises et coercitives ?