A l’occasion de la parution du numéro 100, des membres du comité de rédaction, ancien.nes ou actuel.les, ont accepté de nous dire ce qu’il en était, pour elles et eux, de la revue et de sa trajectoire.

Première publication : M avant Mouvements

Patricia Osganian

Je me souviendrai toujours de ma rencontre avec Gilbert Wasserman. On était en 1986 et la revue M venait d’être créée par les rénovateurs du Parti Communistes.

L’idée de cette revue était d’agréger, autour de dissident.es communistes et de différents courants de la gauche alternative – parmi lesquels d’ex-militant.es d’extrême gauche – un espace de débat critique libéré des stéréotypes de la doxa marxiste comme des allégeances conservatrices de la gauche de gouvernement, en espérant pouvoir peser sur sa pratique du pouvoir.

Relancer les débats autour de l’émancipation sociale, questionner les discours et les représentations, tel était le défi qui s’offrait à nous.

En guise de sésame pour mon entrée au comité de rédaction, Gilbert me demanda une contribution écrite. Je rédigeai alors une critique du film d’Alain Tanner Une flamme dans mon cœur qui venait tout juste de sortir.

« J’aime bien. Intéressant. T’es recrutée !» me dit Gilbert.

Je n’en croyai pas mes oreilles. Je remisais depuis des années des textes dans mes tiroirs sans que l’idée de publier ne se soit frayée un chemin jusqu’à ma conscience. C’est ainsi que j’intégrais ce collectif « choisi » dans lequel je fus un an ou deux pratiquement… la seule femme. Comme quoi l’émancipation avait encore de beaux jours devant elle !

Cela dit, cette rencontre marqua un tournant dans ma vie. Ni la culture ni M ne furent pour autant un long fleuve tranquille.

L’histoire se compliqua lorsque je proposais l’année suivante un texte autour de la mémoire de la guerre dans l’imaginaire intitulé : « Regard sur la littérature d’après guerre: l’écriture de l’absence». J’y abordai les conséquences de la Shoah dans le langage et les représentations après la Libération. Ce choc qui, entre autres symboles, met sous la plume de Marguerite Duras ces mots : « Nous sommes tous des Juifs Allemands ».

J’y croisai notamment le marxisme et la psychanalyse.

Pour des raisons encore non élucidées, ce texte provoqua un véritable tollé dans la revue. Il fut jugé trop intellectuel, trop savant, trop interdisciplinaire, trop douloureux… trop tout !

Gilbert affronta la vindicte avec la détermination patiente qui le caractérisait. Il croyait profondément en la pertinence de ce texte. Il le défendit sans faillir jusqu’à sa publication dont l’accueil finalement favorable réconcilia tout le monde.

 

Il y a cent ans

Numa Murard

Cent ans ou presque nous séparent de 1998, quand parût le premier numéro de la revue Mouvements. Il faut manipuler l’objet pour se pénétrer du parfum d’enthousiasme qui émanait des grèves victorieuses de 1995 et des promesses de la gauche plurielle. Car pour exister une revue a besoin d’un enthousiasme mais aussi d’un public, au sens où Dewey entend ce mot, un ensemble de gens concernés et désireux de partager leurs idées. Je me souviens que des abonnements arrivaient de gens improbables, dont je connaissais les noms, que je n’aurais jamais imaginés disposés à signer un chèque pour un bloc de papier imprimé au look somme toute assez rébarbatif. Il y avait donc quelque chose à creuser.

Autour de la table enfumée gravitaient des individus plus ou moins louches, hommes et femmes aux parcours, les un.es plus militant.es, les autres plus « scientifiques », penchant d’un côté ou de l’autre, les un.es très militant.es et les autres carrément chiant.es. Car la vague porteuse, avec les utopies, pouvait aussi booster les carrières, il suffirait de regarder le comité de rédaction d’origine pour s’en convaincre. Mais l’équilibre fragile entre politique et sciences sociales, nous étions suffisamment nombreux pour se risquer à le garantir, sans crainte de choquer les pudeurs militantes ni de froisser les conformismes académiques.

C’est peut-être de la confusion actuelle que vient l’épuisement constaté des revues avec la fin programmée de l’étendard que furent Les temps modernes, lorsque les meetings politiques se mettent à ressembler à des colloques scientifiques, et réciproquement, lorsque les chercheurs s’imaginent que le loisir de penser équivaut à un engagement, et que le beau mot de critique s’abîme dans le consensus des cénacles où, comme ailleurs, il est interdit de fumer. Le temps du jour a filé en quatrième vitesse en emportant le temps des revues, et le public est passé à autre chose.

Vertueux celui qui sait attendre une nouvelle naissance, et qui saluera celle du numéro 101.

 

Chercheur.e.s, donc intellectuel.le.s ?

Patrick Simon

L’un des objectifs à la création de Mouvements visait à mobiliser les travaux issus des sciences sociales dans le débat intellectuel et à (re)politiser les chercheur.e.s. Le projet était de réarmer la pensée de gauche en la ressourçant avec des données établies pour sortir des points de vue surplombant sur le monde social et ses transformations. Il s’agissait aussi de faire (re)sortir les chercheur.e.s et universitaires de leur tour d’ivoire académique et les confronter aux militant.e.s, praticien.ne.s et politiques. Contre les experts qui monopolisaient les médias pour faire passer les réformes du néolibéralisme, l’enjeu était de faire revenir l’académie dans les débats de société, une tendance déjà engagée avec les mobilisations contre la réforme des retraites en 1995.

La question se posait très concrètement pour moi depuis plusieurs années. Orphelin de parti politique après l’échec du soutien à la candidature Juquin et le sur-place de l’Alternative Rouge et Verte qui a suivi, s’investir dans une revue politique en tant que chercheur était une bonne façon de politiser mes compétences. Adhérent de la LCR, j’ai également répondu à l’invitation de Philippe Corcuff et de Daniel Bensaïd à participer à Contretemps. Deux univers intellectuels différents, mais qui ont en commun d’exposer les universitaires et chercheur.e.s à une écriture politique en prise plus directe avec la transformation sociale.

Ce « passage au politique » comportait un risque calculé : je travaille sur l’immigration et les discriminations, sujets inflammables qui ont longtemps été disqualifiés dans le champ scientifique. Trop militants, impliquant des prises de position perçues comme antinomique avec la neutralité axiologique attendue des chercheur.e.s. C’est un long combat de faire reconnaître la légitimité d’une parole scientifique sur ce thème : s’engager dans la revue revenait pour moi à sortir du bois académique et courir le risque de discréditer mes travaux académiques. L’arbitrage concerne pas mal d’autres chercheur.e.s dans ces années-là.

L’activité dans le comité de rédaction m’a immédiatement apporté une respiration intellectuelle par l’élargissement des horizons thématiques et des courants de pensée. Je me suis très vite rendu compte que la revue offrait un formidable medium pour construire des agendas sur des sujets que les sciences sociales canoniques ne traitaient pas ou mal. La synthèse entre un marxisme ouvert et les questions minoritaires (féminisme, question queer, discriminations raciales), au prix de débats internes parfois violents, est devenue la marque de fabrique (non exclusive) de la revue. Paradoxalement, certains articles que j’ai écrits pour Mouvements sont plus cités que ceux, plus conventionnels, que j’ai publiés dans des revues académiques.

 

Aux frontières de l’académie et du militantisme de gauche, écolo et féministe

Marc Bessin

J’ai eu la chance de participer aux débuts de Mouvements, alors que je venais de réintégrer Paris après plusieurs années passées à Rouen. C’était pour moi l’occasion de retrouver une autre pratique militante en lien avec mon métier de chercheur. Ou plutôt une façon de ne pas trop culpabiliser de ne plus vraiment militer…

Pour choisir le titre de cette nouvelle revue de débat, l’anti Le Débat en somme, aux frontières de l’académie et du militantisme de gauche, écolo et féministe, il fallait garder le logo de la revue M que nous voulions prolonger. J’aimais bien DeMos, mais à la réflexion Mouvements était un très bon choix, même si parfois on nous confondait avec l’autre excellente revue Mouvement consacrée à la danse.

L’attelage au début semblait un peu hétéroclite pour ce collectif animé si finement par Gilbert Wasserman, à la Découverte où l’on s’est d’abord réunis, avant de se retrouver pendant longtemps au local de la rue Béranger. Les traditions étaient assez diverses, plusieurs projets soumis à François Gèze ont nourri celui porté par Gilbert. Mais bien vite se sont installées des habitudes de travail et de discussion, les prévisibles engueulades et d’autres plus surprenantes, parfois soudaines et violentes, mais surtout s’installait la confiance toujours donnée à celles et ceux qui in fine faisaient la revue.

J’ai énormément appris dans ce collectif. Je me suis notamment beaucoup investi dans la rubrique livres. Cette période fut pour moi l’occasion d’une vaste plongée dans des écrits dépassant largement mes lectures habituelles en sociologie. Je crois que nous avons durant des années alimenté le débat d’idées par de très bonnes recensions qui suscitaient la discussion sans retour d’ascenseur. Je pense notamment aux lectures croisées autour de thématiques ou d’ouvrages importants. De nouvelles alliances et amitiés se tissaient, surtout dans la conception autour d’un numéro. Leur publication partait parfois d’âpres débats, mais surtout plus pragmatiquement d’une envie commune. Celle entre autres de porter le genre au cœur de la politique, c’est ce qu’on a tenté de faire dans les dossiers que j’ai co-animés sur la famille, la sexualité, les masculinités et l’âge.

Cent bouclages plus tard, Mouvements s’est installée remarquablement dans le paysage intellectuel. D’autres figures, d’autres thématiques et de nouvelles problématiques prolongent désormais cette tradition de travail, dans le même esprit de porter haut la discussion d’idées pour tenter de changer le monde.

 

Mouvements saison 1 : on se retrouve au local ?

Jean-Paul Gaudilliere

Rue Béranger, 4 rue Béranger, en face de Libération. C’est que Gilbert Wasserman avait annoncé au comité de rédaction fraîchement constitué. La revue n’aurait pas seulement une adresse postale mais un local, un vrai !

Embarqué dans l’aventure en tant que (plus si jeune) militant marqué par les recompositions sans fin de l’extrême-gauche et membre du comité de rédaction de la revue M (M comme mensuel, marxisme, mouvement) le passage à Mouvements était, pour moi, fait de beaucoup de continuités. La première d’entre elles était cette affaire de local. La rue Béranger était en effet le local de la Convention pour une Alternative Progressiste. La CAP ? Un regroupement d’élus, d’anciens responsables du PCF ou d’organisations de gauche plus ou moins radicale, d’intellectuels aux parcours politiques composites. La CAP avait assuré l’intendance de M – payant le loyer, le salaire de Gilbert et nombre d’abonnements – et allait faire de même pour Mouvements.

La continuité logistique était, au nom même du changement et de l’ouverture, une forme de continuité politique. Les premières années de Mouvements sont en effet celles de la gauche plurielle, du gouvernement Jospin, soutenu par une alliance entre PS, PCF et Verts. Non seulement on pouvait y voir une forme d’union de la gauche renouvelée par l’écologie, la référence aux mouvements sociaux, la critique du défunt socialisme bureaucratique, mais aussi un agenda intellectuel où la nécessité de repenser le travail, les classes, l’organisation politique devait se conjuguer à la critique du progrès, d’un certain universalisme, des rapports de domination. D’où ce sentiment, rétrospectivement assez naïf, que nous allions pouvoir peser.

Un local donc ! En pratique, cela voulait dire deux pièces et trois espaces de travail : le bureau de Gilbert, la grande table et le recoin avec l’ordinateur. Le bureau était à l’image des relations et des ressources que le rédac chef pouvait activer : apparemment un immense chaos, un empilement de lettres, de mails imprimés, de journaux, de brouillons d’articles, de bouts de papier avec des numéros de téléphone, de livres…Seul Gilbert savait s’y retrouver de sorte qu’aucun d’entre nous n’a jamais pu savoir où on en était dans le paiement des factures ou comment mobiliser ces contacts avec un nombre incroyable d’acteurs de la gauche sociale, politique et intellectuelle cachés dans le tas de papiers.

L’ordinateur était la pointe émergée d’une autre histoire, celle de la grande transformation du mode d’existence des revues. Certes, au début des années 2000, beaucoup de textes arrivaient par mail en format électronique mais ce n’était pas le cas de tous loin de là. De sorte qu’il fallait encore que la ou le secrétaire de rédaction du moment fasse dactylo. Surtout la séquence de fabrication, de la maquette à l’impression en passant par la préparation des plaques, restait dominée par la matérialité de l’offset. Un des rituels de la rédaction, la relecture des premières épreuves a ainsi été, pendant dix ans, faite sur papier, à la main et sur place, après le coup de fil de Gilbert signalant leur arrivée au local.

Mais surtout le local, c’était les comités de rédaction autour de la grande table : dans cette pièce pas très grande pleine à craquer, obligeant les retardataires à s’installer dans le couloir. Le CR était le moment où se fabriquait le sommaire : non seulement par le choix du thème de dossier mais aussi par la discussion des papiers à inclure dans les rubriques – « journal européen », « livres », « itinéraire » et « thèmes », clé de voûte de la volonté revendiquée de lien à l’actualité. La grande table a donc aussi été le lieu des polémiques : sur la massification scolaire, sur la place du travail et du modèle paritaire, sur les rapports de genre ou sur les discriminations raciales. Les débats à propos de la loi de 2004 sur le port de voile en ont été l’acmé dans la mesure où ce qui était en jeu pour la « gauche républicaine » de Mouvements était à la fois la défense de l’universalité et une hiérarchie forte des enjeux justifiant un renvoi récurrent au primat des inégalités économiques.

Le décès de Gilbert, en 2006, a pour nous tous représenté un tournant dramatique, à cause de l’immense vide qu’il a laissé, mais aussi parce qu’il a rendu indispensable l’émergence d’une autre revue. Un Mouvements saison 2 différent du fait du renouvellement de la rédaction, de l’alliance nouvelle entre « papier » et « site », du modèle économique (du soutien de la CAP à Cairn) et, par voie de conséquence, du fait de son mode de fabrication : sans local. Ce qui n’était pas un choix a évidemment pesé dans l’évolution de Mouvements vers un format sans rubriques, centré sur les dossiers thématiques, et nécessitant moins d’investissements en réunions.

Mouvements y a sans doute perdu une forme de sociabilité très seventies mais la revue y a gagné la capacité à ne pas épuiser (tous) ses rédacteurs et à durer. Sans les crises et la transition de la fin des années 2000, il est plus que probable que nous n’en serions pas à parler du numéro 100.

 

Regarde qui vient bosser ce soir !

Stéphane Le Lay

La revue Mouvements est, pour moi, synonyme de trois noms : Pierre-Cours-Salies, Yves Sintomer et Gilbert Wasserman. Sans les deux premiers, je n’aurais pas été présenté au troisième, quand la revue avait décidé de créer un poste d’emploi-jeune pour adjoindre un-e secrétaire de rédaction au comité de même nom. C’était en 2000. À l’époque, je galérais sur ma thèse depuis deux ans, en bossant à mi-temps au Crédit lyonnais d’Aubervilliers pour tenter de vivre au mieux.

Gilbert m’avait reçu pour un entretien dont je ne me rappelle plus réellement le contenu, mais durant lequel il avait pu se rendre compte rapidement que j’étais une sorte de « cousin très éloigné ». Je n’étais ni militant politique encarté, ni intellectuel. J’étais un « dominé aux études longues » qui connaissait suffisamment le monde de l’entreprise pour ne pas avoir envie d’y faire carrière, quitte à devoir affronter un milieu à bien des égards aussi hostile, mais sous des formes différentes : le champ académique. Mon profil brinquebalant ne l’avait pas dérangé le moins du monde…

Pendant deux ans et demi, j’ai beaucoup appris aux côtés de Gilbert et des membres du comité de rédaction, en particulier ceux/celles avec qui j’ai eu la chance de codiriger des numéros de la revue. Les activités propres aux métiers de l’édition, mais également à lire et à écrire des textes. Là encore, c’est Gilbert qui m’a permis de publier mes premiers articles, n’hésitant pas à faire un peu le forcing avec certains membres du comité, pour qui la qualité n’apparaissait pas suffisante. Il partait du principe qu’il fallait bien commencer un jour, quitte à être un peu poussé, pour ensuite pouvoir se perfectionner, à force d’efforts. Autant dire que sans lui, je n’aurais jamais pu participer, avec Louis Chauvel, Pierre Cours-Salies, Jacques Hoarau, Christophe Ramaux et Hervé Sciardet, à l’élaboration du numéro sur les classes sociales « Totem et tabou », en 2003, où j’ai pu publier un petit article où j’essayai maladroitement de mettre au clair la problématique de ma thèse. Et c’est également Gilbert qui avait proposé que j’intègre le comité de rédaction, lors de mon départ du secrétariat pour un poste d’ATER à Paris 8.

Ouais, sans Mouvements, sans Gilbert, je ne serais probablement pas un sociologue du travail. Toujours au profil brinquebalant, mais sociologue du travail quand même…

 

Une campagne référendaire avec Gilbert Wasserman

Arnaud Lechevalier

Mon entrée au comité de rédaction (CR) de « Mouvements », dès sa création, fut dans sa phase initiale marquée par les conflits internes entre les nouveaux arrivants, membres d’une association créée par Laurent Mucchielli, et les anciens du CR de « M », qui nous soupçonnaient d’une opération « d’entrisme ». Pourtant, elle s’avéra pour moi sur la durée comme une opportunité rare de nouer plusieurs grandes amitiés, à commencer par celle qui me lia à Gilbert Wasserman, le rédacteur en chef, jusqu’à son décès brutal en 2006. Pendant plusieurs années, j’y animai avec Jean-Paul Gaudillière la rubrique Journal européen de la revue, qui analysa une série de mutations politiques et sociales, que l’on voit depuis à l’œuvre dans l’Union Européenne.

Au retour d’un long séjour de recherche à Berlin, je fus sollicité fin 2004 par les éditions La Découverte pour rédiger un petit ouvrage à finalité pédagogique et politique sur les enjeux du « traité constitutionnel » européen en vue de la campagne référendaire qui s’annonçait alors en France. Par goût des échanges intellectuels et politiques, sur la base d’un clivage qui traversait l’ensemble du CR, je proposai à Gilbert Wasserman une démarche singulière : celle d’écrire un ouvrage à deux mains, entre un partisan du « oui » et un partisan du » non », qui deviendra La Constitution européenne. Dix clefs pour comprendre (un titre éditorial). Le travail en commun aboutit en substance à un diagnostic « globalement partagé » sur le contenu du texte, mais à un désaccord sur la dynamique politique résultant du « oui » ou du « non ». Gilbert ne pouvait accepter un texte qui amendait trop peu le cours « ordolibéral » de l’intégration européenne et espérait du « non » l’opportunité de faire « bouger les lignes » ; pour ma part, j’anticipais en ce cas une dynamique politique (néo-souverainiste) paralysant durablement l’intégration politique et sociale de l’UE.

A mesure que la campagne référendaire battit son plein, que notre opuscule se présenta en piles dans les librairies où nous nous rendions à travers la France, et que les sollicitations médiatiques s’accumulèrent, les débats publics entre Gilbert et moi se firent de plus en plus vifs … Il est vrai qu’avec Gilbert j’étais confronté à un rhéteur que son parcours avait rendu hors pair.1 Non seulement notre amitié n’en souffrit jamais, mais elle sortit grandie de cette expérience, car nous avions, la même fibre internationaliste et, malgré notre désaccord du moment, partagions la même ambition européenne. Gilbert me manque, mais il manque surtout à l’union des gauches européennes et écologistes.

 

Jouer la carte de la gauche mouvementiste plurielle

Philippe Marlière

Entré au comité de rédaction de Mouvements dès le lancement de la revue en 1998, j’ai été témoin de son évolution progressive. Renouvellement de ses membres d’abord : il ne reste plus que six membres fondateur.ice.s sur la quarantaine de rédacteur.ice.s actuel.le.s. Mais surtout, évolution politique et éditoriale : la revue est née en tant que dépassement de M (Mensuel- Marxisme-Mouvement), dirigée par Gilbert Wasserman (1986-98). Cette publication était dans l’orbite du PCF, quoique dans sa tendance rénovratrice. La nouvelle revue, Mouvements tout court, toujours dirigée par Gilbert (décédé en 2006), entendait jouer la carte de la “gauche mouvementiste plurielle”, en miroir de l’expérience du gouvernement Jospin.

Ancrée dans les luttes altermondialistes, la revue affichait un pluralisme alliant expertise universitaire et associative : on y croisait des communistes, des socialistes, des écologistes, des individus de la gauche radicale, des féministes, des indépendant.e.s et même des républicains/souverainistes de gauche ! Les premières années, les rédacteur.rice.s débattaient parfois vivement sur la liste de diffusion interne (une habitude depuis perdue) : quelle ligne politique ? (aucune en particulier), Israël et Palestine (déjà), l’Europe (à travers le débat sur le traité constitutionnel en 2005), que faire du Parti socialiste ? (alors hégémonique à gauche). On échangeait plus ou moins sereinement sur les questions liées aux discriminations de genre et raciales (certain.e.s d’entre nous, dont moi-même, signèrent l’Appel des Indigènes de la République en 2005, d’autres s’y opposèrent). En toile de fond, une critique implicite mais radicale du pseudo-universalisme républicain français s’ébauchait dans la revue (en même temps que dans l’université française).

Ces débats, parfois houleux, provoquèrent les départs successifs de membres fondateur.ice.s, sur la pointe des pieds ou de manière plus bruyante. Mais ainsi va la vie des revues démocratiques et pluralistes. Après 2005, la revue a peu à peu accentué sa prise de distance à l’égard de la gauche partisane (il est vrai en lambeaux) et de l’immédiateté politique (Mouvements traite peu des échéances électorales majeures, et s’abstient de prendre position en faveur d’un.e candidat.e. à l’élection présidentielle car cela serait source de discorde). La revue s’est féminisée : le comité éditorial est presque paritaire, une situation rare dans les revues de gauche. Le tropisme sociologique des animateur.ice.s de la publication demeure cependant universitaire. S’il s’agit d’une revue “intellectuelle”, Mouvements n’en est pas pour autant devenue une publication scientifique. La revue élabore des dossiers originaux et importants, parfois en décalage avec l’actualité politique et son comité de rédaction réagit parfois à contretemps, de manière (faussement) léthargique… mais il fonctionne !

La preuve : Mouvements a aujourd’hui 21 ans, et elle constitue, contre vents et marées, une revue de référence dans le petit monde des publications “intellectuelles de gauche”. Une chose est sûre : Mouvements est une revue de gauche ; une gauche… mouvementiste, attentive aux types de domination que la gauche “sociale” a historiquement ignorés : sexisme et inégalités hommes/femmes et discriminations raciales. Le mot “race” n’est en effet pas tabou au sein du comité de rédaction. Comme nous sommes très attaché.e.s à l’égalité réelle, l’intersectionalité n’est pas un vain mot à Mouvements.

Pour des raisons qui touchent au mode de fonctionnement et aux choix éditoriaux, la revue est restée un peu en marge des luttes partisanes du moment. Avec le recul, ce n’est peut-être pas plus mal ainsi.

 

Avec l’arrivée d’autres copines féministes, la « ligne » s’est affermie

Catherine Achin

J’ai rejoint le comité de rédaction de Mouvements en 2001 après avoir été sollicitée par Irène Jami pour participer au numéro 5 de la revue, consacré à « la démocratie, une idée à réinventer ». J’y proposais un premier bilan de la mise en œuvre de la loi dite sur la parité aux élections municipales, en soulignant la portée des débats interrogeant les angles morts de l’universalisme républicain et la modestie des changements dans le profil des élu.es et l’ordre du genre.

J’étais alors en fin de thèse et dans mon souvenir, j’ai participé aux premiers comités de rédaction rue Béranger avec une certaine timidité fascinée. Comme lors de ces soirées dans un pays étranger dont on maîtrise mal la langue, j’observais, très silencieuse, j’écoutais et j’apprenais. Autour de Gilbert Wasserman dans ce comité, se regroupaient en effet des « intellectuel.les militant.es », avec différents passés politiques à gauche, des personnalités fortes et le goût des idées et des débats.

Je venais du féminisme et des études de genre et j’ai expérimenté là, sans toujours les comprendre immédiatement, les enjeux de la confrontation de différentes grilles de lecture des dominations et résistances, et de la tentative de les articuler. J’ai éprouvé dans ce collectif que les sciences sociales peuvent être utiles politiquement (ou au moins tenter de l’être), et fortement apprécié de sortir de mes petits domaines de spécialité académique pour m’intéresser à d’autres champs ou questionnements.

Avec l’arrivée d’autres copines féministes de ma génération dans le comité, au fil des années, de discussions joyeuses ou vives et de quelques crises aussi, il me semble que la « ligne » de Mouvements s’est éclaircie et affermie dans l’espace des idées et des luttes, dans un contexte politique pourtant peu favorable aux idées progressistes et à la mise en œuvre de politiques de coalition visant l’égalité sociale et écologique, la défense des biens communs et d’un multiculturalisme anti-essentialiste.

 

L’antiracisme politique de Mouvements m’a fait évoluer

Jim Cohen

Octobre 2002 : l’administration de George Bush fils, poussée par une poignée de conspirateurs néoconservateurs au sein du Pentagone, obtient du Congrès étatsunien l’« autorisation » d’envahir l’Irak et de renverser le régime de Saddam Hussein. Cette guerre dite « préventive », imposée unilatéralement au monde et justifiée par un tissu de mensonges, a suscité un immense mouvement antiguerre international comme à l’époque du Vietnam. C’est à ce moment-là que j’ai été contacté par Mouvements pour participer à un dossier intitulé « Inquiétante Amérique » (n° 30, 2003), puis, un peu plus tard, à rejoindre le comité de rédaction.

Les mouvements altermondialistes alors émergents et l’(auto)critique de la gauche étaient parmi les principaux thèmes porteurs de la revue à l’époque. Depuis, le comité de rédaction s’est renouvelé fréquemment en prenant en charge de nouvelles thématiques essentielles : écologie et critique du développement ; sexualités, genre, féminismes ; nouvelles formes d’expression culturelle ; villes et sociologie des acteurs urbains ; perspectives critiques sur citoyenneté républicaine et ouverture sur la critique postcoloniale/décoloniale. Autant de sources d’enrichissement politique et intellectuel.

Un léger regret : le coefficient « relations internationales » de la revue a diminué ces dernières années. La critique du capitalisme transnationalisé est poursuivie avec rigueur mais l’analyse de l’ordre international structuré par les Etats, qui n’a rien d’archaïque, est moins pratiquée et nécessiterait, il me semble, une relance.

A titre personnel, je dirai que l’antiracisme politique de Mouvements, né d’une critique vigoureuse du « modèle républicain français », m’a fait évoluer. Mon entrée en citoyenneté française par naturalisation dans les années 90 s’est accompagnée d’une adhésion spontanée à une version de gauche du républicanisme, plus attentive aux inégalités de classe qu’aux dynamiques ethno-raciales. Depuis le n° 4 (1999), « Le modèle français de discrimination », Mouvements bouscule la gauche en questionnant l’occultation républicaine des inégalités racistes et le refus dogmatique de toute forme de multiculturalisme.

Le pluralisme de la revue a toujours fait sa force. La gauche française se trouve aujourd’hui affaiblie et fragmentée, mais Mouvements reste une source irremplaçable d’oxygène intellectuel.

 

Autour de la table, chacun venait avec « ses idées et ses luttes »

Michel Maric

J’ai rejoint Mouvements en 2001. François Mitterrand était décédé depuis quelques années, Lionel Jospin achevait son mandat de Premier ministre. La « gauche plurielle » débattait avec enthousiasme mais non sans caricature (« gauche de gouvernement » versus « gauche de protestation »). Alors que les questions environnementales commençaient à s’affirmer, de « nouvelles » questions sociales étaient brulantes, l’intégrisme, le féminisme, la justice sociale, le partage du travail dans un contexte de chômage de masse, la montée de l’extrême droite, le communautarisme… parmi tant d’autres.

Le comité de rédaction se réunissait rue Béranger, à deux pas de Libération. Le rédacteur en chef, Gilbert Wasserman, fondateur de la revue, s’asseyait toujours à la même place autour de cette grande table sur laquelle la presse récente s’attardait quelques jours aux côtés des livres qu’il s’agissait de nous distribuer pour d’éventuelles recensions, d’anciens numéros de la revue, de tracts collectés dans les manifs… Au fur et à mesure des arrivées, nous prenions place autour de cette table, chacun venant avec « ses idées et ses luttes ». Intellectuels engagés, militants, syndicalistes, journalistes… le débat partait assez vite pour s’ouvrir sur la fabrication du numéro en cours qui ainsi prenait vie, les suivants faisant à la suite l’objet de vifs débats – souvent de puissantes engueulades – jusqu’à ce que, sur chacun des thèmes abordés, se dégagent des angles d’approche partagés ou à défaut des points de débats qu’il faudrait restituer.

Toute la force de Mouvements était là, sous le regard parfois amusé de son fondateur : la force de nos convictions et de nos engagements, le pluralisme de nos approches, nos désaccords transformés en richesse intellectuelle et en énergie militante.

A une époque qui désormais semble céder parfois à l’anomie, Gilbert laisse Mouvements, un héritage aussi subtil que précieux, un outil de réflexion ayant vocation à nourrir nos engagements.

 

La gauche identitaire en idiot utile

Christophe Ramaux

Par goût du débat, j’ai participé à Mouvements au début des années 2000. Nous nous sommes séparés avec le choix de durcir l’ancrage de la revue dans la gauche identitaire.

Le capitalisme néo-libéral remet en cause deux révolutions : la démocratie politique et l’Etat social. Deux révolutions anticapitalistes en un sens (bien qu’inachevées) : non certes la suppression de l’initiative privée (qui a du bon), mais le primat accordé à l’égalité (une personne / une voix), à la loi, à l’intervention publique, avec au fond l’idée que l’intérêt général ne se réduit au jeu des intérêts particuliers.

Le néolibéralisme s’accommode fort bien de la rhétorique libertaire et communautariste : à bas l’Etat, les frontières et la nation ! L’un de mes premiers articles pour Mouvements critiquait la « gauche identitaire » (La culture, la nation et la république, n°14, mars 2001). Le dernier, en lettre d’adieu, s’intitulait Misères de l’altermondialisme ? (n°31, janvier 2004). Il y a eu depuis Charlie, le soutien d’animateurs de Mouvements aux dérives racialistes des Indigènes de la République, sans parler des régressions comme l’éloge du tirage au sort (repris par Macron), etc.

L’élection de Trump, c’est la défaite de la gauche identitaire indique Mark Lilla (La gauche identitaire, Stock, 2018). La France est aussi en voie d’archipélisation souligne Jérôme Fourquet (L’Archipel français, Seuil, 2019). La surenchère identitaire, en lieu et place d’un projet d’émancipation commun, n’augure rien de bon. Pendant plus d’un siècle, le nom de l’émancipation a été le socialisme, avec la promesse d’une société sans exploitation, ni Etat et pouvoir. Rien ne s’est passé comme prévu. 1989 a tourné cette page. Nous souffrons depuis lors d’une quête de sens, d’où le retour de l’ésotérisme (avec la collapsologie en dernier avatar).

C’est en creusant le sillon républicain que l’on peut à mon sens reconstruire un projet d’émancipation. Mouvements est aux antipodes.

Mais que le débat se prolonge… à distance !

 

Un moment

Anne-Sophie Perriaux

Les dates fixent mal les choses. Il vaut mieux que je vous dise que je suis entrée à Mouvements alors que le clivage premier, dans le comité de rédaction, était hérité des passés de chacun.e : PC(F) ou trotskysme ou trotskysme.

Ce clivage recoupait celui de l’histoire domestique de Mouvements où il y avait les ancien.ne.s de M autour du père dont j’aurais eu envie, Gilbert Wasserman, et les venu.e.s « après ». Après quoi ? Après, en vrac, la candidature de Juquin, la chute du Mur, la première année où l’on ne se syndique pas, etc.

Un autre clivage était alors non plus hérité mais bien présent, posé à même la table carrée de la rue Béranger. On l’y dépeçait à l’envi car il y avait encore, autour de cette table, quelques Républicains, des vrais, universalistes à la française. Un fond nostalgique de cette chimère-là devait me hanter car ces Républicains, je les trouvais vraiment drôles (et sans doute aussi vraiment beaux). « The Nation, lâchait l’un d’eux rêveur (en évoquant la publication progressiste américaine), quel beau nom pour une revue… ».

Et soudain, fini de rire : Référendum de 2005 (oui ou non à « la ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe »). Ceux qui avaient (même brièvement) tiqué quand le vocabulaire avait migré d’ « antimondialistes » à « altermondialistes » étaient à leur affaire. Les autres (dont j’étais) ânonnaient que « tes raisons de dire non sont celles pour lesquelles je dis oui… ». Un petit livre qui me tire des larmes raconte ça, rédigé par Arnaud et Gilbert.

Et puis, je ne sais plus. Trou noir. Mort de Gilbert. Départ de certain.e.s, puis d’autres. Et de moi aussi qui, rattrapée et sommée par un effarant court-termisme, suis devenue de droite. Je dis, je me dis, qu’il faut du temps, du temps devant soi, pour la gauche. Sans doute aussi m’aurait-il fallu mieux lire Mouvements.

Il doit être encore temps…

 

Le féminisme a cheminé à Mouvements

Juliette Rennes

J’ai intégré le comité de rédaction de Mouvements en 2007. Depuis, trois dimensions de la vie intellectuelle de la revue m’y ont tout particulièrement attachée.  Tout d’abord, le fait que Mouvements s’efforce de diffuser des ressources analytiques, des propositions théoriques et des résultats de recherche qui puissent être réappropriés dans des luttes d’émancipation. Quand on écrit dans la revue, cette ouverture à l’espace des mobilisations incite à éviter les jargons disciplinaires, les sophistications syntaxiques acceptables dans des revues académiques ou les cascades de références qui noient le propos principal.  Se départir de ces registres d’écriture prend du temps : parfois, la précipitation dans laquelle on doit boucler les dossiers ne permet pas de mener jusqu’au bout cet effort de distanciation.

Un second aspect que j’apprécie, allant de pair avec cette dimension engagée, est le refus de Mouvements de faire partie des revues académiques répertoriées et classées par les instances d’évaluation de la recherche. Certes, une partie significative du public de Mouvements est constituée d’universitaires et d’étudiant·es. Cependant, l’extériorité de Mouvements à l’espace des revues évaluées permet une ouverture à des contributions qui, en raison du statut de leurs auteur·es, de leur format ou de leur positionnement, ne seraient pas publiées dans des revues académiques. Cette extériorité signifie aussi que, pour des universitaires, publier ou coordonner un dossier pour Mouvements ne « compte » pas, ou si peu, dans le décompte bibliométrique des publications. C’est alors pour d’autres raisons qu’elles et ils s’y investissent : ces autres raisons, politiques, intellectuelles, affinitaires, militantes, sont précieuses pour résister à la réduction de nos vies intellectuelles à des lignes sur un CV académique.

J’apprécie enfin la place du féminisme à Mouvements même s’il ne s’agit pas d’une revue qui lui est consacrée : comme perspective sur le monde social, comme moteur de transformation des façons ordinaires de se réunir et de travailler collectivement, le féminisme a cheminé à Mouvements. Non pas que ce chemin soit terminé : le comité de rédaction de Mouvements et le collectif plus large des personnes qui y contribuent ne forment pas une contresociété qui évoluerait en dehors des rapports de domination qui traversent le monde social. Mais la vigilance sur le sexe/ratio parmi les autrices et auteurs publiés et parmi les personnalités interviewées, la prise en compte d’une perspective de genre sur des sujets qui ne semblent pas en traiter directement, la recherche d’une écriture non sexiste font désormais partie, grâce aux luttes impulsées par les premières membres féministes de Mouvements, d’une éthique collectivement légitime de fabrication de la revue.

 

Une place singulière dans l’architecture de l’alter-mondialisme

Nicolas Haeringer

J’ai découvert Mouvements en tant que lecteur. Au début des années 2000, la revue jouait en effet un rôle aussi central que discret dans la construction du mouvement altermondialiste. Sous l’impulsion de Gilbert Wasserman, et dans le sillage d’organisations comme Attac, la revue s’engageait en effet activement dans cette dynamique naissante. On trouvait dans Mouvements des compte-rendu de débats organisés lors des forums sociaux mondiaux, ainsi que des réflexions sur ce que portait, comme potentiel transformateur, cette autre mondialisation.

Mouvements a alors occupé une place singulière dans l’architecture si particulière de l’alter-mondialisme, qui n’accordait pas moins d’importance à une petite revue qu’à un mouvement de masse : la prétention alter était en effet de réinventer les cadres – les cadres d’échange (l’invention de la « forme-forum social » en étant le meilleur exemple), cadres d’organisation (par l’affirmation du refus de la délégation et l’attrait pour les formes horizontales), les cadres d’énonciations des injustices, les cadres de luttes, etc. Ceci impliquait évidemment de nombreux débats, et la confrontation avec d’autres pensées, issues des pays du Sud. Mouvements jouait alors un rôle clef, en contribuant à faire circuler des pensées alors méconnues en France – de Walden Bello à Hannibal Quijano, en passant par Boaventura de Sousa Santos, Edgardo Lander, ou plus tard Maristella Svampa, Eduardo Gudynas ; avant de s’ouvrir aux pensées et théories post-coloniales.

Mais la contribution de Mouvements à la construction de l’altermondialisme ne se résume pas à un rôle de « passeur ». Au moment où les débats se faisaient les plus vifs (autour, notamment, de l’opposition entre un pôle « souverainiste » désireux de prendre le pouvoir et un pôle « mouvementiste » soucieux de préserver l’indépendance de l’alter-mondialisme), Gilbert décidait de mettre la revue au service de ces débats. Avec Patrick Viveret notamment, il organisait des rencontres régulières pour confronter ces différentes options.

Mon histoire personnelle avec Mouvement débute ainsi – dans une salle bondée d’un forum social mondial, dans laquelle Bernard Cassen débattait avec Christophe Aguiton et Chico Whitaker. Mouvements semblait être seule capable de créer un espace où des personnes qui ne se parleraient bientôt plus que par invectives (la fraude interne à Attac étant passé par là), parvenaient encore à discuter du fonds de leurs divergences. Bien sûr, la démarche ne fût pas pleinement fructueuse et ne parvint pas à enrayer le déclin de l’alter-mondialisme – mais Mouvements est resté, jusqu’à ce que la crise soit consommée, le seul espace dans lequel un dialogue apparaissait encore possible.

Après la mort de Gilbert Wasserman, Hugues Jallon et Jade Lindgaard me sollicitaient pour rejoindre le comité de rédaction de la revue. J’assistai très impressionné à ma première réunion, ne sachant comment partager mon admiration militante pour ce que Mouvements avait accompli au cours des années précédentes.

Je crois que ce rôle, joué par la revue au début des années 2000, continue d’être celui qu’elle joue presque 20 ans après : l’intérêt de Mouvements n’est pas d’être un espace d’élaboration lié à un courant théorique ou politique ; mais d’être un carrefour de pensées et d’analyses. Les effets de cette approche sont peut-être moins directement visibles sur le champ politique et associatif que le rattachement à un courant, mais à long terme, je demeure convaincu que la reconstruction de la gauche ne pourra se faire sans espaces de ce genre.

 

A Mouvements, les numéros « gauche » sont ce qui ressemble le plus à un marronnier

Noé Leblanc

Autour de moi pas grand-monde ne connait Mouvements. « Des idées et des luttes ! » je dis en levant le poing pour expliquer qui on est. Les gens sourient poliment pour me signaler qu’elles et ils trouvent ça très sympa les fanzines étudiants imprimés sur papier recyclé.

A Mouvements, les numéros « gauche » sont ce qui ressemble le plus à un marronnier. L’une de mes premières missions en tant que membre fraichement coopté du comité de rédaction a été d’interviewer, pour le numéro « gauche » de l’époque, la nouvelle adjointe à la sécurité de la mairie d’Amiens. Aux élections précédentes, la mairie d’Amiens était « passée à gauche ». C’était en 2011.

J’ai pris cette tâche très au sérieux. J’ai pris le train pour aller interviewer l’adjointe dans son bureau, à la mairie. A un moment, son téléphone a sonné et elle a répondu à la personne qui l’appelait qu’elle était avec « un journaliste ». Je n’étais pas journaliste. Il ne me semblait pas que mon activité à Mouvements était du « journalisme ».

Une autre expérience marquante de mes débuts à Mouvements a été l’organisation, avec des ami.e.s de Copernic, de soirées-débats à la bourse du travail de Paris. C’était le mardi soir au sous-sol dans une pièce éclairée au néon. Il n’y avait pas beaucoup de monde. Les vidéos des soirées qu’on postait sur Dailymotion ne dépassaient pas quelques dizaines de vues. Mais pour moi c’était génial : grâce à l’étiquette Mouvements/Copernic, on pouvait inviter qui on voulait avec bon espoir que la personne vienne. C’était comme si c’était Noël tous les jours, pour citer une amie qui venait de découvrir le téléchargement illégal en « peer to peer ».

Pas mal de choses ont changé à Mouvements depuis que j’ai rejoint le comité de rédaction. La page web d’avant était une espèce d’attentat au bon goût, par exemple. Il y avait encore une salariée à mi-temps. On ne féminisait pas encore les textes.

Ce qui n’a pas changé, c’est que Mouvements est une forme de création continuée malebranchienne, une espèce de miracle perpétuel. Comme toutes les composantes du mouvement social.