9 novembre 2021. Dans une allocution destinée à fêter comme il se doit la fin de la COP 26 tout en actant la mise sous contrôle de la pandémie de Covid-19, le Président et futur candidat Emmanuel Macron annonçait à la nation la relance du programme nucléaire français avec, à l’horizon, la construction d’une demi-douzaine d’EPR et un programme de développement de petites centrales simples, moins chères, moins dangereuses et faciles à exporter. Ce, au nom de l’urgence climatique et de la nécessité de penser une transition écologique entendue comme une opération technologique de relance de l’activité industrielle pour assurer la « décarbonation » de l’économie à l’horizon 2050. Pour qui avait suivi les prises de position françaises à Bruxelles et pendant la COP de Glasgow, rien de très surprenant : pour les officiel.les de la République, la bonne transition est désormais celle qui passe par l’électrification généralisée et l’inclusion du nucléaire dans la palette des énergies vertes.

De fait, le quinquennat 2017-2022 aura été particulièrement riche en initiatives visant à poser les bases d’une stratégie de transition écologique digne de la fameuse réplique de Fabrizio Corbera, prince de Salina, dans Le Guépard : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change ».  Le seul rappel des cibles retenues au titre du plan de relance France 2030 suffit à s’en convaincre. Celui-ci combine en effet relance de la construction automobile placée sous le signe de l’électrification d’un parc au périmètre inchangé ; recours massif à la production d’hydrogène pour les motorisations non électriques, à commencer par l’aéronautique ; alimentation garantie « saine et durable » grâce à l’intensification agricole, c’est-à-dire à un usage rationalisé des intrants chimiques et de l’eau par les systèmes informatisés de distribution ; sécurisation de l’accès à ces ressources stratégiques que sont notamment les métaux rares indispensables à toute l’électronique, aux batteries, au photovoltaïque, laquelle passe par l’intensification de la prospection, y compris celle des fonds marins.

La cohérence de la transition qui nous est ainsi annoncée tient en quelques mots d’ordre – redonner du lustre à l’industrie française, garantir le pouvoir d’achat, pérenniser la consommation, doper la croissance – lesquels dessinent un avenir productiviste et marchand ; un avenir qui ressemble fort à un retour nostalgique aux « Trente Glorieuses » avec leur conjonction entre innovation technique, capitalisme et consommation de masse. There is no alternative ! Ce futur est pour nos gouvernants d’autant plus désirable qu’il constituerait la seule réponse légitime et pragmatique aux deux crises qui ont marqué le mandat présidentiel : la mobilisation des Gilets jaunes et la pandémie de Covid-19. La première a supposément montré à quel point une transition passant par une décroissance ou même une réduction de la consommation de ressources est socialement inacceptable pour une grande partie de nos concitoyen·nes. La seconde a révélé notre dépendance à la mondialisation, les conséquences de la désindustrialisation, le retard accumulé en matière de recherche et d’innovation.

Le problème de ce TINA vert n’est pas tant qu’il existe et réponde point par point aux intérêts des acteurs dominants de l’anthropocène, que le fait qu’il fasse écho aux vues et aux traditions d’une partie de la gauche, celle qui a depuis des décennies mis en équation redistribution et croissance du PIB, progrès social et consommation de biens. Pour elle aussi, comme les réactions à la relance du nucléaire sont venues nous le rappeler, il n’est pas d’autre transition que technologique et productiviste. La seule différence est qu’à l’inverse de la macronie, elle ne fait pas semblant de croire au ruissellement et réclame des politiques plus actives de partage des gains de productivité.

Bien sûr, le TINA vert n’est qu’un coup de force idéologique. Mais on aurait tort de croire qu’il n’y a aucune difficulté à la convergence entre lutte contre les fins de mois difficiles et lutte contre la « fin du monde ». L’expérience des Gilets jaunes, tout autant que la faible représentation des classes populaires dans des mouvements écologistes récents tels qu’Extinction Rebellion, révèlent aussi des tensions bien réelles qui ont rendu, depuis des décennies, le projet d’une écologie populaire si difficile à concrétiser et à crédibiliser, notamment au sein des partis. Récemment, le décès de l’agroécologiste Pierre Rabhi a de nouveau réveillé les clivages profonds divisant une partie de la gauche et les écologistes autour des positions conservatrices et essentialistes du fondateur du mouvement des Colibris.

Mais la crise des Gilets jaunes a aussi été le point de départ de nouvelles réflexions et nouvelles formes d’alliance. Le collectif « Plus jamais ça », réunissant huit ONG, associations et syndicats majeurs du paysage politique français, de Greenpeace à la CGT en passant par Oxfam ou La Confédération Paysanne, pour réfléchir et agir en faveur d’une réponse écologique et sociale à la pandémie de Covid-19, en est une bonne illustration, tant par son plan de mesures de transition que par ses initiatives de soutien aux luttes pour l’emploi et les reconversions. Comme le disait Jean-François Julliard dans notre numéro 105 : « Pour Greenpeace les Gilets jaunes ont joué un rôle de catalyseur et de déclencheur pour l’intégration des dimensions sociales de la crise environnementale. On peut viser à réduire l’utilisation de la voiture individuelle, mais on sait bien que tout le monde ne peut pas se passer de sa voiture du jour au lendemain, et que tout le monde ne peut pas remplacer sa voiture polluante du jour au lendemain. Forcément ça implique une transition, un accompagnement, des financements alloués, de la reconversion professionnelle, etc. ». Des projets majeurs, tels que la Sécurité sociale alimentaire, prônant tant la nécessité d’une agriculture paysanne que le droit à une alimentation de qualité pour tou·tes, ont émergé de ces rencontres.

Ce numéro propose donc d’explorer ces nouvelles convergences qui, de l’intérieur des mouvements sociaux et écologiques, définissent, à travers leurs expériences et leurs limites, un chemin alternatif pour concevoir, ensemble, lutte écologique et justice sociale, pour définir les termes et les mesures d’une transition qui serait la nôtre. Ce, sans se masquer les problèmes et les difficultés ; qu’il s’agisse de l’inscription dans le temps long, des capacités de mobilisation, de l’incompatibilité des cultures politiques – voire des intérêts divergents – de celles et ceux qui portent luttes et expérimentations. Ces convergences impliquent l’intérêt des mouvements à mettre leurs histoires et leurs vocabulaires en commun. Parler de pauvreté, par exemple, n’est pas habituel pour les écologistes, pas plus que les syndicats classiques du mouvement social ne sont familiers de la notion d’artificialisation. De même, la question du travail reste une source de clivages : là où les un.es voient une aliénation, les autres peuvent croire en une pièce maîtresse de la vie sociale.

Ainsi en est-il du terme même de transition qui, comme celui de planification écologique auquel il est souvent opposé, peut tout à la fois mettre au jour et rendre invisible des enjeux fondamentaux de l’hybridation entre justice sociale et justice environnementale. Trop souvent, la référence à la transition écologique contribue à faire l’impasse sur la question des rapports de classe, de genre et de race quand elle ne nourrit pas plus avant les clivages entre différentes cultures politiques ; par exemple lorsqu’elle s’appuie sur une lecture homogène et universelle des causes et des conséquences du dérèglement climatique dont une « humanité » intemporelle et abstraite se serait rendue coupable. Intuitivement, elle renvoie à une conception du changement inscrite dans un réformisme mou et inefficace, plaçant au centre du jeu l’éthique de l’action individuelle porté par un acteur économique abstrait, en capacité de choisir et de « changer le monde » à travers ses modes de consommation, tout en éludant l’empreinte majeure des multinationales dans la destruction de la planète. Implicitement, elle indique un mode d’action obnubilé par la cohérence du comportement individuel, établi en dehors des cadres politiques, institutionnels et syndicaux. Elle s’inscrit alors dans la succession des concepts-tiroirs mobilisés par l’État et les grandes entreprises pour organiser le greenwashing. De façon analogue, si le terme de « planification écologique » part des fondamentaux de la gauche pour rappeler qu’il n’est pas de transition par le seul jeu des expériences locales, sans montée en échelle et sans renforcer les marges d’action d’États laissés exsangues par trois décennies de politiques d’inspiration néolibérale, il sert aussi à passer par pertes et profits des éléments centraux qui font la matrice de l’écologie politique – de la critique de la centralisation et des bureaucraties à la représentation des non-humains en passant par la redéfinition démocratique des besoins pris en compte par ces services dits publics.

À l’heure où la pensée altermondialiste semble reléguée au passé, il est aussi indispensable de s’interroger sur ce que peuvent être ces destins communs de l’écologie lorsque l’on met au centre les inégalités entre Nords et Suds, la conjonction entre le top 10% de l’accumulation de richesse économique et le top 10% des empreintes écologiques. Depuis deux décennies, le slogan « penser global, agir local » a été nourri par des courants qui ont su poser, parfois mieux que l’écologie politique ou la gauche anticapitaliste, la question de la dépendance des sociétés humaines à leurs milieux, des rapports de domination qui en découlent et des capacités d’émancipation qu’elle offre. C’est par exemple le cas des débats sur l’extractivisme portés par les peuples autochtones d’Amérique Latine ou d’Asie avec leur mise en cause du caractère colonial de projets globaux menés et imposés au titre de la transition. Ces débats ne sont pas récents ; les travaux dénonçant l’exploitation des ressources et des personnes dans le cadre des sociétés coloniales et néocoloniales ont tracé les sillons qu’empruntent les convergences actuelles. De même, de la question des terres à celle de l’eau en passant par les luttes pour donner aux produits de santé, la notion historique de communs, centrée sur la préservation de ressources considérées comme naturelles et menacées d’épuisement du fait de l’exploitation humaine, a ainsi été élargie. La stratégie des communs fournit aujourd’hui des prises inédites pour tenir ensemble les enjeux de durabilité des écosystèmes, de soin à la planète, de réorganisation démocratique des activités productives et d’alternative à l’appropriation exclusive.

Au-delà de ces entrées par les catégories, les répertoires d’actions ou les objectifs, Mouvements a choisi d’explorer la nouvelle alliance entre fin du monde et fin du mois en privilégiant son déploiement à l’échelle des territoires et des secteurs d’activité. Il s’agira donc dans les textes qui suivent de transitions particulières. Il s’agira des luttes, des scénarios et des mesures de rupture qui servent à dessiner et à construire les futurs possibles dans des secteurs où, depuis deux décennies, les mobilisations ont été particulièrement actives – de l’énergie aux transports en passant par l’agriculture et l’alimentation. Ces croisements, en apparence inédits, permettent de réactiver la mémoire de luttes écologistes passées, critiques de l’organisation sociale, telles qu’elles se sont structurées dans les années 1970, mais aussi d’intégrer les apports de mobilisations lointaines ou périphériques, capables de penser dans un seul mouvement le cumul des inégalités, qu’elles soient sociales, écologiques, de genre ou raciales.

Le droit à l’alimentation, un des rares reconnus par les institutions de la gouvernance Onusienne, était au cœur de ce qui définissait le grand partage entre les Nords de l’abondance et les Suds de la pénurie. La généralisation des modèles d’agriculture industrielle et d’alimentation transformée portés par les révolutions vertes et la croissance de l’agro-business, et, par voie de conséquence, celle de leurs dégâts sanitaires et environnementaux, a profondément changé la donne. Pour les mouvements de défense des agricultures paysannes qui lient accès aux terres, production vivrière et droit à l’alimentation, la frontière, et la question difficile, est désormais aussi celle de la transition agrobiologique et de son destin commun. Au nombre des mesures de rupture figure désormais cette « sécurité sociale de l’alimentation » défendue en France par les associations paysannes et environnementales et comprise comme moyen pour intégrer la lutte contre la précarité alimentaire, l’institution de la terre en commun et la réorganisation écologique de la production.

Du fait de la crise climatique, la question de l’énergie est sans doute celle qui définit le plus clairement la ligne du front de la transition. Le conflit porte évidemment sur la nature des renouvelables mais aussi et surtout sur le fait de savoir si la réduction de consommation est une affaire d’innovation technique, d’accroissement d’efficience énergétique, ou un enjeu social, le résultat d’une redéfinition collective des besoins et des institutions destinées à les satisfaire. Ce n’est donc pas un hasard si, tout particulièrement en France où EDF et la planification énergétique restent des références, la bataille se déroule à coups de scénarios dont le rôle politique est d’autant plus important qu’il ne s’agit pas seulement d’expertise des moyens mais bien du pour qui et pour quoi de la transition. L’évolution, post Gilets jaunes, du travail de contre-expertise de négaWatt vers une discussion, explicite et élargie, des enjeux de réduction des inégalités, de création d’emploi et de réinvention du service public de l’énergie, en témoigne.

D’où un lien décisif aux luttes pour la reconversion des activités dans les deux domaines retenus pour la dernière partie de ce numéro que sont les transports et le bâtiment, ces infrastructures de l’artificialisation. Penser ensemble ces deux pans de l’économie permet d’aborder des questions aussi importantes que lourdes de tensions : qu’il s’agisse de la desserte de territoires délaissés par les transports pour y construire l’alternative aux mobilités « voiture », de la réduction du transport par camion et du transport aérien, de l’accès au logement ou du devenir de pans entiers l’industrie, la réinvention des activités ne pourra être légitime que si les débats sur les mesures de transition commencent par poser les questions de qui sont les laissé·es-pour-compte, de leurs besoins et de la définition collective et démocratique des alternatives.

Ce dossier a été coordonné par Renaud Bécot, Mathilde Fois Duclerc, Jean-Paul Gaudillière et Anahita Grisoni.