QUESTIONS QUI FACHENT. Le travail doit-il être au centre de tout projet de gauche ? Il est temps de revenir aux fondamentaux pour construire une pensée de gauche sur le travail. 4 octobre 2007.
Parmi les raisons qui ont conduit à la défaite électorale de la gauche aux élections du printemps dernier, il en est une qui devrait retenir particulièrement l’attention : la place accordée au travail, car elle est au coeur de l’adhésion des classes populaires à un projet politique. La gauche, en panne de théorie et aussi de propositions concrètes sur ce sujet, a laissé le champ libre à la droite, d’une part pour substituer l’idéologie du mérite à la solidarité, et d’autre part pour faire de l’augmentation du temps de travail l’unique moyen d’augmenter le salaire |1|. Il ne sera pas possible de reconquérir le terrain perdu sur le plan des idées et des propositions sans revenir aux fondamentaux de la critique du rapport salarial et sans relier ensuite celle-ci aux enjeux actuels qui mettent en cause les finalités productivistes assignées au travail par le capitalisme.
Le Bureau international du travail (BIT) vient de publier un rapport sur « Les indicateurs-clés du marché du travail » (5e édition, 2007). Il permet de démystifier l’idéologie sous-jacente aux réformes du droit du travail que le gouvernement français veut accomplir pour donner aux entreprises une flexibilité toujours plus grande.
Tout d’abord, un démenti cinglant est apporté aux économistes déclinologues qui ont usé et abusé de leur notoriété pour imposer l’idée selon laquelle la France était en perte de vitesse parce que les Français étaient « moins productifs » que d’autres. On le savait déjà, les travailleurs des États-Unis d’Amérique sont les plus productifs au monde, devançant de loin tous ceux des autres pays développés. Mais cela tient avant tout au fait que, parmi tous les pays développés, c’est aux États-Unis que la durée individuelle annuelle du travail est la plus élevée. Quand on retient, non pas le niveau de productivité par tête, mais un autre indicateur, beaucoup plus significatif de l’efficacité productive, celui de la productivité horaire, les choses se présentent assez différemment selon le BIT : « La Norvège a enregistré la plus forte productivité mesurée en valeur ajoutée par heure ouvrée (37,99 dollars EU), suivie par le États-Unis (35,63 dollars EU) et la France (35,08 dollars EU) |2| . » De plus, en regardant l’évolution de la productivité et pas seulement son niveau, on voit que, sur la période 1980-2006, correspondant à la mondialisation, les taux annuels moyens de progression de la productivité par tête et par heure ont été respectivement de 1,5 % et 2,2 % en France, et de 1,7 % et 1,7 % aux États-Unis. L’écart entre les deux indicateurs pour la France traduit la diminution du temps de travail, et la similitude entre les deux taux pour les États-Unis confirme que le temps de travail y est resté stable.
Dans un rapport de 2004, le Conseil d’analyse économique (CAE) écrivait : « Soulignons ici que le niveau du PIB par habitant d’un pays ne peut être considéré comme le seul indicateur pertinent de son développement et de son niveau de vie. De nombreux autres facteurs influencent le niveau de vie. La perte de PIB associé à un ralentissement de la productivité |sous-entendu par tête| peut néanmoins être associée à une amélioration du niveau de vie si ce ralentissement est lui-même source d’un meilleur confort de vie et s’il est perçu comme tel par la population concernée. Il peut par exemple en être ainsi dans le cas d’une réduction de la durée du travail. |3| » Autrement dit, à condition que le travail soit réparti entre tous, une faible position en terme de productivité par tête associée à une bonne position en terme de productivité horaire peut signifier qu’on prend le temps de vivre.
Dans un rapport de 2007, le CAE |4| s’écarte de cette vision pour critiquer la durée du travail en France, qui est pourtant comparable à (voire parfois plus élevée que) celle en vigueur aux Pays-Bas, au Danemark ou en Allemagne. Il ne craint même pas la contradiction en pourfendant la RTT et en faisant l’éloge du temps partiel.
Pendant ce temps, la gauche social-libérale est allée progressivement d’abandon en abandon : du rejet des 35 heures par Ségolène Royal au cri du coeur de François Hollande : « C’est vrai que la France ne travaille pas assez. » La confusion est sciemment entretenue dans le public entre la durée individuelle du travail de ceux qui ont un emploi et le nombre total d’heures travaillées, qui dépend certes de la durée individuelle mais aussi du nombre de travailleurs ayant un emploi. Si le nombre total d’heures travaillées est faible, ce n’est pas à cause de la durée individuelle du travail prétendument trop faible, c’est à cause du nombre insuffisant d’emplois offerts. Voilà l’origine de la faiblesse, en France, du taux d’emploi de la population en âge de travailler. Ce serait pire encore si la durée individuelle de travail augmentait pour une même production, car le nombre d’emplois diminuerait.
Pourquoi autant de confusions et d’atermoiements de la part de la gauche bien-pensante ? Au moins deux raisons intellectuelles et une d’ordre politique. Au cours des deux dernières décennies, il était de bon ton de jeter aux orties les fondamentaux de la critique de l’économie capitaliste, sous prétexte « d’échec du marxisme ». Or, la critique du rapport social salarial n’a pas pris une ride : la force de travail manuelle et intellectuelle est seule productrice de valeur économique, n’en déplaise aux partisans des fonds de pensions et autres fonds spéculatifs. Et cette force de travail est exploitée et aliénée, de plus en plus à l’époque du néolibéralisme, d’où l’extraordinaire enrichissement des riches, via les revenus financiers. Au lieu de cela, quel bric-à-brac idéologique nous a servi l’orthodoxie ayant gagné les rivages de la gauche ? Le travail n’est plus la source de la valeur (économique) et, sur cette base prétendument objective, sa « valeur » disparaît, entendue au sens économique et philosophique. Dans ces conditions, l’objectif du plein emploi devient une vieille lune. Les penseurs, et notamment les économistes, classés à gauche seraient-ils atteints de cécité, au point de ne pas voir la récurrence de crises financières qui traduisent toujours en fin de compte les soubresauts et les contradictions de l’accumulation du capital et d’ignorer que les bonnes affaires comme les mauvaises sont payées par le travail ?
Sans doute une dose d’aveuglement et aussi une de cynisme. Car, finalement, la méconnaissance de la réalité du travail renvoie à la pusillanimité, pour ne pas dire le refus, des politiques à remettre en cause la répartition des revenus directement issue de l’ordre néolibéral. Le chômage est une question d’affectation des gains de productivité : davantage pour les dividendes que pour la masse salariale ou l’investissement. Idem pour le financement de la protection sociale : le leitmotiv étant désormais de faire reculer la part de la richesse socialisée. Idem pour le développement de la plupart des pays émergents : priorité à l’insertion dans le jeu des multinationales qui tirent profit d’une main d’oeuvre bon marché plutôt que de répondre aux besoins des populations locales. La pensée de « gauche » sur le travail ressemble donc à un champ de ruines
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Par où reconstruire un rapport de forces plus favorable au travail ? À partir de trois entrées désormais indissociables. La première concerne la réduction des inégalités. À l’échelle nationale et européenne, il y a urgence à mettre hors concurrence les services publics et hors marché la protection sociale, qui sont les deux domaines par lesquels l’égalité peut être approchée, de même qu’il est temps d’envisager partout un salaire minimum avec des niveaux progressivement convergents. À l’échelle mondiale, les conventions de l’Organisation internationale du travail doivent au minimum être appliquées, les accords commerciaux bilatéraux ou multilatéraux léonins doivent être bannis, et l’émergence de formes de commerce plus équitable doit être favorisée pour que les travaux effectués dans les pays pauvres soient justement rémunérés. En second lieu, il ne faut pas céder sur la question du temps de travail qui, depuis deux siècles, est l’un des principaux enjeux de la lutte des classes pour le partage du produit du travail. Il faut accepter une modération de la productivité par tête et utiliser tout gain de gain productivité horaire pour le répartir sur tous : travailler plus n’est admissible que si cela signifie travailler tous, pour ceux qui le peuvent et le veulent, mais chacun de moins en moins. Deux écueils, miroirs l’un de l’autre, sont donc à éviter. Celui de croire (à gauche) que le travail n’est plus le centre où se nouent les rapports de classes et la socialité. Et celui de prôner (à droite et parfois à gauche) la « valorisation du travail » tout en le précarisant. L’émancipation humaine sera fonction de la distance prise par rapport au travail contraint grâce à la RTT et non d’un retour à l’esprit bourgeois fondateur du capitalisme. On pourra alors enfin ouvrir une voie vers un modèle de développement non productiviste. C’est à partir du moment où l’on fait en sorte qu’il n’y ait plus de « surnuméraires » (Marx) sur le bord du chemin que l’on peut sérieusement repenser les finalités du travail et de la production, et, au-delà, les finalités de l’activité humaine.
|1| Voir Jean-Marie Harribey, « Un regard positif sur le travail », Politis, n° 954, 31 mai 2007.
|2| Ces valeurs sont estimées selon la méthode des parités de pouvoir d’achat.
|3| « Productivité et croissance : diagnostic macroéconomique et lecture historique », G. Cette, CAE, « Productivité et croissance », Rapports de P. Artus et G. Cette, n° 48, Paris, La Documentation française, 2004, pp. 9-84. Citation p. 14, voir aussi p. 26.
|4| « Temps de travail, revenu et emploi », P. Artus, P. Cahuc, A. Zylberberg, CAE, Paris, La Documentation n° 68, 2007.