Parler de critique des médias en France c’est nécessairement évoquer l’association ACRIMED (Action CRItique MEDia) créée dans la foulée du mouvement social de 1995. Interroger, Henri Maler, son co-animateur et co-fondateur a ainsi semblé essentiel dans la perspective d’une analyse de l’évolution de la critique des médias depuis quinze ans. Il nous livre ici, au-delà d’un retour sur l’action spécifique de l’association, ses analyses sur les perspectives politiques de la « critique des médias » alors entendue comme lutte sociale et politique spécifique.
(cet article est paru dans le numéro 61 de Mouvements : Critique des médias ou médias critiques ?)
Mouvements : Pouvez-vous revenir, en guise d’introduction, sur l’histoire de votre association ?
Henri Maler : Acrimed a pour origine l’appel de solidarité avec les grévistes, lancé lors du mouvement social de novembre et décembre 1995. Au sein du collectif qui a rédigé et animé cet appel est venue l’idée de constituer un observatoire des médias en réaction au traitement du mouvement social, notamment par les médias audiovisuels. Il faudra attendre la fin de la grève et du mouvement pour que l’idée se concrétise sous la forme d’un nouvel appel, largement signé. En avril 1996, l’association était fondée. Elle a commencé son activité dans un contexte marqué par la parution, quelques mois plus tard, de l’essai de Pierre Bourdieu Sur la télévision et de l’ouvrage de Serge Halimi sur une fraction très particulière du monde des journalistes : Les nouveaux chiens de garde. Un certain type de critique des médias était relancé dans l’espace public.
M. : Au départ c’est donc un « observatoire » ?
H. M. : Oui, c’était une des idées. Mais l’objectif principal était de s’organiser pour « une action démocratique sur le terrain des médias », ainsi que le dit le titre même de l’appel fondateur.
M. : Alors que veut dire « critique » dans « Action-critique-médias » ?
H. M. : Il faut d’abord dire que lorsque nous avons créé l’association, nous n’avons voulu ni nous situer dans une filiation critique particulière, ni nous borner à honorer la vocation critique des sciences sociales… Nous avons immédiatement déployé « une activité critique » à partir d’une idée simple : une critique effective des médias doit être une critique « radicale », c’est-à-dire qui prend les choses à la « racine », comme le dit Marx. Et pour nous, la « racine », en ce qui concerne les médias, ce sont les formes d’appropriation des médias, les logiques économiques, politiques et sociales dont ils dépendent et dont dépendent les conditions de travail des journalistes, les formes et la hiérarchie de l’information, les modalités du débat médiatique, etc. Bref, l’ensemble des structures et des déterminations qui gouvernent, de façon diversifiée, l’orientation des médias et l’activité des journalistes. Et « critique » veut dire à la fois examen et contestation, très simplement. Cet examen et cette contestation nous les exerçons avec pour objectif de travailler à une transformation de l’ordre médiatique existant, de peser en faveur de cet objectif.
Il faut insister sur le fait que nous sommes une association militante, nous « militons » pour une transformation de l’espace médiatique et de ses structures. Du côté de certains chercheurs et universitaires qui se présentent parfois comme « contestataires », on prétend juger nos productions à l’aune des travaux en histoire des médias, en économie des médias, sociologie des médias. Comme s’il suffisait de réciter une bibliographie pour s’acquitter du devoir d’intervenir dans la mêlée. Or ce que nous faisons c’est descendre dans l’arène (et parfois dans la rue) pour partager la critique des médias avec ceux qui peuvent agir en faveur de la transformation de l’ordre médiatique. Et nous le faisons en adossant cette activité aux savoirs qui permettent de saisir les structures et les déterminations sociales qui gouvernent le microcosme médiatique. Par conséquent, nous prenons appui sur « toutes » les analyses qui permettent de nourrir et d’outiller cette démarche. Une chose est de répliquer chaque fois que des imbécillités sont énoncées à propos d’auteurs comme Pierre Bourdieu ou Noam Chomsky ; autre chose serait d’en faire des références absolues, exclusives et indiscutables. La sociologie de Pierre Bourdieu est l’une de nos références, mais comme le sont d’autres auteurs et d’autres courants de sciences sociales. Quant à Noam Chomsky, je vais faire un aveu : j’ai lu La fabrication du consentement (qui aurait pu me servir de point d’appui depuis longtemps…) il y a deux mois seulement…
Heureusement, d’autres adhérents d’Acrimed l’avaient lu avant moi. Ce que nous faisons c’est de l’économie, de la sociologie, de l’histoire des médias « à l’état pratique ». Mais pour être adhérent d’Acrimed, on n’est pas obligé de s’inscrire dans une seule filiation et d’exhiber un titre universitaire !
M. : Quelles sont alors les formes de cette critique qui pour vous sont une pratique ? Quels moyens avez-vous choisi pour agir ?
H. M. : Je voudrais revenir d’abord sur cette idée que nous faisons de la sociologie « à l’état pratique ». Évidemment, l’évaluation, l’observation et la critique des médias que nous pratiquons sont nourries de la lecture et de la connaissance des travaux de sciences sociales. Mais pour nous « informer sur l’information », comme nous le disons, cela consiste d’abord à analyser « sur le vif » quelle information est produite et comment elle est produite. Notre vocation n’est pas d’engranger un corpus en vue de la rédaction d’une thèse – bien que notre travail puisse être mobilisé par des étudiants et des chercheurs Ces analyses, faites « sur le vif »(cette précision est importante), ont vocation à être mises à la disposition des publics les plus larges possible. Pour cela, il faut sortir de l’enceinte universitaire et « transgresser les limites de la bienséance académique », comme le disait Bourdieu. Sortir du huis clos des conférences de rédaction, aussi.
C’est déjà une forme d’action. Comme l’est avant tout l’animation de notre site qui bénéficie d’une très large audience. Nous essayons de rendre légitime une critique « externe » des médias qui ne se soucie pas de plaire et de complaire. Et de jouer un rôle d’aiguillon. Je crois que nous l’avons correctement joué jusqu’ici. Le désamorçage de la critique des médias par des émissions de radio ou de télévision (à chaque chaîne la sienne…) n’entame pas la légitimité de notre critique, bien au contraire. En tout cas, la critique externe que nous pratiquons, même si elle défrise les chefferies éditoriales (et quelques pseudo-experts) est de mieux en mieux accueillie, sans avoir pour autant émoussé son tranchant. Il existe en particulier de nombreux journalistes et syndicats de journalistes qui désormais travaillent avec nous, dès que cela est possible et cela même s’ils peuvent être en désaccord avec nous sur certains points. Nous avons ainsi contribué, il me semble, à faire en sorte que ces journalistes et leurs syndicats se préoccupent d’une critique publique non seulement des conditions d’exercice de leur métier, mais également du contenu même de l’information. Ils l’auraient sans doute fait sans nous, mais je crois que nous avons joué un rôle d’accélérateur.
Autre forme d’action : les débats. C’est une forme d’action parce qu’il est crucial de faire de la question des médias l’objet de débats publics. Les intervenants d’Acrimed, ainsi que ceux du Plan B ou du Monde Diplomatique (qui concourent efficacement, dans des registres différents et différents du nôtre à la critique des médias), ont animé des centaines de débats publics, je dis bien des centaines, organisés par nous-mêmes ou en liaison avec des associations, notamment ATTAC ou les « Amis du Monde Diplomatique », des universités d’été, des formations politiques. Nous l’avons fait pour que la question des médias redevienne ce qu’elle avait cessé d’être : une question politique.
En même temps, nous avons essayé de favoriser des convergences. Nous l’avons fait par exemple à l’occasion du forum social de Paris Saint-Denis en 2003. Nous avons, dans le même esprit, joué un rôle décisif dans l’impulsion et la tenue d’« États généraux pour le pluralisme », qui n’ont pas eu un énorme écho médiatique mais qui ont eu un rôle important car ils ont été un moment de rencontre entre des acteurs qui jusque-là ne se parlaient pas : associations de critique des médias, syndicats de journalistes, médias du tiers secteur qui, à l’occasion des sessions de ces États généraux, ont élaboré des plateformes significatives.
Que ce soit à travers ces États généraux ou de façon indépendante, nous avons joué un rôle dans l’interpellation des forces politiques et dans la relance de quelque chose qui avait disparu : des rapports de discussions, parfois conflictuelles, entre des associations de critique, des syndicats de journalistes et les médias associatifs, mais aussi avec les différentes forces politiques, qui, toutes, à commencer par les forces politiques de gauche, toutes tendances confondues, avaient véritablement déserté la question des médias pendant plusieurs décennies. Pour parler comme certains économistes, on constate aujourd’hui « quelques signes de reprise »…
En ce qui concerne les autres modes d’action, il faut admettre qu’une association comme Acrimed est d’abord une « association passerelle » qui essaie de favoriser des actions communes, mais ne dispose que de peu de moyens d’action de masse autonomes. Par exemple, un appel à manifester contre les menaces qui pèsent sur l’AFP lancé par nous et nous seuls a peu de chances d’être très efficace.
M. : Vous parlez de « remettre » la question des médias au centre du débat public, d’en « refaire » un problème politique. Là dessus plusieurs questionss’imposent : quand les médias ont-ils cessé d’être une préoccupation politique ? Pourquoi ? Et quels éléments font, en 1995, qu’il y a une urgence à réinvestir cette question ?
H. M. : Nous n’avons pas tout de suite pris la mesure du vide politique qui entourait la question des médias. C’est notre propre activité qui nous l’a rendu de plus en plus évident : depuis des décennies, les forces politiques que l’on qualifie parfois de « progressistes », qu’elles se réclament ou non de la gauche de gouvernement, ont multiplié les dérobades et les reculades, les silences et les capitulations. Le dernier programme cohérent de transformation des médias, venu de forces de gauche – j’ai dit « cohérent », je n’ai pas dit « valide »… – c’est le « programme commun » d’union de la Gauche en 1972. On peut aller plus loin et souligner que les gouvernements de gauche, sous la présidence de Mitterrand, ont été des acteurs importants d’une phase essentielle dans la privatisation des médias en France : ce n’est pas un gouvernement de gauche qui a privatisé TF1 en 1986, mais c’est un gouvernement de gauche qui, en confiant la 5 et Canal Plus à des propriétaires privés, a pour partie légitimé par avance la privatisation de TF1. On n’a, d’ailleurs, pas fini de mesurer les conséquences d’une politique qui a miné pour longtemps la perspective d’un service public de l’information et de la culture.
M. : Vous avez évoqué les diverses formes que revêt désormais la critique des médias. Est-ce que sa généralisation ne banalise pas la vôtre ?
H. M. : Je ne crois pas. Sans même parler de la critique médiatique des médias dans les médias dominants, je crois que la nôtre se distingue des autres formes de critique des médias existantes dans l’espace public sur deux versants : le versant explicatif et le versant politique.
Notre critique ne consiste pas seulement à dénoncer des dérapages, des erreurs, des « emballements », ou des personnes mais, en partant de ce qui est visible (mais qu’il faut rendre visible) et nommable (mais qu’il ne faut pas craindre de nommer), à chercher à mettre en évidence les logiques économiques, sociales et politiques qui sont à l’œuvre. Par exemple, les relations de connivence ne relèvent pas seulement de relations strictement personnelles : celles-ci renvoient à des proximités sociales repérables et à des formes de « corruption structurelle », comme les désignait Bourdieu dans une alliance de mots apparemment antinomiques. On nous reproche parfois de pratiquer une critique ad hominem. Encore faut-il s’entendre sur ce que l‘on entend par là. Même quand nous ne lésinons pas sur les traits satiriques, nous refusons une critique qui s’efforcerait d’invalider un argument en s’en prenant aux caractéristiques physiques ou psychologiques de celui qui le soutient. Mais en quoi serait-il malséant de prendre à partie des personnes, non pour ce qu’elles sont individuellement, mais pour ce qu’elles révèlent ou représentent socialement ? Nous pouvons donner le sentiment d’avoir des « têtes de turc », mais elles ne sont jamais que des cibles visées en raison des rapports de pouvoir et de domination qu’elles illustrent et confortent.
Sur cette question je voudrais insister sur l’étonnant paradoxe suivant : quand on fait la critique du microcosme médiatique, de ses différenciations, mais aussi de ses structures, il se trouve toujours de bons esprits pour dénoncer le caractère « abstrait » de cette critique ; mais quand on nomme ceux qui occupent des positions déterminées au sein de ce microcosme, on nous dit « vous prenez à partie des individus ». Et dans les deux cas, quelques idiots utiles nous attribuent une « théorie du complot » : la lutte contre le conspirationnisme imaginaire, variété molle de la lutte contre l’antisémitisme imaginaire, permet à peu de frais de se dispenser de toute critique effective des médias.
Bourdieu a fait les frais de ce double discours (trop « abstrait », trop « concret »), même dans son travail de sociologue. Quand il décrit, dans Homo academicus, un espace de positions sociales, on lui reproche d’avoir dissimulé des personnes derrière une analyse « abstraite ». Et quand dans Sur la télévision, pour essayer de rendre compte d’un certain nombre de pratiques, de position sociales, de rapports de pouvoir, il nomme des individus précis, de grands moralistes lui reprochent d’avoir perdu toute décence. Et bien nous refusons cette fausse pudeur qui tolère éventuellement la dénonciation des rapports de domination, mais à condition de ne pas nommer ceux qui occupent les positions dominantes…
Voilà pour ce qui concerne le versant explicatif de notre critique. Et puis il y a son versant politique…
M. : Avant de revenir sur ce versant politique, une dernière question sur votre critique : Y a-t-il des positions analytiques qui ont changé pour vous depuis votre constitution ?
H. M. : Je crois qu’il y a des questions sur lesquelles nous sommes plus vigilants que nous ne l’étions initialement. Nous avons un plus grand souci de distinguer la critique des pratiques médiatiques et la critique des positions politiques correspondantes. Ce que nous critiquons à travers une prise de position politique ce n’est pas ou pas prioritairement la prise de position en elle-même, mais la pratique journalistique qui la sous-tend : les défaillances souvent graves de l’information ou le défaut de pluralisme des débats, par exemple. Notre critique ne relève pas de la contre-propagande.
En même temps, nous avons travaillé à une meilleure prise en compte des conditions de travail des journalistes. Il nous est arrivé d’épingler des journalistes, alors qu’ils n’étaient pas maîtres de ce qu’ils faisaient. Les meilleurs – ils existent… – sont, dans certaines conditions, capables du pire. Nous tâchons désormais d’être plus attentifs aux effets des conditions de production de l’information et d’essayer de distinguer le plus finement possible ce qui relève du choix éditorial assumé par le journaliste de ce qui relève des conditions générales de production de l’information. Critiquer le travail des journalistes est une source de conflits et de malentendus permanents avec nombre d’entre eux. Mais nous l’assumons. Critiquer les journalistes, c’est s’exposer à une réplique, souvent hargneuse, selon laquelle on n’y « connaît rien », parce qu’on n’a pas « les mains dans le cambouis ». C’est à la fois banal et faux. Banal, car c’est la rhétorique habituelle du « professionnel », qui résiste à tout effort d’objectivation en mettant en avant que lui « sait de quoi il parle ». Et c’est oublier un peu vite que nous bénéficions de l’expérience des nombreux journalistes qui sont membres de notre association ou qui nous écrivent. Nous essayons de tirer parti, à égale dignité, des savoirs professionnels, des savoirs militants et des savoirs scientifiques. C’est notre originalité : ni syndicat de journalistes, ni association de contestataires, ni département du CNRS. Ou, plutôt, les trois à la fois….
M. : Si je comprends bien, en quinze ans d’existence environ, vous avez contribué à changer le contexte politique de questionnement sur les médias. Qu’est-ce qui, selon toi, a permis, en termes de formats d’action, ce premier accomplissement ?
H. M. : Nous avons eu la prudence de penser que les actions de masse ne pouvaient relever de la seule activité d’Acrimed. Et pas seulement, comme je l’ai dit, parce que nous n’en avons pas véritablement les forces. Nous avons préféré considérer que pour passer à l’action il fallait contribuer à la constitution de réseaux d’action et soutenir des actions dont nous ne pouvions être les seuls acteurs. En particulier, nous avons pris soin de ne pas court-circuiter les principaux acteurs collectifs : ni les principaux syndicats de journalistes et plus généralement le mouvement syndical et les associations de lutte (car pour nous la critique des médias ne concerne pas que les journalistes), ni les forces politiques (en les interpellant et en entretenant avec elles des rapports de discussion et de confrontation).
Nous croyons que cette ligne d’action doit être poursuivie. Cela a évidemment été couronné d’un succès inégal et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il existe beaucoup de publics qui se sentent concernés, beaucoup moins qui se sentent mobilisables. Ensuite, il faut souligner que nous venons de très loin : la plupart des mouvements contestataires ont avec les médias un rapport purement instrumental. Autrement dit, ils ne se posent, lorsqu’il s’agit des médias, que la question suivante « comment s’en servir ? », sans même s’interroger sur les moyens de s’en servir sans leur être asservis. Combien de contestataires contestent les médias quand ils interviennent dans les médias ? Combien considèrent qu’une arène démocratique doit être conflictuelle et qu’il ne faut pas se dérober aux conflits avec certains journalistes ou sur certaines pratiques journalistiques ? Combien mettent en cause les stratégies économiques des propriétaires des médias ou du pouvoir politique, ou les orientations éditoriales adoptées par un certain nombre de médias qui se défendent d’être de parti pris ? Combien contestent les formats des émissions dans lesquelles il leur arrive de passer ? Fort peu et très rarement.
M. : Tout de même, ces questions de cadrage médiatique, de contraintes formelles et de structures de pouvoir problématiques au sein des médias, sont des questions qui font l’objet de discussions internes au mouvement social. La preuve, vous êtes intervenus dans les forums sociaux, dans lesquels il y avait des axes spécifiques qui concernaient ces questions…
H. M. : C’est vrai, et nous ne prétendons à aucun monopole. Nous n’oublions pas, par exemple, l’existence de cette critique en acte qu’est la critique portée par les médias du tiers secteur et par de nombreux sites sur Internet : elle est indispensable à la revitalisation démocratique de l’espace médiatique. Nous les soutenons et les considérons comme une composante à part entière d’une lutte commune. C’est pourquoi nous nous sommes réjouis de la présence de certains d’entre eux dans le cadre des États Généraux pour le pluralisme, notamment, pour que la confrontation soit possible avec les syndicats de journalistes et que nous puissions converger (ou diverger) ensemble. Et nous sommes d’ailleurs l’un de ces médias : le site d’Acrimed est un média indépendant, associatif et autogéré.
Pour revenir à ta question, le problème ce n’est pas que les mouvements contestataires s’interrogent sur les formats. L’important c’est qu’on ne peut pas faire de la question des médias une question politique sans modifier son rapport aux médias. Tant que des associations, des syndicats, des forces politiques, sous couvert de faire entendre leurs positions dans les médias, se taisent sur la question des médias, tant qu’ils croient que leur silence sur cette question est le prix à payer pour disposer de tribunes médiatiques, la critique des médias est occultée. Bien sûr, nous n’avons pas l’intention de prescrire à qui que ce soit le comportement à adopter vis-à-vis des médias. En la matière, nous faisons seulement deux propositions simples aux acteurs collectifs : tout d’abord, nous proposons une analyse du champ de bataille médiatique, car c’est un champ de bataille ; ensuite nous les incitons à traiter cet espace comme un champ de bataille, c’est-à-dire de ne pas se soumettre à tous les diktats du cirque médiatique et de ne pas oublier de critiquer les médias dans les médias.
Il est à la fois déconcertant et triste que la question des médias n’ait été posée dans les médias, lors de la dernière présidentielle, que par François Bayrou. Et qu’il ait fallu attendre le conflit qu’il a introduit lui-même avec les médias, pour des raisons de positionnement tactique sans doute, mais peut-être aussi pour de vraies raisons politiques, pour que le Parti socialiste et sa candidate réanime une proposition qui a été faite dix fois depuis 1972 et à chaque fois oubliée quand la gauche est parvenue au pouvoir : en finir avec les liaisons dangereuses entre les médias et les groupes qui bénéficient de marchés publics. On est en droit d’attendre d’eux non qu’ils réussissent, mais au moins qu’ils tentent d’accomplir ce qu’ils proposent. Jusqu’alors, ça n’a pas été le cas.
M. : Vous êtes engagés dans ces actions depuis bientôt quinze ans. Alors, au-delà de la remise en débat de la question médiatique, la situation de l’espace médiatique a-t-elle, de votre point de vue, changé depuis 1995 ?
H. M. : Oui et non. Commençons par le rôle des « nouveaux chiens de gardes » : l’analyse de Serge Halimi, publiée en 1997, décrit une situation qui n’a pas bougé. La quarantaine de journalistes qui occupent une place disproportionnée dans le débat public et délimitent le périmètre des questions dicibles et la façon de les poser, sont toujours là. L’arrogance de ces « prescripteurs d’opinion » a culminé en 2005 lors du referendum sur le traité constitutionnel européen. Ces serviteurs du pluralisme anémié et des pensées dominantes semblent inamovibles. Dans le même temps, la situation globale des médias a beaucoup changé : leur financiarisation s’est accélérée, la révolution numérique bénéficie d’abord aux groupes les plus puissants, en même temps qu’elle fragilise la presse écrite généraliste, le secteur public est appauvri, etc. Et l’écart ne cesse de se creuser entre les sommités de la profession et les soutiers de l’information, de plus en plus précarisés. Les premières se croient indépendantes, parce que, ajustées à leur fonction, elles font « spontanément » ce que leur fonction leur prescrit. Les seconds confondent trop souvent la relative indépendance individuelle dont ils jouissent et la dépendance collective qui est la leur. Encore cette relative indépendance n’existe-t-elle pas partout et seulement pour ceux qui bénéficient d’emplois stables. Et, dans tous les cas, les journalistes ne vivent pas en état d’apesanteur sociale, et comme dans tous les métiers, ils compensent souvent leur dépendance sociale par des mythes professionnels : l’indépendance n’est alors que l’un d’eux, parfois même parmi les journalistes les plus précaires convaincus de faire le plus beau métier du monde. C’est assez dire qu’il est moins facile qu’il n’y paraît d’introduire des grains de sable dans la « machine »… sans changer la « machine »…
M. : Voilà pour ce qui n’a pas changé voire qui a n’a cessé d’empirer, qu’est ce qui a changé alors ?
H. M. : Ce qui a changé c’est notamment le développement de la critique des médias sous diverses formes. On la trouve partout : des « médiateurs » présents dans un certain nombre de médias, aux émissions de décryptage (qui ne décryptent presque rien) ou sur la vie des médias (qui en réalité sont des émissions sur les people médiatiques)… Bref il n’y a pas un média qui n’ait sa rubrique ou son émission dans laquelle il prétend « analyser » les médias. C’est trop souvent (mais pas toujours…) la version marchande de la critique des médias et elle est florissante. À côté de cette critique médiatique des médias, on a vu apparaître, notamment sur Internet, une critique des médias multiforme, constituée indépendamment de la nôtre ou, plus ou moins ouvertement en écho ou en opposition à celle que nous pratiquons, notamment à travers des blogs et certains sites indépendants. Et c’est très bien. Même « Arrêt sur image » dont la critique sur France 5 ne dépassait guère les limites du simple décryptage plutôt complaisant est devenu plus corrosif en passant sur la toile. Simplement cette critique-là souffre, à nos yeux, de deux faiblesses qui permettent de penser que nous avons toujours un rôle spécifique à jouer. Tout d’abord, elle a en général (ce n’est pas toujours le cas) une faible teneur explicative. Mais surtout, elle n’a, sauf exception, aucune ambition politique. Enfin, il y a une dernière catégorie de critique des médias qui s’est développée. Je pense aux initiatives à l’articulation de la critique des médias et de la proposition de transformation des médias : « l’Appel de la colline » impulsé par Médiapart ou « les Assises du journalisme » impulsées par Jérôme Bouvier notamment. Ce sont souvent des initiatives dont nous ne partageons pas ou pas totalement les objectifs et les modalités. Mais elles sont le signe que ça bouge.
M. : Ce développement de la critique des médias sous des formes diverses a-t-il transformé le rapport qu’entretenait avec elle le mouvement social ?
H. M : Sur ce point, il me semble que la situation est très contradictoire : je crois qu’aujourd’hui il y a une prise de conscience de l’importance de la question médiatique ; mais malheureusement cette prise de conscience ne s’est pas suffisamment traduite en actes.
D’abord pour une mauvaise raison : le rapport instrumental aux médias dont j’ai déjà parlé perdure. Une association comme Attac a beaucoup œuvré en faveur du débat public que nous avons (avec d’autres…) mené sur la question des médias. Les réunions publiques auxquelles nous avons participé ont souvent été organisées par des comités d’Attac ou dans le cadre des universités d’été d’Attac. Pourtant il a été quasiment impossible d’obtenir d’Attac une prise de position publique claire sur la question des médias. Il est pour le moins étrange qu’une association qui lutte contre la mondialisation libérale se dérobe ainsi car les médias ne sont pas des proies, mais des acteurs de cette mondialisation, et ils n’en sont pas les observateurs, mais les propagandistes. On pourrait dire cela d’autres forces contestataires : quand Olivier Besancenot va chez Drucker en pleine « réforme » sarkozyste de l’audiovisuel public, il s’efforce de donner la parole à des salariés que l’on n’entend jamais dans ce genre d’émission, mais il ne dit pas un mot du fait qu’il parle sur une chaîne menacée dans ses moyens et son rôle.
Le maintien de ce genre d’attitude est fondé sur une surestimation de la puissance des médias. C’est d’ailleurs la croyance dans le pouvoir des médias qui alimente le pouvoir des médias. Bref, les forces politiques et le mouvement social dans leur ensemble (il y a bien sûr des exceptions) cèdent au pouvoir d’intimidation des médias, c’est-à-dire à l’idée selon laquelle la médiatisation est l’élément décisif, en toutes circonstances, pour faire connaître ses idées, ses luttes et ses propositions ; or c’est le cas parfois mais pas toujours. Et surtout ça l’est beaucoup moins souvent qu’on ne le dit : il suffit d’avoir quelques connaissances en sociologie de la réception pour en être convaincu.
Enfin, même si l’importance de la question médiatique est apparue progressivement à ceux qui ne la considéraient pas jusque-là, la crise économique, sociale et écologique a pris, depuis plus d’un an, une telle ampleur qu’elle est devenue, plus que jamais, la priorité qui oriente les mobilisations des acteurs du mouvement social. Il ne faudrait pas que cela se transforme en alibi… C’est dire, en toute modestie, l’importance de notre existence car nous sommes les seuls à porter, sur le terrain des médias, une critique à la fois intransigeante, le cas échéant virulente, explicative et de dimension politique.
M. : Mais en quoi consiste ce « versant politique » que vous avez plusieurs fois évoqué ?
H. M. : Critiquer non pour le plaisir, mais pour rendre sensible la nécessité, voire l’urgence de transformations de l’ordre médiatique existant. Nous avons fait des propositions en ce sens que l’on n’aura sans doute pas le temps de détailler au cours de cet entretien. Quelques-unes d’entre elles ont été mises en discussion dans des syndicats, des associations ou des forces politiques, et parfois reprises. De façon plus générale, on ne peut que féliciter chaque fois que, avec ou sans nous, des propositions sont à nouveau clairement formulées. Encore faut-il que ces propositions ne soient pas purement décoratives, mais fassent l’objet d’actions et de mobilisations en leur faveur. Que tous les acteurs collectifs s’en emparent. Qu’elles se nourrissent d’une critique rigoureuse et sans complaisance. Qu’elles soient formulées « dans l’air toujours agité de la contestation » (pour piquer à Foucault l’une de ses formules). Sinon, elles resteront des chiffons de papier.
M. : Si je comprends bien, la priorité maintenant ce n’est plus de diffuser la critique des médias mais de contribuer à impulser un mouvement social de transformation des médias, un mouvement transversal. Dans cette perspective, quid de l’international ? Puisque les médias sont des acteurs de la mondialisation cette lutte ne doit-elle pas être transnationale ?
H. M. : C’est vrai. Mais une remarque générale d’abord : ce que fait ou ne fait pas une association, surtout quand elle est constituée comme la nôtre exclusivement de bénévoles qui ont d’autres engagements, n’est pas toujours une question d’orientation, mais de forces. Cela explique en particulier que nous n’ayons pas vraiment développé notre action en dehors de l’hexagone. Difficulté supplémentaire : en dehors des États-Unis, il y a, en général, très peu d’équivalents d’Acrimed, se dédiant exclusivement à une critique indépendante et externe. Et quand ils existent ou ont existé nous avons eu des difficultés à entrer en contact avec eux. Cela dit, il existe évidemment partout des formes ou des instances de critique des médias, particulièrement dans les pays où cette critique est très directement une composante des conflits sociaux et politiques. Mais il est vrai que l’absence d’action internationale concertée se fait particulièrement sentir à l’échelle européenne, alors que la réorientation des politiques médiatiques peut difficilement se faire exclusivement à l’échelle nationale. Les syndicats de journalistes en sont conscients, mais cela ne suffit pas.
M. : Bref, vous dites que ce qui freine l’efficacité de la critique des médias comme projet politique c’est le manque de force général du mouvement social.
H. M. : Oui. Mais aussi les réticences à s’en emparer. Pendant des décennies, quand ils se sont battus, les journalistes et les salariés des médias l’ont fait de manière isolée, comme si la question des médias ne concernait qu’eux. Alors que dans tous les autres secteurs publics ou d’enjeu public, les luttes ont dépassé les acteurs centraux : que ce soit pour les transports, l’hôpital, l’enseignement, ou dernièrement la Poste. Or tant que la question des médias n’est pas une question dont s’emparent tous les acteurs contestataires de la vie sociale et politique, on n’est pas à la hauteur des enjeux. Le jour où cela arrivera peut-être qu’on dissoudra Acrimed… ou que nous aurons enfin, ce qui, vous vous en doutez, est notre vœu le plus cher, de vastes bureaux à La Défense.