DEBAT : La place de la justice dans la démocratie, les évolutions suivies par le statut de la victime et le rôle de la presse dans les processus d’identification à la victime et d’indignation face aux faits divers sont les questions abordées lors d’une table ronde organisée par la LDH lors des 3èmes rencontres du livre et de la presse des droits de l’Homme qui se sont tenues les 12 et 13 avril 2008. Débat autour d’Agnès Tricoire (LDH), les journalistes Florence Aubenas (Nouvel Obs) et Pascale Robert-Driard (Le Monde), le magistrat Denis Salas, Jean-Pierre Dubois président en exercice de la LDH et Henri Leclerc, un de ses anciens présidents.
Ouverture du débat par Agnès Tricoire (LDH)
J’aimerais que nous abordions le débat sous deux angles :
Le rôle de la justice dans le cadre du procès lui-même et son rôle dans la diffusion de l’information sur le procès ? Qu’apporte-t-elle au citoyen-lecteur, au citoyen-spectateur de l’information audiovisuelle ? Comment se fait ce travail de description, d’information du procès pour celui qui le reçoit ?
Le rôle des journalistes, qui a beaucoup questionné autour du procès d’Outreau : Dans quelle mesure les journalistes se font les reflets de l’opinion publique. Sont-ils des courroies de transmission à double sens entre les citoyens et la justice ? Comment, comme journaliste, on cerne l’opinion publique ? Comment l’identifie-t-on et comment la restitue-t-on quand on tient la plume ? Quelles incidences cette restitution peut-elle avoir sur un procès en cours ?
Denis Salas : Le titre : « de Zola à Outreau » me semble une bonne manière d’aborder les questions entre Justice, médias et aussi politique. Le cadre de la dénonciation de la Justice a été posé il y a très longtemps par Voltaire dans « l’Affaire Calas » et on l’a revu réapparaitre, en particulier durant l’Affaire Dreyfus : c’est la dénonciation d’une justice qui agit au nom de motifs scandaleux et pratique ce qu’on a pu appeler des crimes judiciaires, au sein même de l’institution chargée de rendre la justice. Cette posture là est très connue : il s’agit de dénoncer les turpitudes de la justice quand elle se fait complice du pouvoir. Je suis frappé du fait qu’elle est très liée à la naissance de la Ligue des droits de l’Homme et aussi de la figure de l’intellectuel français. Zola, puis Sartre, Camus ou Vidal-Naquet se passent le relais de cette posture de la dénonciation d’une manière récurrente. Le cadre de cette protestation qui semblait repéré et qu’on a vu réapparaitre dans l’affaire d’Outreau semble pourtant avoir changé. La justice est entrée dans l’âge démocratique, elle s’est détachée des régimes dictatoriaux ou d’un rôle servile de relais du pouvoir politique : aujourd’hui, la justice doit répondre elle-même des critiques qu’on lui fait. La question n’est plus celle de la justice relais ou instrument du politique ou de la raison d’Etat, mais celle de la responsabilité de la Justice en tant qu’elle doit rendre compte de sa propre activité. Ce n’est pas un hasard aujourd’hui si ce ne sont pas des politiques mais des magistrats qui sont mis en cause ou qui doivent répondre de faits disciplinaires dans l’affaire d’Outreau : un procureur et un juge d’instruction. On a là, me semble-t-il, quelque chose de nouveau qui interpelle directement la justice comme responsabilité et comme pouvoir. C’est la place de la justice dans la démocratie qui est sans doute à l’origine de ce déplacement d’accent.
La dénonciation de l’impunité me semble constituer un nouveau type de l’erreur judiciaire. Ce n’est plus l’erreur liée à un zèle excessif de la justice qui serait condamnable, mais la carence de la justice dans sa fonction d’investigation et dans sa fonction de punition. L’affaire des disparues de l’Yonne ou l’affaire Dutroux en Belgique me semblent caractéristiques de ce reproche d’impunité qu’une société civile vient adresser à la justice.
Agnès Tricoire: Qu’est ce qu’une journaliste aurait à répondre à ces deux enjeux en les resituant dans le rapport médias / justice ?
Florence Aubenas : Ce que la presse estime devoir dénoncer dans un non fonctionnement ou dysfonctionnement de la justice est très différent selon les pays. Aux USA, le rôle des médias par rapport à la Justice est de dénoncer un système qui pourrit jusqu’aux arcanes de l’Etat. La grande dénonciation aux USA, c’est le Watergate, c’est comment Kennedy touchait de l’argent de la mafia, comment les arcanes du pouvoir sont gangrenées par la corruption, le vice et le crime. En France, l’affaire Dreyfus symbolise la dénonciation d’un dysfonctionnement de la justice, de quelque chose qui ne marche pas et qui semble impossible à atteindre. Dreyfus est un innocent pris dans une machine qui le dépasse et qui va le broyer. On est face à deux types de dénonciation tout à fait différentes. Aujourd’hui, la dénonciation du sort fait aux innocents n’est plus l’emblème, le « j’accuse » des journalistes. Les journalistes sont aussi ceux qui vont démanteler les affaires. Cette manière de dire que l’Etat est pris dans les filets du crime a atteint tous les pays les uns après les autres. Les chroniqueurs judiciaires ne s’intéressent à l’économie et à la politique que depuis les quinze dernières années.
Un certain nombre de lois ont été votées : jusqu’où la loi va-t-elle poursuivre ou jusqu’où iront les poursuites judiciaires ? Il y a de plus en plus d’impunité vis-à-vis de ce type de corruption qui se met en place. Au début de l’année, il y a eu un branlebas de combat parmi ceux qui traitent les affaires non seulement à cause de la série de lois qui sont mises en place, mais, de fait, parce qu’on est en train de vider de leur substance les sections de police spécialisées dans les affaires financières : ils étaient quinze, ils ne sont plus que deux. Les magistrats chargés de ces affaires politico-financières ont tous été mutés, il n’y en a plus aucun qui est spécialiste. La machine se construit de telle manière qu’elle ne pourra plus traiter les affaires politico-financières, elle se protège.
J’en arrive au deuxième point : l’institution judiciaire a acquis une telle force qu’elle marche toute seule et ce n’est plus une marionnette aux mains d’un pouvoir. C’est tellement vrai que les politiques détestent les juges : ils étaient le symbole de l’ordre établi, ceux avalisaient leur décisions mais ce n’est plus le cas. Tout le monde sait ce que les politiques pensent de la magistrature : ce sont leurs premiers ennemis. La ministre de la justice déteste les gens dont elle est censée s’occuper. Elle ne s’en cache pas, elle s’en vante. Les magistrats sont devenus des gens qui n’obéissent plus, qui ne travaillent pas assez. Et finalement les politiques n’aiment les tribunaux que quand il s’agit de les défendre vis-à-vis des électeurs dans leur circonscription, là, il n’y en a jamais assez. Que fait le pouvoir politique face à ces magistrats, face à cette institution qu’il se rend compte avoir du mal à maîtriser ? Il met en cause l’Ecole de la Magistrature … Que faire puisqu’on ne peut plus utiliser les hommes et les femmes qui rendent la justice comme des gens avec qui on était dans le même camp ?
Avant, il y avait une espèce de vieille alliance objective entre les magistrats, les politiques … c’était un espèce de clan de notabilité qui avait des intérêts bien compris. Aujourd’hui ce n’est plus le cas puisque l’émergence de ces affaires dont nous parlions a brisé ce statu quo. On ne peut plus changer les magistrats, on ne peut plus changer l’institution ou en tout cas on a du mal, même s’il le faudrait par d’autres côtés, donc qu’est-ce qu’on change ? La loi. C’est très frappant pour nous autres médias : de plus en plus tôt, dans les affaires judiciaires, il y a une émergence du politique. La gestion d’un fait divers, jusqu’à présent, était confiée au politique qui s’en remettait à la justice. Ce shéma n’a plus cours, plus personne n’a confiance en la justice de son pays, ni même les politiques, surtout pas eux. A chaque fait divers, on fait un texte de loi qui vient enfler l’appareil des procédures dans lesquelles plus personne ne se retrouve.
Un exemple du fonctionnement étrange entre médias, journalistes et justice : celui de la lugubre affaire du RER C. Une jeune femme déclare avoir été victime d’une agression antisémite un week-end. Tous les journaux se jettent dessus… et la première personne à réagir est le ministre de l’intérieur (à l’époque N. Sarkozy). Quand vous êtes journaliste et qu’il est dimanche après-midi et qu’on vous dit que le ministre de l’intérieur estime que c’est une agression antisémite, vous pensez qu’il est très bien placé pour avoir vu ce qu’il y a dans le dossier et ce qu’il faut en dire. Vous ne pensez pas que lui aussi a allumé « France Info », qu’il a entendu le récit des faits et qu’il a décidé de réagir tout de suite à ce qu’il pense être bon pour son image dans l’opinion. Le malentendu vient de là : en fait, le politique ne sait rien. Au lieu de freiner ce qui est peut-être un lynchage, ce qu’explique Denis Salas dans son livre sur le lynchage médiatico- judiciaire, de calmer le jeu en attendant que la justice fasse son travail, ce sont les politiques qui rajoutent de l’huile sur le feu.
Ce nouveau mécanisme date d’une petite dizaine d’années : les politiques s’approprient un fait divers, donnent des pré-lectures, des pré-jugements aux choses. Vous vous souvenez aussi de Papy Voise qui avait été instrumentalisé, l’histoire de ces deux petits enfants qui avaient été violés au même moment mais il y en avait un qui était la bonne victime et l’autre la mauvaise. Nicolas Sarkozy est allé voir la bonne victime, victime d’un sérial-violeur. C’était dans l’ère du temps. L’autre, on n’était pas sûr, c’était peut-être la mère donc ce n’était pas joli-joli. Finalement, la manière de gérer l’institution n’est effectivement plus de faire pression sur les hommes ou les femmes mais de faire pression sur la manière dont ils vont devoir rendre justice, par l’appareil législatif, et par l’opinion publique qui leur mord les mollets.
Pascale Robert-Diard : Ce qui est apparu exactement en même temps, c’est la montée en puissance de la victime. A partir du moment où les politiques décident de qui est le coupable et surtout de qui est victime, l’instruction et le rapport de force qui s’y tient en sortent complètement bouleversés. L’intervention du politique va toujours en direction de la compassion avec la victime, instituée victime avant le procès. C’est un des aspects, à mon sens, qui est le plus fort des dernières années : la place toute puissante et surtout instituée qui est conférée à la victime. Elle provoque un déséquilibre de l’instruction et du procès pénal. Rachida Dati a pensé utile et nécessaire, dans sa fonction de garde des Sceaux d’aller s’assurer, avant l’ouverture du procès Fourniret, que les familles des victimes seraient bien reçues. Je pense que ce n’est pas forcément le rôle d’un garde des Sceaux. Il y a aujourd’hui autre chose à faire, avec les problèmes que rencontrent partout les tribunaux et les magistrats, que d’aller s’assurer que les familles des victimes seront bien traitées. Cette figure de la victime est aussi un moyen pour les politiques de s’opposer aux juges. Cette dimension est très présente dans l’affaire d’Outreau. Être du côté des innocents est aussi un enjeu de la commission d’enquête parlementaire. J’ai été frappée par l’unanimisme de la commission d’enquête parlementaire : taper sur le juge c’était aussi se mettre du côté des innocents et jouer les innocents contre les juges. C’est une position politique incroyable : on est du côté de celui qui souffre, et c’est le juge qui fait souffrir. Pour les politiques, c’est absolument parfait.
Agnès Tricoire : Florence Aubenas, comment la presse peut faire contre poids ? Ce que vous décrivez tous les trois, c’est un déplacement de la place des pouvoirs dans l’enjeu démocratique et une très grande difficulté, que nous partagerons comme militants, à identifier l’endroit où on doit combattre, l’endroit où on doit essayer de continuer à porter une éthique de la parole. Comment est-ce que vous pensez le rôle de la presse ? Dans ce que vous décrivez, une grande majorité de la presse a une responsabilité dans la diffusion des présupposés, des pré-jugements émis dès la commission des faits divers, de l’annonce qu’un tel est « présumé coupable » (je rappelle que la présomption porte sur l’innocence, pas sur la culpabilité)…
Florence Aubenas : Pendant longtemps et sous l’impulsion de certains avocats, comme Henri Leclerc qui a été un pionnier, le rôle de la presse était, dans ce qu’elle peut faire de mieux, la contre-enquête. C’était le « pull-over rouge », la manière dont Henri Leclerc a permis qu’il y ait des doutes sur la culpabilité de Richard Roman avant le procès de la petite Céline. C’était une façon de se placer en contestation de ce qu’allait faire la justice, de mettre en doute une enquête, d’avoir ce rôle de contre-pouvoir face à l’autorité judiciaire. Et pendant longtemps en France principalement, la presse y a eu ses lettres de noblesse. C’était très difficile parce que les magistrats sont pas tous des fous, les enquêteurs sont pas tous des imbéciles, parfois ils peuvent se tromper de bonne foi. Et par ailleurs un journaliste a souvent peu de moyens pour d’enquêter, moins en tous les cas que tous ces services réunis. Ensuite il y a eu les grands combats symboliques comme la peine de mort, la suppression des tribunaux permanents des Forces Armées.
Maintenant, tout cela s’est brouillé. Les choses deviennent plus compliquées et difficiles. Il n’y a plus des grands thèmes qui se dégagent comme la peine de mort. C’est tout un mécanisme qui est en train de bouger et dans lequel peu de gens ont de la visibilité, pas plus les magistrats que les politiques, ni même je pense l’institution judiciaire. Les choses bougent au coup par coup, s’additionnent comme un millefeuille les unes aux autres, avec quelques lignes de force comme les victimes, mais sans recul ou analyse. C’est donc devenu très difficile aujourd’hui de prendre position, de s’inscrire dans un débat sur la justice qui devient un débat de spécialistes.
Pour ce qui est des contre-enquêtes, là aussi les choses sont difficiles parce que de plus en plus les journalistes se sont rendus compte qu’eux-mêmes pouvaient se tromper. C’est récent. Etant parmi les plus présomptueux de France, ils pensaient qu’une fois qu’ils avaient fait leur contre-enquête, la cause était entendue et que le « dénonciateur », celui qui remettait en cause la justice, était forcément du bon côté. Il y a eu un traumatisme dans la presse avec l’affaire Tangorre, ce jeune homme, prof de gym, moustachu, baskets, accusé d’être le violeur des quartiers Nord de Marseille. Il avait été arrêté et décrit par un certain nombre de jeunes femmes victimes du violeur. Mais pour l’un de ces viols, il était à l’hôpital, avec un bras dans le plâtre. Néanmoins, pendant la Cour d’assises, il a été condamné pour quinze viols, y compris celui-là. Prenant cette contradiction comme levier, un comité de soutien s’est créé, animé par des signatures importantes, dont Marguerite Duras. Et Mitterrand le gracie et il sort libre. Une chercheuse, Gisèle Tichané a fait une contre-enquête typique pour un livre, « Coupable à tout prix ». Donc Tangorre est gracié. Deux mois plus tard, deux jeunes filles américaines se présentent dans un commissariat de Lyon, où il habitait à ce moment-là, en déclarant avoir été violées par un type qui avait dans son coffre un livre intitulé « Coupable à tout prix » avec sa photo. L’enquête a démontré qu’elles avaient bien été violées. Donc le juge d’instruction convoque Gisèle Tichané en lui disant très finement, voilà Madame, grâce à vous deux américaines ont été violées. La malheureuse tombe d’une crise cardiaque dans le bureau du juge. Un deuxième procès a lieu. Il s’est avéré que les gens qui le défendaient avaient raisonné comme les enquêteurs mais à l’inverse. Les enquêteurs s’étaient dit : « s’il a commis cinq viols de manière tout à fait sûr, il a pu en commettre quinze. » Le comité de soutien s’était dit à l’inverse : « s’il n’a pas pu faire celui-là, il n’a pu en faire aucun ». Le mécanisme de la grâce et de la pétition de soutien a pris un sacré coup sur la tête. Cela a provoqué un très gros débat dans la profession de journaliste à ce moment-là. Depuis, il a eu très peu de pétition invoquant innocence. Même pour le cas de Omar Raddad. Le phénomène de contre-enquête a été minimisé après.
Par ailleurs, c’est toujours très difficile pour un journaliste de faire pression sur la justice. Personnellement ça ne me gêne pas, je vous le dis tout nettement et je m’en vante mais ce n’est pas facile. La question s’était posée quand j’avais fait le livre sur Outreau : il pouvait paraître avant le procès ou après le procès. L’éditeur était davantage en faveur d’une parution après le procès. Personnellement, je voulais faire paraître le livre avant, car je pensais qu’on assistait à quelque chose d’injuste. De la même façon, quand on est envoyé spécial dans un pays étranger et qu’on assiste comme journaliste à une situation injustice, il faut la dénoncer. C’est une question qui est très controversée parmi les journalistes. Beaucoup pensent qu’ils doivent rendre compte du fonctionnement de la justice, mais pas faire une orchestration médiatique autour des affaires, ni mettre la justice sous pression. C’est un débat que je vous soumets et qui est ouvert, mais je revendique d’avoir fait ça même si ça n’a pas été facile. A la lumière de l’affaire Tangorre, je me suis dit : il y a treize mis en examen mais est-ce parce qu’il y en a trois pour lesquels ce n’est pas possible que je mets les treize dans le même sac ? J’ai passé des jours et des jours à reconstituer les cas individuels avec les dossiers. Etant donnée la gravité des faits, j’avais un vrai problème de conscience : « est ce que je suis bien sûre de ce que je fais ? ». C’est un débat ouvert et compliqué.
Agnès Tricoire : avant de vous demander de réagir à cette question de la responsabilité du journaliste, je voudrais que nous entendions Henri Leclerc sur Zola et l’affaire Dreyfus.
Henri Leclerc : L’affaire Zola est tout à fait exemplaire. Il y a quatre acteurs. La presse (les journalistes), la justice, le pouvoir et l’opinion. Ces quatre acteurs interagissent et parmi eux, il y en a trois qui ont une responsabilité écrasante : ce sont les politiques, la justice et les journalistes. Si on prend l’affaire Zola, on parle beaucoup bien entendu de l’admirable « j’accuse » de Zola mais on ne parle pas de la presse de 1894, au moment où Dreyfus est condamné. Pas un journaliste ne met en doute la culpabilité de Dreyfus. Non seulement ils ne la mettent pas en doute, mais il suffit de lire la presse française pour voir les délires d’antisémitisme, la façon dont les gens comme Barrès parle de Dreyfus. Effectivement, c’est dans la presse même que va naître quelque chose d’essentiel, le phénomène d’opinion. Certes, l’opinion était déjà prête, par chauvinisme et par un antisémitisme latent. Petit à petit, l’opinion va soutenir et va permettre au pouvoir politique et en particulier aux militaires d’organiser, en s’appuyant sur une opinion chauffée à blanc, la culpabilité de Dreyfus, du juif Dreyfus. Il faut rappeller que l’affaire Dreyfus n’est pas une erreur judiciaire, l’affaire Dreyfus est un crime judiciaire, elle est voulue, organisée par des gens qui savent qu’il est innocent.
Des gens vont prendre position petit à petit, mais ce sont des toutes petites minorités et la presse n’a pas beaucoup de poids jusqu’à 1897 à peu près. Le « coup » de Zola, c’est de prendre à partie l’opinion publique, la justice militaire (qui est une justice particulière) et le pouvoir politique d’une façon très violente et en faisant appel à l’opinion. Il provoque l’opinion en disant : « je vous attends », c’est-à-dire « je demande à être poursuivi ». « J’attends » est le dernier mot de « j’accuse ». Zola dit : « J’attends, Monsieur le Président de la République, je dénonce et j’attends ». Et là il provoque l’intervention du pouvoir judiciaire. C’est extrêmement intéressant : Il a provoqué l’opinion publique et le pouvoir judiciaire. Ce dernier va être utilisé à ce moment et va faire preuve d’une servilité absolument totale. Lors du procès de Zola, le président ne cesse de dire que la question ne sera pas posée. Les manœuvres qui s’organisent à ce moment-là sont absolument effrayantes : Zola est condamné à la prison ferme mais l’opinion est en marche… C’est d’ailleurs à ce moment-là et à cause de ce moment-là que se créé la LDH. L’affaire Dreyfus est intéressante parce que le mouvement d’opinion est en marche : c’est à ce moment là que la presse bascule petit à petit, pas tout à fait, bien entendu, il reste une presse antidreyfusarde mais, petit à petit, le pouvoir sera écrasé et la presse prendra position.
Une question se pose alors, si l’on revient sur la question des « faits divers ». Quelle est la part respective des journalistes et de l’opinion dans la création du « fait divers » ? Qu’est-ce qui fait d’un acte criminel va devenir un fait divers ? Si on pense par exemple aux actes criminels particulièrement dramatiques et dont la fréquence est malheureusement constante que sont les viols ou les assassinats d’enfants, chaque fois c’est un problème d’opinion terrible. Mais ce qui va faire qu’une affaire va passionner l’opinion, c’est la presse. Par exemple, dans l’affaire Roman, à un moment j’ai réussi à trouver l’appui d’UN journaliste, ancien de Libération, Lionel Duroy, qui a fait paraître un article dans « L’événement du jeudi ». C’est ce qui a commencé à remuer l’opinion. Avant ça, la presse était unanime : il était coupable… Il a fallu du temps pour que la presse bascule et se faisant, que l’opinion change. Elle fait alors de grands mouvements comme ceux de la mer, un peu lents : l’opinion part, et alors c’est une lame de fond, l’arrêter est extrêmement difficile. Le journaliste qui veut arrêter la lame de fond qu’il a lui-même fait partir, ou que certains de ses confrères ont fait partir, a du mal à l’arrêter. On n’arrête pas une lame de fond
Le politique , ce n’est pas nouveau, réagi toujours de façon très démagogique en instrumentalisation ces phénomènes. Les débats de la fin du 19e siècle à la Chambre des députés qui opposent Waldeck-Rousseau et Clémenceau sont fondés sur l’opinion et cette dernière est crée à partir d’utilisation de la presse. Waldeck-Rousseau dit cette chose extraordinaire : quand l’opinion a décidé, la loi est déjà faite. Elle est déjà faite parce qu’elle représente l’opinion. C’est constitutif de la démocratie. Aujourd’hui, le pouvoir politique utilise seulement l’opinion de manière plus systématique mais ce n’est pas quelque chose de nouveau.
Le phénomène nouveau, c’est la victimisation. C’est Robert Badinter qui, dans les années 83-84, a été le premier à accorder une place aux victimes. Il l’a fait dans une indifférence générale et avec difficultés. Difficultés à attirer l’attention sur le fait qu’on ne s’occupait pas assez des victimes d’une part et à obtenir l’indemnisation de ces dernières d’autre part. Aujourd’hui, la situation a évolué et les victimes sont devenu le cœur du système pénal. La victime devient finalement l’instrument qui va permettre de transformer le système pénal. C’est en quelque sorte la fin du système pénal tel qu’il est issu des Lumières et de la Révolution française. Le politique agit actuellement par la loi pour contraindre l’institution et les magistrats à cette transformation. Ces derniers ont changé en partie mais on est bien obligé de constater que l’affaire d’Outreau présente les mêmes symptômes que ceux rencontrés dans l’affaire Roman. Le phénomène est identique mais on voit des juges qui réagissent, et qui peuvent le faire parce que l’indépendance de la justice est aujourd’hui réelle dans un certain nombre de circonstances. Cela a commencé dans les affaires où les juges s’en sont pris, de façon assez courageuse, aux politiques, dénonçant et désarticulant les mécanismes existant entre le pouvoir et l’argent et les mettant en cause. Certains ont été très marquants et jugés parfois excessifs : le juge Thierry Jean-Pierre ou le juge Renaud Van Ruymbeke par exemple. A un moment donné, ils ont pu désarticulé quelque chose qui était assez important et ils se sont appuyés sur la presse pour le faire. Ils ont eu le pouvoir de faire cela parce qu’ils ont eu l’appui de l’opinion, elle-même à la fois créée et répercutée par la presse.
Mais l’opinion, si elle est une lame de fond, n’est pas la démocratie. Elle fait partie du fait démocratique mais elle n’est pas la démocratie. Chacun a des responsabilités dans la construction de l’opinion et la presse en particulier a un pouvoir important . Les journalistes ont des pouvoirs considérables, la liberté de la presse est énorme mais elle doit se servir de ce pouvoir pour informer et non pas pour suivre l’opinion, pour aller dans le sens du fait divers, de l’indignation.
Les victimes sont aujourd’hui protégées par la presse de manière extraordinaire. De plus on a été jusqu’à créer un poste de secrétaire d’Etat aux victimes. Lorsque vous êtes avocat de la défense, vous subissez le poids de cette énorme pression s’appuyant sur la victime. Les journalistes n’ont pas compris qu’ils avaient d’abord un devoir d’objectivité avant d’avoir un devoir de satisfaction de l’opinion. Il sont comme les juges qui ont avant tout l’obligation de rendre la justice. Pour les politiques, c’est différent, ils ont un devoir d’explication de justification, c’est une vertu de la démocratie. Et chacun doit rester dans son rôle et doit prendre ses responsabilités, celles de sa raison d’être, de sa fonction principale. C’est ce qui se passe quand on voit le rôle de la presse dans la fin de l’affaire d’Outreau, à la fin de l’affaire Roman ou dans d’autres affaires. Mais au cours de ces affaires, on a aussi vu des journalistes qui ont oublié leur raison d’être : il ont oublié que leur eur mission est d’abord l’information et ils se sont contenté de suivre le courant de l’opinion, avec les politiques et même les juges, qui eux aussi peuvent être emportés par le courant de l’opinion.
On ne parle que des affaires sur lesquelles la presse s’est penchée, comme l’affaire d’Outreau. Et tout le monde est d’accord pour considérer que la conclusion de cette mobilisation est positive : en s’y prenant à deux fois et avec l’aide de la presse, des gens ont été acquîtes alors que la machine était tellement en route qu’ils étaient condamnés d’avance. Mais combien il a-t-il d’affaires Outreau en une année en France ? Celle-là était exceptionnelle en raison du nombre de personnes impliquées, mais l’affaire qui concerne une seule personne, dans laquelle un juge a été totalement convaincu, dans laquelle un avocat n’a pas réussi à faire quelque chose, combien il y en a ? Regardez l’affaire du Pont de Neuilly, il semble que Marc Machin était totalement innocent et sa condamnation s’est passée dans un silence absolu. Fondamentalement le problème c’est que la justice peut suivre l’opinion, ou du moins suivre le victime et qu’il est temps que chacun reprenne ses responsabilités.
Agnès Tricoire : Est-ce qu’une des difficultés pour la presse n’est pas lié à une confusion permanente entre information et récit ? Dès lors qu’on suit une affaire qui se déroule dans le temps, on a tendance à raconter une histoire plutôt qu’à faire de l’information de manière précise. On suppose que le lecteur veut suivre une histoire, on constitue les personnages d’une histoire et on prend le risque de se détacher de cette exigence de l’objectivité de l’information dont parlait à l’instant Henri : on dérive vers un phénomène de fictionnalisation du discours.
Pascale Robert-Diard : Je ne crois pas du tout à l’objectivité de la presse parce que c’est une nécessité qu’elle ne soit pas objective. Un bon récit peut être un excellent papier, si il est rigoureux, agréable à lire, s’il incite les gens aller jusqu’au bout et s’il réussi à alerter l’opinion. Le problème n’est pas tant celui de la mise en récit qu’un problème de paresse des journalistes. La paresse c’est ce qui vous fait aller dans le sens de tout le monde parce que c’est plus facile, ce qui vous fait passer un coup de fil au lieu de trois. Sur l’affaire d’Outreau c’est exactement cela, il a fallu l’audience publique pour se rendre compte que ceux qu’on avait présenté comme des notables n’en étaient pas. Mais ça pouvait se voir avant en enquêtant, cela a été le travail de Florence Aubenas. Aller contre le vent, faire son enquête, aller contre la compassion généralisée, c’est un travail, c’est une exigence.
Je vais prendre l’exemple du procès de l’hormone de croissance qui est vraiment la caricature de ce qu’est devenu aujourd’hui un procès pénal. C’est une histoire terrible : 110 enfants sont morts entre 15 et 25 ans dans des circonstances épouvantables, de la maladie de Creutzfeld-Jacob. La question qui se pose aujourd’hui c’est de savoir si les médecins qui leur ont prescrit de l’hormone de croissance savaient ou pas que ces hormones étaient susceptibles d’être contaminées. Un mois est consacré à l’audition des familles des victimes, pendant lequel tous les jours, un père, un frère, une mère, une sœur viennent dire dans quelles conditions le frère, le sœur est mort. Ce n’est plus un procès pénal, c’est une chapelle ardente. On crée un déséquilibre absolu où tout le monde attend de la justice qu’elle rende une décision qui tienne compte de cette souffrance. Or la souffrance n’est pas une norme de droit. Et si au bout du compte l’audience se termine sur une relaxe c’est parce que les médecins qui sont là ne sont pas jugés coupables d’homicides involontaires, mais parce qu’ils ne savaient pas ou on ne peut pas prouver est qu’ils savaient. De même, l’affaire du Mont Saint-Odile était une catastrophe gigantesque : il y avait 250 parties civiles et 85 victimes. Cela se termine sur une relaxe générale qui n’est pas acceptée parce que les gens pensent que la souffrance doit avoir une sanction pénale. Et quelle a été la place de la presse dans ces affaires ? Avant la déposition des familles, le procès de l’hormone de croissance avait plutôt ardu, technique, avec des gens exceptionnels, des prix Nobel qui ont montré la complexité de la question, le niveau de connaissances de l’époque et la difficulté à savoir à savoir si oui ou non les médecins étaient au courant. C’était une audience ardue, complexe. Or il n’y avait pas grand monde pour la suivre. Par contre, le premier jour de la déposition des parties civiles, vous arrivez avec votre micro, votre caméra, vous allez voir la présidente de l’association des familles des victimes de la maladie de Creutzfeld-Jacob. Elle va vous expliquer tout ce qu’elle a souffert, tout ce que les gens qu’elle connaît ont souffert. En deux minutes, vous avez un sujet formidable et c’est en ça que je parle de paresse.
Denis Salas : C’est bien en cela que ce qui est en jeu, c’est la construction du récit au sein du procès pénal. A partir du moment où l’on concidère qu’il doit y avoir un moment au début du procès pour la plainte des victimes, pour purger de cette manière la souffrance des victimes, on change la donne. Au niveau politique, les lois vont s’élaborer dans la perpectice des victimes en prenant leur parti. Au niveau juridique, par mimétisme, les procès se construisent en direction des victimes. Tout cela produit, vous l’avez dit, un poids émotionnel considérable qui d’une certaine manière abouti à un déséquilibre tout à fait frappant qui remet en cause la notion de procès équitables.
De ce point du vue, l’analyse du procès Tangorre est intéressante parce qu’elle illustre un virage. Quand Vidal-Naquet décide de défendre Tangorre envers et contre tout, il se situe dans une dynamique dreyfusarde clairement assumée dans ses écrits (il cite Jaurès, Zola, l’affaire Audin). Il situe cette affaire dans la filiation de la défense des causes dreyfusardes où il faut absolument défendre le « mythe », quelque soit le procès, dès lors que l’on est convaincu que cette défense est nécessaire. Quand Vidal-Naquet défend Tangorre, il veut croire encore au mythe Dreyfusard. Mais le mythe va se briser devant une enquête qui démontre que Tangorre cède face aux témoignages des victimes et ce n’est pas par hasard. A une époque où le viol doit être gravement pénalisé, se brise la vague de l’opinion qui nous menait de Dreyfus à ces années 1980. Il est intéressant de voir à quel point ce mythe s’écroule.
Quand au journaliste, il reste seul en piste dans ce rôle de dénonciateur de l’erreur judiciaire puisqu’il n’y a plus beaucoup d’intellectuels qui se bousculent au portillon pour aller tel Zola, tel Voltaire, tel Camus, ou tel Sartre au devant de ces victimes de l’injustice. Il est en premier ligne et pourtant son rôle est brouillé. Il doit informer, suivre les procès, conter son récit. Ce récit devient très compliqué parce qu’il peut aussi être habité par une conviction, parce qu’il peut vouloir défendre un point de vue et prendre le parti de telle ou telle protagoniste. Son rôle, entre investigation, chroniques judiciaires et défense d’une conviction est alors difficile à cerner. Mais c’est parce que la place de la dénonciation intellectuelle est cruellement vacante aujourd’hui et parce que finalement le journaliste, ou même le magistrat ou l’avocat veulent combler ce rôle. En ce qui concerne les victimes, il est vrai que le procès pénal aujourd’hui est investi d’une fonction réparatrice. Et plus généralement, le discours politique se trouve lui aussi investi de cette fonction. C’est sans doute une manière d’être en phase avec un excès pénal tout à fait stupéfiant aujourd’hui. La victime que Badinter défendait était une victime singulière qui dans un procès est totalement dénuée de tout soutien et qui a besoin légitimement d’une aide psychologique ou d’une aide matérielle ou d’une aide juridique. Ce n’est pas celle qui est aujourd’hui au premier rang : la victime est devenue otage des discours politiques, associatifs, médiatiques et judiciaires. Aux Etats-Unis par exemple, la loi pénale porte le nom de la victime. C’est cette figure de la victime qu’il faut combattre tout en gardant le souci de l’aide que nous devons à la victime singulière. C’est toute la difficulté dans la réponse que nous devons apporter.
Jean-Pierre Dubois : Dans la presse d’Amérique du Nord, on distingue les papiers qualifiés « Analyse » et les papiers qualifiés « Commentaires ». Ce n’est pas le cas en France. Il est assez légitime qu’un chroniqueur judiciaire ait envie de défendre une vision du procès, une thèse, sa conviction. Il y a simplement un problème de déontologie et je n’ai jamais vu ici dans une chronique judiciaire, un côté « compte-rendu » séparant information et position. Le rappel de l’affaire Dreyfus permet de relativiser ce qui nous arrive aujourd’hui. Si minoritaires que nous soyons à la Ligue, sur beaucoup de dossiers, nous ne serons jamais aussi minoritaires que l’étaient les dreyfusards.
Des ministres de l’Intérieur qui déclarent les gens coupables, on en connaît : Charles Pasqua, Alain Peyrefitte par exemple. C’est arrivé très souvent que les politiques disent : « nous avons arrêté l’assassin ». Globalement, moins les politiques ont – se donnent – les moyens d’agir sur les causes sociales ou symboliques des actes répréhensibles et plus ils cherchent à compenser en agissant durement sur les symptômes. Cette dérive du politique ne date pas d’aujourd’hui mais il semble quand même qu’elle s’accroit : gesticuler en aval plutôt que d’essayer de mettre en œuvre une réelle politique de prévention, c’est beaucoup plus facile, par ailleurs, ça paye plus électoralement. On assiste en fait à une privatisation du procès pénal : les victimes ne sont plus des parties civiles, mais deviennent des parties pénales. Les victimes veulent non plus seulement une réparation, mais aussi une peine, demande humainement compréhensible. Mais là, le politique ne joue plus son rôle : au lieu d’être là pour réguler ces aspirations individuelles, voire même pour les refreiner, il les amplifie. Il y a là une responsabilité législative importante qui est d’agir dans le sens de la privatisation, de l’individuation, de la fragmentation sociale. En France, les régulations politiques ont été traditionnellement plus importantes que les régulations juridiques. Ce n’est pas un hasard s’il n’y a pas de pouvoir judiciaire en France comme dans les pays anglo-saxons : s’il n’y a jamais eu vraiment de justice totalement indépendante dans notre pays. Les régulations se faisaient autrement. Or le recul considérable des régulations politiques et sociales conduit à vouloir transposer les solutions nord-américaines dans le cadre français, c’est-à-dire à trouver dans la judiciarisation et dans la pénalisation une réponse. Chaque semaine, une nouvelle incrimination arrive dans le Code pénal. C’est la cas par exemple de l’anorexie : Pour lutter contre l’anorexie et on crée un délit « d’incitation à l’anorexie ». Si cela n’était pas aussi triste, ce serait comique. C’est un renoncement à agir sur les causes, c’est une lâcheté politique, une démission générale (y compris quand il ne s’agit pas de la mondialisation, des contraintes économiques). La cohésion sociale n’est plus à la source de la définition des politiques.
Or, si les régulations politiques baissent, les régulations judiciaires ne progressent pas réellement : Les conditions ne permettent pas d’avancer vers une vraie régulation judiciaire à l’anglo-saxonne. On se retrouve finalement face à un vide, une frustration qui peut engendrer une violence symbolique terrible, un sentiment d’injustice, d’impunité. C’est une violence anomique que l’on déchaîne. et on est au cœur de quelque chose qui relève autant de la psychanalyse, de l’anthropologie que des débats politiques habituels. On déchaîne une espèce de violence primitive liée à la sensation de régression de la société vers une sorte d’état de nature.
Denis Salas : C’est vrai qu’il y a une hypocrisie, une lâcheté à faire voter des lois tout en sachant pertinemment qu’il n’y aura pas d’application réelle. Il s’agit de « faire croire » à une volonté d’agir, de tenir des positions sur l’interdit mais qui sont totalement vidées de leur substance parce que non applicables. Or le juge se doit de répondre dans cette escalade à la « tolérance zéro ». Il y a 80% à 90% de taux de réponse pénale aujourd’hui, ce qui signifie que la grande majorité des plaintes sont poursuivies par les parquets : le moindre délit est aujourd’hui poursuivi. On est donc face à ce paradoxe énorme : on fait voter des lois qui ne seront pas appliquées mais qui déclenchent néanmoins des poursuites pénales. Ce sont ces dysfonctionnements qui créent une violence symbolique considérable. Cependant, il existe des choses positives du côté de la société civile. C’est le cas par exemple de ce qui ce fait autour du droit au logement. La volonté d’imposer un droit effectif, opposable, mu par les citoyens, surveillé par les associations, semble quelque chose de très fort en France où le droit vient d’en haut, de l’Etat, de la verticalité républicaine. Si il y a d’un côté une dévitalisation du champ pénal qui est incontestable, il y a d’un autre côté une revitalisation de la société civile. On s’approche de la bonne tradition anglo-saxonne d’une société civile vive, dynamique qui impose des règles à l’Etat et qui veut obtenir un droit non pas proclamé, non pas énoncé, non pas sanctuarisé mais effectif et dont on veut suivre l’application y compris par les juges. Effectivement, les juges ont alors un rôle central à jouer dans le suivi de l’effectivité des droits.