Classe ! Gilets jaunes, inégalités, intersectionnalité

Mercredi 28 novembre 2018, sur le plateau de LCI, David Pujadas peine à contrôler le déroulé de sa première « Grande explication » consacrée aux Gilets jaunes. Emmanuelle Wargon, Secrétaire d’État à la transition écologique, s’adresse à Ingrid Levavasseur, aide-soignante. La fille de Lionel Stoléru (polytechnicien, député secrétaire d’État UDF), née à Neuilly, HEC-Sciences Po-ENA, ancienne directrice des affaires publiques chez Danone, tente d’expliquer à la mère isolée, qui racontait en début d’émission qu’elle ne pouvait plus payer de baskets à ses enfants, que le système d’aide à la conversion à l’achat d’une voiture propre va lui permettre de contracter un emprunt pour acquérir une voiture dont la consommation réduite viendra compenser le coût de la nouvelle taxe sur le carburant introduite par le gouvernement. En trois minutes, tout est dit sur le personnel « macronien », sa rupture revendiquée avec l’ancien monde politique, sa base sociale et tout ce qui le sépare – formation, revenus, culture – de ceux et celles dont il entend régenter la vie.

Le 1 % contre le 99 %, le peuple contre la caste, les laissé·es-pour-compte contre les privilégié·es, les termes utilisés pour parler du mouvement des Gilets jaunes, de ses origines et de sa dynamique ont été divers et nombreux. On peut se demander si la meilleure manière de parler, sans euphémisme, d’un conflit centré sur l’impôt, sur les fins de mois difficiles et sur les inégalités de revenus n’est pas de dire, en paraphrasant la formule d’un conseiller de Bill Clinton au sujet de l’économie : « It’s class, stupid ! »

Depuis la fin des années 1980, le terme « classe » a toutefois disparu du discours médiatique et s’est démonétisé dans le paysage intellectuel. Faut-il incriminer l’abandon par le Parti socialiste du concept de lutte des classes dans sa déclaration de principe en 1990 ? De toute évidence, la révision de sa « charte » ne faisait qu’acter un aggiornamento social-démocrate achevé depuis le tournant de la rigueur de 1983. Alors que le néolibéralisme colonisait nos imaginaires et nos systèmes sociaux, la question des classes sonnait terriblement datée, voire périmée. En 2003, le numéro de Mouvements intitulé : « Classes, exploitation : totem ou tabou ? » s’interrogeait sur ces délégitimations et invisibilités croissantes. Les raisons en étaient nombreuses : la réduction du périmètre de la classe ouvrière industrielle (du moins en Europe et en Amérique du Nord), les transformations du salariat et la montée des statuts précaires, la disparition de l’Union soviétique et l’effondrement politique du communisme « réellement existant », la mise en place du consensus libéral. La messe semblait dite et l’enjeu en 2003, pour une revue de débat politico-intellectuel, était de donner un peu de visibilité aux travaux prenant toujours pour objet les classes ou plutôt les groupes socio-professionnels, les inégalités, l’exploitation et les rapports sociaux de travail.

Quinze ans plus tard, la rédaction de Mouvements hésitait sur ce que serait le thème de ce numéro 100. Cent, c’est un beau chiffre. Nous sommes d’autant plus heureux.ses de pouvoir l’imprimer que la dernière décennie de l’édition et du monde des revues a été rien moins que facile. Un numéro 100, c’est un bon prétexte pour combiner retour en arrière et prospective. En cette fin d’année 2019, quand on a pour sous-titre « des idées et des luttes », il aurait été incompréhensible de passer à côté du mouvement des Gilets jaunes, de ne pas essayer de comprendre ce conflit, ce qu’il nous dit du monde social, des transformations du politique, de la gauche et finalement des classes.

Car, entre 2003 et aujourd’hui, les questions des inégalités et de la classe ont, avant l’irruption des Gilets jaunes, retrouvé un peu de lustre. À la faveur des mobilisations et mouvements qui ont fait suite à la crise financière puis économique de la fin des années 2000 et ont tenté d’en contrer les conséquences, en lien aussi avec les enquêtes et témoignages consacrés aux écarts croissants de revenus et de patrimoine, aux nouvelles formes de précarité et de pauvreté générées par les politiques suivies depuis trente ou quarante ans, il est indéniable que les relations entre statut socio-économique, accès à la richesse et approfondissement des inégalités sont revenues au premier plan des préoccupations. Le succès, malgré sa technicité, de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, qui documente par le menu l’appropriation croissante des ressources et la reconstitution de la rente par les bénéficiaires des très hauts revenus et l’élite de la finance (l’accumulation du capital pour parler en termes marxistes) en est un témoignage éloquent.

Mais de quelles classes s’agit-il et comment en parler ? Dans un XXIe siècle où le capital, le salariat et la politique ont tous trois profondément changé, l’enjeu ne peut être de revenir à la lecture proposée par le marxisme « classique », laquelle a dominé le XXe siècle et le discours des partis socialistes et communistes. Le grand récit liant la théorie de la valeur-travail, l’existence de l’exploitation par appropriation de la plus-value, l’usine, la condition ouvrière et le rôle de sujet historique du prolétariat n’est plus de mise. La classe ouvrière n’est plus l’identité à laquelle se réfèrent les mouvements sociaux et les protagonistes des luttes tandis que les grands opérateurs de la socialisation ouvrière (l’usine, l’atelier, la mine) et ce qu’on y fait ont profondément changé. L’horizon politique de l’émancipation et de l’égalité s’est enrichi de bien d’autres enjeux et questions. Les rapports à la nature et la poursuite des logiques d’extraction des ressources sont insolubles dans la promesse de la fin de l’exploitation par l’appropriation collective des moyens de production, la planification et le progrès technique. Un tel constat de mort du « sujet historique », unique et messianique, n’a évidemment rien à voir avec la fin des classes et de leur lutte au sens de l’existence de groupes sociaux fondés sur les communautés de statut socio-économique, la place dans les rapports de production et de consommation, l’accès inégalitaire aux revenus. L’enjeu est plutôt de comprendre les nouvelles configurations de classe engendrées par les reconfigurations profondes du salariat, la généralisation des formes d’emploi précaire, le chômage de masse, le travail de plateforme et l’auto-entrepreneuriat.

7Si les analyses sont impactées par les transformations des clivages, des lieux et des rapports où expériences et consciences de classe s’actualisent, elles ont également été fondamentalement reconfigurées par la prise en compte de la pluralité des modes de domination. La revue s’est fait l’écho de l’impérieuse nécessité de saisir l’imbrication des rapports sociaux de pouvoir, en particulier le genre, la race et la classe, c’est-à-dire de penser un ordre hiérarchique du monde social qui n’est pas construit de manière unidimensionnelle sur la position socio-économique. L’ordre genré et l’ordre racial participent de la formation des statuts, non seulement en articulation avec la classe mais également de manière autonome. Le dossier de ce numéro 100 propose donc deux formes de confrontation à la complexité du mode contemporain d’existence des classes : par les luttes, avec le mouvement des Gilets jaunes, la lecture que l’on peut en faire et ce qu’il nous dit de la nouvelle question sociale ; par les catégories, avec un retour sur ce qui est, depuis longtemps, une des marques de fabrique de la revue, la revendication de « l’intersectionnalité » comme approche de la pluralisation des modes de domination (classe, genre, race mais aussi âge, sexualité, handicap, etc.) pour l’analyse comme pour la mobilisation.

Comment penser le mouvement des Gilets jaunes ? Avec quels concepts, quelles grilles d’analyse ?

« Peuple » et « populisme » : quand on reprend ce qui s’est écrit sur le mouvement des Gilets jaunes depuis décembre 2018, ce sont les deux mots les plus utilisés et les deux faces d’une même alternative à une lecture en termes de classe. Si l’on s’en tient à la version positive, les Gilets jaunes feraient peuple à travers leur politique : opposition aux possédant·es, référence aux grands mouvements de l’histoire de la République, revendication d’une refondation démocratique. Faire peuple de cette manière peut rappeler les théorisations de Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, les discussions de Podemos ou de la France insoumise, mais c’est sans compter la radicalité de l’exigence démocratique, voire libertaire, qui a traversé le mouvement et nourri sa méfiance à l’endroit de toute représentation. Exit donc l’idée selon laquelle un leader charismatique serait indispensable pour donner chair, pour incarner ce « signifiant vide », cette construction politique et culturelle, qu’est le peuple.

Peut-être faut-il, comme le suggèrent certain.es des intervenant·es de ce numéro, en revenir aux fondamentaux. La mobilisation des Gilets jaunes est un mouvement social des temps de crise, un mouvement « populaire » parce que mobilisant diverses classes/couches sociales, dont l’armature sociale est liée au caractère fondamental des clivages qui règlent la relation à la production et à la répartition des richesses. Comme la Commune, comme le Front populaire, comme Mai 68, l’alliance se tisse entre ceux et celles qui n’ont que leur force de travail, sauf que désormais celle-ci ne trouve plus à s’exercer dans les usines mais passe par toutes les figures possibles du salariat précarisé et du chômage durable. Comme certaines mobilisations sous l’Ancien Régime, la question de l’impôt a servi de déclencheur et continue d’irriguer le débat social : c’est un autre levier de redistribution que la cotisation salariale qui sert ici de levain fédérateur. Les Gilets jaunes, incarnation des nouvelles figures du prolétariat ? Possible, mais là encore le mouvement excède l’analyse : pas simple de réconcilier ce prolétariat avec ces identités revendiquées de citoyen·nes, habitant·es, usager·ères, consommateur·rices et surtout avec l’absence, totale et assumée, de l’entreprise et des lieux de travail dans les revendications tout autant que dans les cibles d’action !

D’où un troisième terme discuté dans ce dossier : les Gilets jaunes, une « nouvelle classe » ou plutôt l’émergence d’une nouvelle manière de faire classe pour les exploité·es ; une manière où ce qui compte pour se reconnaître, partager les expériences, faire mouvement et agir politiquement est moins ce qui se passe dans l’entreprise (parce que la casse des collectifs et la menace de la précarité pèsent sur les solidarités et parce que beaucoup n’y sont jamais), mais l’expérience quotidienne, à la maison, dans les commerces, dans la ville, de l’inégal accès aux ressources et aux expériences d’une vie décente. Après les révoltes des banlieues, les occupations de places, les ZAD, les ronds-points des Gilets jaunes comme nouvel indice et exemple de la territorialisation de la question sociale ? L’hypothèse a le mérite de laisser ouverts les termes de la recomposition et du même coup de ce qu’il advient des classes populaires. Elle a aussi ceci de séduisant qu’elle supporte bien la comparaison avec la façon dont, au XIXe siècle, avant la victoire du paradigme communiste, s’est formée l’identité ouvrière. C’est-à-dire comme l’avait si bien décrit, il y a plus de cinquante ans, l’historien britannique Edward P. Thompson, par la recomposition des sociabilités et solidarités de métier des artisans à travers l’appropriation d’un langage qui s’invente dans le cours même des événements et dont l’épicentre a, pendant longtemps, été la question démocratique et le problème du suffrage.

Il faut alors souligner que cette territorialisation de la question sociale ne signe pas la fin de la centralité du travail – mais correspond plutôt à une extension du travail au-delà du salariat. Les mobilisations féministes, avec le travail domestique, comme les mobilisations dé- et postcoloniales, avec les formes contemporaines de servage et d’expropriation du travail, mais aussi les dénonciations du digital labor, travail gratuit des usager·ères d’Internet, montrent l’utilité intellectuelle et politique d’une démarche qui envisage toutes les formes de production de biens, de symboles et de valeurs – soit, d’une certaine manière, d’en revenir à la perspective large de Marx lui-même. Chacune de ces activités engage des rapports sociaux spécifiques, et le passage par la solidarité locale serait une manière de retisser des articulations entre des sphères de la production (des biens) et de la reproduction (de la force de travail) dont la frontière semble s’effacer, plus encore à l’heure des inquiétudes sur la viabilité de l’exploitation d’une planète Terre, matière première du travail de production comme du travail de reproduction – un autre fil rouge pour Mouvements.

 

Numéro coordonné par Jean-Paul Gaudillère, Irène Jami, Stéphane Le Lay, Olivier Roueff, Patrick Simon et Julien Talpin