Le coup d’État manqué du 15 juillet 2016 permet au président Erdogan d’accélérer la mise en place du régime autoritaire annoncée depuis l’intensification de la guerre au Kurdistan l’été dernier puis la répression des signataires de la pétition “Universitaires pour la paix” (voir les textes d’Ayşen Uysal, de Çağla Aykaç et de Ferhat Taylan). Les deux jours suivants, au moins 45 000 fonctionnaires ont été suspendu·e·s, arrêté·e·s, licencié·e·s, “démissionné·e·s” essentiellement au sein de l’Education nationale, de la police et de l’armée. Une semaine après, des dizaines de médias (radios, télés, journaux…) sont contraints de cesser leur activité. Les conditions pour un referendum constitutionnel donnant au président les coudées franches n’ont jamais été aussi favorables. Dans ce contexte, la mémoire des mobilisations du parc de Gezi, à Istanbul, au printemps 2013, pourrait paraître dérisoire. Elle n’a pourtant peut-être jamais été aussi importante. D’une part, ce mouvement de Gezi n’est pas sans lien avec la répression actuelle. Le président Erdogan a bien saisi que, dans les convergences de luttes et les formes de mobilisation inventées à Gezi, comme le montre ici Elise Massicard, une opposition démocratique inédite avait émergé et irrigué depuis la société civile. D’autre part, la situation actuelle va imposer (encore) de nouvelles formes de résistance et de solidarité adaptées à un Etat cadenassé par le pouvoir central. La mémoire de ce qui a été possible à Gezi et dans son sillage, les réseaux d’entraides et les réflexes de lutte, n’en est que plus cruciale.
Fin mai 2013 surgissait de manière inattendue la mobilisation autour du parc Gezi. Un projet urbain prévoyant la reconstruction d’une caserne ottomane devant abriter un centre commercial sur l’emplacement du parc Gezi, l’un des rares espaces verts du centre d’Istanbul, a suscité la protestation d’écologistes et de riverains. La violence employée par les forces de l’ordre pour déloger les militants occupant le parc pour empêcher l’abattage des arbres a abouti à élargir la protestation à de nombreux autres milieux, mais aussi à l’ensemble du pays. Le ministère de l’intérieur a estimé que 2,5 millions de personnes ont manifesté dans 79 des 81 départements du pays1. Le mouvement ne s’est pas limité à des revendications environnementalistes, mais a exprimé le mécontentement de vastes pans de la population par rapport à un pouvoir jugé affairiste, autoritaire et moralisateur sur les comportements quotidiens.
Beaucoup d’encre a coulé sur cette protestation d’une ampleur sans précédent, que rien, ou si peu, ne laissait présager. Certains y ont lu l’ébauche d’un nouveau cycle de mobilisations. Mais les trois années écoulées tendent à invalider cette lecture : au pouvoir depuis 2002, le gouvernement de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) l’a réprimé, et a continué à ignorer les voix discordantes. Les restrictions sur les médias mises en place lors du mouvement Gezi se sont ensuite renforcées et accompagnées de mesures d’intimidation de journalistes et de médias critiques. Les victoires électorales successives de l’AKP l’ont conforté dans cette approche répressive. En 2015 a été votée une loi renforçant les pouvoirs de la police contre les manifestants. Au final, les protestations ont connu un essoufflement manifeste depuis Gezi.
Cet article aborde un aspect qui a été moins discuté, celui des manières de protester. Gezi a en effet marqué l’irruption de l’occupation comme forme d’action en Turquie. Le lieu lui-même était déjà très chargé symboliquement et politiquement. La place Taksim, qui jouxte le parc Gezi, avec sa statue de Mustafa Kemal, est « la » place de la République. Elle est aussi un haut lieu de l’activité contestataire. Rituellement, les manifestations s’y dirigent. Celles du 1er mai y étaient interdites depuis que, en 1977, le maintien de l’ordre d’un mouvement de foule avait causé plusieurs dizaines de morts mais le gouvernement avait levé cette interdiction en 2010, rouvrant Taksim aux manifestations. Si le lieu est donc convenu, Gezi marque cependant une rupture : l’occupation de l’espace public est un mode d’action jusqu’alors peu utilisé en Turquie. Il semble en revanche s’être répandu à travers la planète, ces dernières années – Occupy Wall Street, Tahrir, Placa del Sol y Cataluña. Assiste-t-on alors simplement à une « importation » à Gezi d’un mode d’action en vogue ailleurs ? Et qu’est-ce qu’a produit l’usage de cette nouvelle manière de protester sur les mobilisations en Turquie ?
L’article s’organise en deux moments. Tout d’abord, il revient sur le recours à l’occupation comme mode d’action, et montre qu’elle n’a pas véritablement été choisie mais a résulté de la violence des affrontements. Dans un second temps, il analyse ce que produit l’occupation sur la mobilisation, notamment en termes de sociabilités militantes.
Cette analyse est basée sur des observations de l’occupation du parc Gezi. Je m’y suis rendue pratiquement tous les jours à différentes heures de la journée durant les deux semaines qu’a duré l’occupation. J’ai réalisé des entretiens avec des personnes ayant pris part au mouvement et ayant campé à Gezi. Collectivement, au sein de l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes d’Istanbul, nous avons en outre effectué un dépouillement journalier de la presse quotidienne sur cette période.
La violence au cœur de l’occupation
Pourquoi les mobilisés ont-ils occupé le parc, alors que l’occupation n’est pas un mode de protestation usité en Turquie ? Les modes d’action les plus proches sont sans doute les sit-in des « mères du samedi » depuis le milieu des années 1990, non loin de là, pour protester contre la disparition de leurs enfants. On peut aussi trouver une ressemblance lointaine avec les résistances des années 1970 et 1990 contre les bulldozers envoyés par les autorités municipales pour réduire l’habitat illégal dans les zones périphériques. Cependant, il ne semble pas y avoir d’acteurs communs, ou seulement marginalement, et aucune référence explicite n’est faite à ces épisodes. Pourquoi apparaît alors, à un moment précis, une nouvelle manière de protester ?
Le concept de répertoire d’action collective développé par Charles Tilly désigne le stock limité de moyens d’action à la disposition des groupes contestataires, à chaque époque et dans chaque lieu. Tilly définit le répertoire d’action collective comme « une série limitée de routines qui sont apprises, partagées et exécutées à travers un processus de choix relativement délibéré »2. Il pose donc l’idée d’une structure préexistante de moyens d’actions contraignant le choix des agents, mais aussi celle d’une marge de liberté des contestataires. Pour comprendre pourquoi et comment les protestataires ont eu recours à l’occupation alors que celle-ci ne faisait pas partie du répertoire d’action, il est alors nécessaire de faire une chronologie fine et de distinguer trois temporalités.
La première phase consiste en la défense des arbres du parc de Gezi contre l’arrachage programmé dans le cadre d’un projet urbain décidé sans concertation. Une cinquantaine de militants environnementalistes et de riverains se relaient à partir d’avril, avant de camper dans le parc à partir du 27 mai. Le campement rappelle les modes d’action d’organisations environnementalistes à portée internationale comme Greenpeace et s’en sont sans doute inspirés.
La seconde phase est celle de l’affrontement. A plusieurs reprises, les militants sont chassés par la police usant de gaz lacrymogènes, leurs tentes incendiées. S’ensuit une guerre de position entre militants et police qui prend pour enjeu le contrôle du parc. Comme Taksim est un nœud de circulation, la violence est largement vue et dénoncée, notamment par les réseaux sociaux, et suscite une large indignation. Le soutien à la mobilisation dépasse rapidement les cercles environnementalistes. Le parc Gezi et la place Taksim deviennent des lieux de rassemblement et d’affrontement de plus en plus larges. A partir du 31 mai affluent des milliers de manifestants, jour et nuit.
Enfin, la troisième phase est celle de l’occupation. Suite à des affrontements violents durant plus de 24 heures, le 1er juin, la police se retire de la place, du parc et du quartier – à bout de réserves de gaz lacrymogènes, diront certains ; en raison d’une décision au sommet, estiment les autres. Se met alors en place un espace « libéré » des forces de l’ordre, jusqu’à ce que ces dernières évacuent le parc, le 15 juin. Entretemps, le parc est investi par des personnes mobilisées, des groupes et des curieux. Le mot d’ordre est d’occuper le parc jusqu’à l’abandon du projet urbain qui le concerne. C’est alors seulement qu’arrive la référence à Occupy Wall Street, aux Anonymous et à la place Tahrir. Cette occupation, à la fois point de rencontre et campement, coexiste avec des manifestations de rue dans de nombreux autres quartiers d’Istanbul et dans l’écrasante majorité des villes du pays, souvent réprimées.
Ainsi, ce n’est pas par choix que les militants ont eu recours à l’occupation ; ce recours, en grande partie contraint, est le résultat des affrontements, au moins dans un premier temps. Il s’agit d’une différence de taille avec Occupy Wall Street – où l’occupation avait été planifiée pour attester de la visibilité des citoyens « lambda » dans un espace dont ils se considéraient exclus. De ce point de vue, Gezi se rapproche plus de ce qui s’est passé place Tahrir : l’occupation d’un territoire vise à le défendre, et l’occupation résulte d’un rapport de force qui se matérialise dans les nombreuses barricades et véhicules incendiés qui entourent la place.
Par conséquent, il semble difficile d’analyser le recours à l’occupation dans la lignée stratégique3, qui considère l’occupation comme une tactique de désordre pour des groupes à faibles ressources. Dans son usage de la notion de répertoire d’action, Tilly met en exergue le choix des modes d’action, même si ce dernier se fait toujours sous contrainte de l’expérience passée et des ressources à disposition des contestataires4. Il nous semble que cette contrainte est ici déterminante, et qu’une approche en termes de choix présente une pertinence limitée. Cela vaut aussi lorsqu’on réintroduit la chronologie. Une fois le parc « libéré », de nombreux individus et groupes décident en effet de participer à l’occupation – qu’ils aient ou non participé aux affrontements. Ce ralliement à l’occupation déjà en place semble ainsi devoir être analysé en termes plus stratégiques. Pour autant, beaucoup de participants ne sont pas là sur le mot d’ordre d’une organisation mais en tant qu’individus ou que groupes amicaux, de voisins, de camarades de classe, ou affinitaires. Le ralliement se fait largement sans « leader ». Si plusieurs organisations – plusieurs partis, mouvements « civils » (environnementalistes, féministes, LGBT, artistiques, etc.), organisations syndicales, chambres professionnelles, groupes lycéens et estudiantins, clubs de supporters de football… – ont soutenu la mobilisation, aucun n’y a joué un rôle véritablement moteur ou fédérateur, et le mouvement dans son ensemble (occupation et manifestations) a été marqué par la présence de très nombreux individus sans affiliation. Parmi les plus de 3000 personnes interviewées durant les trois premiers jours de mobilisation par des chercheurs de l’université Bilgi, 70% ne se disent proches d’aucun parti et 14,7% se disent « indécis » à ce sujet5. Le ralliement n’est donc pas le fait d’une stratégie collective portée par des groupes organisés : il s’agit bien d’un ralliement informel, agrégeant des « choix » multiformes au gré des circonstances-mêmes de l’occupation, des engagements en série de multiples individus et groupes et des ajustements tactiques des acteurs policiers et politiques.
Les effets productifs de l’occupation
Une fois installée, que fait l’occupation au mouvement ? D’une part, l’occupation s’installe sur la durée et doit produire un ordre, fut-il alternatif, avec une image positive à destination des médias comme des voisinages. D’autre part, la cohabitation improvisée entre individus et groupes diversifiés a nourri des sociabilités spécifiques et contribué à modifier certaines conceptions du monde social et politique.
Produire un ordre alternatif et une image fréquentable
L’occupation du parc Gezi atteste d’une importante capacité d’auto-organisation. Celle-ci est d’abord orientée vers la survie et les premiers soins (ravitaillement, infirmerie). Progressivement, l’occupation s’organise, signalant qu’elle se veut durable. Chaque stand publie sa liste de besoins (nourriture, couvertures, tentes). Outre la multiplication des tables « grignotage », les cuisines se montent et servent des repas chauds. Les deux jardin de thé de la place sont réquisitionnés et transformés en quartiers généraux. Malgré les milliers de personnes qui affluent, la place est entretenue. Des éboueurs spontanément désignés circulent dans les allées avec gants et sacs poubelle pour ramasser les déchets. La rapidité et l’efficacité de l’auto-organisation attestent d’une généalogie surprenante : si l’inspiration d’autres occupations récentes – comme Wall Street ou Puerta del Sol à Madrid, dont les images avaient largement circulé – a sans doute joué, des savoirs faires non militants ont également trouvé à se remployer, notamment acquis lors du tremblement de terre d’août 1999.
La vie qui a cours à l’intérieur du parc se veut alternative : l’absence des forces de l’ordre est célébrée. C’est aussi un endroit où, très vite, l’argent n’a plus cours ; se met en place une économie du don, dénotant une critique en actes du capitalisme et du (néo)libéralisme. Ce caractère alternatif et la contestation dans son ensemble font l’objet de critiques violentes, émanant en particulier du Premier ministre Erdoğan qui taxe les manifestants de maraudeurs ou vandales (çapulcu) et d’alcooliques. L’occupation est qualifiée d’illégale mais aussi de zone de non-droit – accusations relayées par tous les médias pro-gouvernementaux. Les manifestants retournent ces stigmates en paroles, dans les slogans et graffitis, mais également en actes : le parc Gezi étant le centre symbolique et la vitrine de la mobilisation, l’enjeu pour les occupants est de créer une image légitime, fréquentable, responsable. De nombreux participants craignent les débordements potentiels en termes de violence – c’est la violence policière qui a suscité un élargissement du mouvement, et il faut montrer que les participants sont victimes et non acteurs de la violence. Ceux qui s’imposent comme cadres craignent aussi des comportements susceptibles de produire une image négative et de donner raison aux critiques. L’occupation est vite « civilisée ». L’occupation est vite le lieu d’un contrôle collectif réussi, par contraste avec Tahrir par exemple. Ceci est particulièrement manifeste en matière interactionnelle. Le harcèlement hétérosexiste est surveillé et on ne comptera aucune affaire de viol. De même, l’alcool qui était toléré fait de plus en plus l’objet de désapprobations. Alors que des étals proposaient discrètement de l’alcool à la vente dans les premiers jours, ils sont bannis de la place le 5 juin et se déplacent à proximité. L’alcool est ensuite interdit sur le site. La date du 5 juin manifeste bien cette quête d’acceptabilité sociale. Lors de cette fête religieuse qui célèbre l’ascension céleste du prophète (Miraç Kandili), la coutume veut que l’on offre aux voisins des biscuits salés au sésame, les miraç simidi. Ces derniers sont largement distribués dans le parc. On montre ainsi ostensiblement que ce n’est pas à l’islam en tant que tel mais à l’imposition autoritaire d’un ordre moral – notamment concernant la consommation d’alcool et les rapports hommes-femmes – que s’oppose le mouvement. Ainsi, l’occupation, improvisée au début, s’organise et s’auto-discipline rapidement ; si la dimension alternative est importante, certaines règles de bienséance n’en sont pas moins appropriées et grosso modo respectées.
Les effets socialisateurs de la cohabitation dans la diversité
Les effets socialisateurs sur les participants sont importants. La dimension quotidienne de l’occupation est très accaparante : la manière dont on mange, dont on dort (ou pas), prend une signification plus large. En outre, beaucoup acquièrent une expérience directe de l’auto-organisation collective dans la mesure où la participation se fait assez peu sur le mot d’ordre d’organisations mais concerne en grande partie des non militants et non affiliés.
Classiquement, on constate des apprentissages de savoirs-faire militants rapides et massifs pour beaucoup de participants, qui en étaient dépourvus. Selon l’enquête conduite par l’institut de sondage Konda les 6 et 7 juin sur 4 411 contestataires, 44,4% déclarent n’avoir jamais manifesté de leur vie. Le 3 juin, une jeune femme d’une vingtaine d’années nous expliquait qu’elle n’était jamais descendue dans la rue auparavant mais que, désormais, elle savait manifester et préparer les liquides calmant l’irritation des yeux et de la peau provoquée par les gaz lacrymogènes.
Par ailleurs, la dimension émotionnelle de la mobilisation est très forte, accentuée par la violence et la conscience des risques encourus. La peur d’un nouvel épisode de violence policière s’atténue avec le temps ; le parc prend alors des airs de fête de l’Humanité. L’euphorie est cependant contenue en raison des violences qui continuent dans diverses villes et des premières victimes – six personnes décèdent lors des violences à travers le pays durant la période de l’occupation du parc. Ces circonstances entraînent l’annulation d’un concert prévu dans le parc avec la participation de stars de la pop turque. Il ressort des entretiens et des observations un investissement individuel très fort, avec souvent le sentiment que cette occasion est unique, exceptionnelle: qu’on « fait » l’histoire. En découle un sentiment de responsabilité et d’auto-discipline des participants.
Enfin, l’une des spécificités du mouvement est son caractère inclusif. Cohabitent à Gezi, outre des mouvements d’orientations diversifiées, des groupes partisans de toutes tendances (nationalistes, kémalistes, divers groupes de gauche plus ou moins radicale, kurdistes…), qui d’habitude ne se parlent pas, voire s’affrontent ouvertement. Lors de nos observations successives avec les collègues de l’IFEA, nous avons dénombré au total 116 groupes représentés. Plusieurs tentatives de coordination ont vu le jour. L’une, « Solidarité de Taksim », visait dans un premier temps à organiser la solidarité en recensant les besoins et en collectant des dons pour l’occupation. Mais elle est assez vite marginalisée pour l’élaboration des revendications. Se réunit également une « coordination » près du parc, chaque matin, pour tenter de structurer le collectif des différentes organisations. Cependant, on ignore qui y participe, ainsi que les rapports de force qui s’y jouent. Le mouvement restera acéphale, même si des formes de coordination, toujours partielles, ont été mises en place.
Cette absence d’unanimité a pu être considérée comme signe de faiblesse du mouvement. Pourtant, cette diversité est au principe d’effets socialisateurs spécifiques de l’occupation. Ainsi, elle a permis d’éprouver la possibilité même d’une cohabitation de cette sorte. Les cohabitations sont parfois délicates, mais les tensions sont à peu près contenues. Les musulmans anti-capitalistes, mis en avant dans la production d’image du mouvement comme gage de respectabilité, se réfugient discrètement derrière les toilettes au moment de la prière. Partisans du parti nationaliste kurde BDP et du parti kémaliste CHP s’installent à distance. Lors du grand rassemblement du 9 juin, l’arrivée de militants nationalistes kurdes arborant des portraits d’Abdullah Öcalan suscite des invectives et jets de pierres de groupes nationalistes turcs, mais de nombreux participants interviennent pour calmer la tension, appeler à la responsabilité et prôner la tolérance des différences.
Sur la place, l’activité n’est pas homogène : l’espace des tentes succède aux espaces de stands, plus politiquement marqués, mais le tout est entremêlé, circule et communique. La question politique s’insère dans une activité sociale plus vaste et dans le quotidien de l’occupation. Ces passages sont décisifs pour comprendre les effets socialisateurs de l’occupation. Coexistent plusieurs types de fréquentation : du militant aguerri au sympathisant, de celui qui plante sa tente au badaud, en passant par le touriste révolutionnaire – certains venant exprès de l’étranger pour voir de leurs yeux ce qui se passe. Une foule de curieux, de journalistes et de simples citoyens circule continuellement sur les lieux. Beaucoup de ceux qui prennent part aux altercations avec la police dans différents quartiers de la ville viennent se reposer à Gezi. Se retrouver à Gezi Parkı devient en quelques jours pour beaucoup un rendez-vous tacite et incontournable. Les participants ont ainsi des expériences diverses de Gezi.
Enfin, Gezi est l’occasion de multiples rencontres. Le parc Gezi a joué le rôle de lieu de rencontre d’un soir, ou plus. Mais ont lieu aussi des rencontres politiques inhabituelles : on découvre d’autres types de personnes, des groupes que l’on n’aurait pas rencontrés sinon et avec lesquels on se découvre des atomes crochus, des intérêts communs, ou que l’on cesse de considérer comme infréquentables. Pour les participants, la vie au quotidien avec d’autres personnes de sensibilités différentes mais qui s’avèrent convergentes constitue une rétribution importante. S’engagent des dialogues qui n’auraient pas pu avoir lieu ailleurs.
Les sociabilités sont cependant différenciées. Les campements sont nettement le fait de jeunes – rappelons que la moyenne d’âge des contestataires, selon l’enquête KONDA, est de 28 ans. Certaines sociabilités sont spontanées et populaires : on sirote un thé, ou on improvise de la musique au son d’un luth. Mais on relève l’organisation d’activités culturelles dénotant un fort capital culturel (yoga, jardinage, méditation, sérigraphie, etc.) Le parc se transforme en vaste forum culturel. Une bibliothèque est improvisée, et de nombreux artistes, hommes politiques et personnages publics rendent visite pour apporter leur soutien. Se succèdent des cycles de conférences, des débats sur les questions politiques ou de société. Cette superposition d’offres culturelles multiples contribue sans doute aussi à donner l’image – et peut-être l’illusion – d’un mélange social et d’une culture accessible « aux masses ».
Conclusion
Le 15 juin, l’intervention musclée de la police met fin brutalement à l’occupation du parc, alors même que des négociations entre les occupants et le pouvoir étaient en cours et que de nombreux groupes s’apprêtaient à lever le campement pour le remplacer par une seule tente symbolique. Le recours à l’occupation, même bref, a-t-il engendré la mise en place d’un nouveau répertoire d’action ? L’occupation de l’espace public s’est perpétuée par l’organisation de forums dans les parcs publics, mais ils n’ont duré que quelques mois. En outre, les autorités ont fait en sorte que ce type d’initiative ne se renouvelle pas. En particulier, le maintien de l’ordre dans le quartier a été nettement renforcé.
Qu’a produit au final l’occupation du parc Gezi, si elle n’a pas ouvert de nouveau cycle de contestation ? Le mouvement, et notamment l’occupation, a contribué au décloisonnement de l’espace des contestations. Le mouvement kurdiste, alors en négociations avec le gouvernement, a peu investi le mouvement, et les villes à majorité kurde sont les seules à n’avoir pas eu leur manifestation pro-Gezi. Pourtant, le mouvement Gezi a paradoxalement contribué à des changements de perceptions de la question kurde dans certains milieux plutôt bien dotés de l’ouest de la Turquie. Beaucoup de participants du mouvement Gezi ont perdu confiance dans les médias « mainstream » ; beaucoup expérimentent pour la première fois la violence policière. Certains revoient leur opinion sur le mouvement kurde avec lequel ils développent des formes d’identification, furent-elles partielles – par exemple en tant que victimes de violences disproportionnées de la part des forces de l’ordre. C’est d’ailleurs le parti kurdiste qui tire le plus de bénéfices du mouvement de Gezi, en tentant de se départiculariser pour se faire le héraut de la défense de toutes les différences et intégrer cette contestation. La signature début 2016 par de nombreux universitaires de la pétition « Nous ne serons pas complices de ce crime » dénonçant les violences perpétrées par les services de sécurité dans le sud-est du pays, est sans doute, au moins en partie, le fruit de ce décloisonnement.