Grand Paris. Dans cet entretien, Thierry Paquot décrit sa vision de l’urbanisme, conçu comme l’art d’agencer les activités humaines. Loin de l’utopie d’une densité toute en tours et hauteurs, il préfère une ville qui développe l’intensité des bas étages.
Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, professeur des universités et éditeur de la revue Urbanisme, vient de publier La Folie des hauteurs : pourquoi s’obstiner à construire des tours ? (Bourin Editeur, 2008) ainsi que Ghettos de riches (Perrin, 2009).
Mouvements : La crise économique et financière pousse à l’abandon de plusieurs projets de tours (Tour Nakheel à Dubaï de 1 000 mètres, tour de 300 m à Santiago au Chili, Tour de 612 m à Moscou, Tour Spire de 610 m à Chicago, etc.). Comment l’analysez-vous ? Et pourquoi cette course à la hauteur ?
Thierry Paquot : L’appellation « tour » est intéressante. Elle renvoie au donjon, un élément défensif, voire militaire, souvent mobile, des campements romains et des appareillages guerriers. Quand la tour se fixe, elle devient massive, c’est la tour du château fort. Elle est toujours liée à l’image de la puissance et de l’inutilité. C’est ainsi qu’en Italie aux 13e, 14e et 15e siècles, on construit des tours uniquement pour avoir la plus haute et montrer qu’on est les plus riches. Aujourd’hui, on ne peut pas les gravir, elles ne sont pas assez larges pour accueillir des appartements, elles sont donc fondamentalement symboliques.
La tour qui nous préoccupe dans notre société capitaliste est d’un autre genre. C’est la tour « siège social ». Elle nait de la puissance du renouveau à la fin du 19e siècle et de la rencontre de trois découvertes essentielles : l’ossature métallique, l’élévateur et le téléphone. Au départ, les tours ne sont pas des tours d’habitations mais des tours de sièges sociaux – groupes bancaires, d’assurance et de presse dont le fameux Times. Dès le départ, on est dans une logique de surenchère. Si une firme devient plus puissante qu’une autre il faut qu’elle ait une tour plus massive, plus haute, et si possible surmontée de néons lumineux qui marquent la puissance de l’entreprise même la nuit. Contrairement à ce qu’espèrent beaucoup d’architectes, la tour porte le nom de la société qu’elle accueille : tour du Times, tour IBM, etc.
La crise financière pousse effectivement à l’abandon de nouveaux projets, à Dubaï, en Arabie Saoudite où elle devait dépasser les 1200m, en Chine, à Santiago du Chili, à Chicago ou à Paris. C’est un aspect positif de la crise mais c’est un arrêt provisoire seulement. Les promoteurs n’ont pas du tout pris conscience de la dimension asociale, anti-urbaine et surtout énergétivore de la tour.
Villes ouvertes, villes fermées
M :Dans votre livre, vous démontez effectivement les arguments des pro-tours. Selon eux, les tours permettent d’améliorer la densité, sont écologiques et favorisent la mixité sociale. En plus de cette critique, vous dénoncez l’absence d’étude sur les maladies professionnelles des employés de bureaux (sick building syndrome).
Thierry Paquot : Ces maladies professionnelles sont en effet un grand secret en France. J’ai téléphoné à plusieurs médecins du travail qui travaillent dans le secteur des assurances ou des banques. Je leur ai demandé s’ils avaient observé une pathologie particulière. Ils ont répondu « oui mais je ne peux pas vous le dire ». Nous n’en savons pas plus. J’ai pu avoir accès à l’analyse du fameux syndrome qui se traduit par des sentiments de vertige, une certaine claustrophobie, des maladies de la circulation du sang… Ce ne sont pas des maladies graves mais il semble que le corps amortit mal les décollages et atterrissages successifs induits par la tour : montées par des ascenseurs rapides à 300 m de haut, séjour dans un environnement entièrement artificiel avec air conditionné et chauffage au sol, impossibilité d’ouvrir et d’aérer, etc.
J’en conclus que « l’Être humain est un terrien » ce qui fait rire beaucoup de gens. Je maintiens cette idée partagée par beaucoup de penseurs de l’écologie : nous avons besoin de ce contact, non seulement au sol, à la terre mais aussi aux éléments. A l’exception de l’Empire State Building, les derniers étages d’une tour qui offrent des vues panoramiques sont fermés. Viennent s’y greffer la protection antiterroriste et des dispositifs policiers qui confortent le confinement de la tour, en en faisant un lieu où l’on ne peut rentrer que si l’on est badgés.
Ainsi, la tour comme les gated communities vont contre une certaine conception de la ville : une ville du partage, accessible à tous, qui ne discrimine pas selon des critères de revenus ou socio-culturels comme la religion, l’âge ou la pratique sexuelle. Errer dans une ville comme bon me semble dans la plus grande sécurité possible me convient très bien. Qu’on me prive de pouvoir circuler, via des tours ou des rues résidentielles privées protégées par des vigiles, c’est une négation de l’idéal que j’aie de la ville. Je pense que la grande force de la ville que Baudelaire a si bien poétisée, c’est précisément cette possibilité de s’y sentir chez soi, de pouvoir entrer dehors.
M :Vous plaider pour une réflexion sereine et argumentée sur le devenir urbain de la ville, qui implique de penser ensemble architecture et urbanisme, d’intégrer les débats sur place de l’automobile, du piéton, des transports en commun, des cyclistes… Vous distinguez plusieurs genres d’urbanisme – le downtown, le suburb, l’edge city, les gated communities – et vous même dites aspirer à « un urbanisme sensoriel et de l’accueillance ». Sur quels points se distinguent ces différents genres ?
Thierry Paquot : Qu’on soit SDF ou milliardaire, on peut errer dans le 16e, aller sous la tour Eiffel, sans que personne ne nous en empêche. Il faut lutter contre tous les lieux où on doit montrer pâte blanche, parce que c’est un ilot réservé ou une tour. De même avec les gated communities. Ces dernières deviennent un produit immobilier bas de gamme. Non pas que je fasse l’apologie du haut de gamme réservé seulement à des gens très riches, mais je m’inquiète de voir les classes moyennes aisées se mettre à l’écart de la ville dans la plupart des pays du monde. Aujourd’hui, la tour ne sert plus à défendre la ville : elle défend les habitants de la tour elle-même.. Les villes privées ne sont plus des villes emmurées par rapport à un ennemi extérieur – comme au Moyen Age – mais elles sont fortifiées à l’intérieur.
On assiste ainsi à une offensive anti-urbaine : le monde s’urbanise d’un côté mais de l’autre, on crée en ville des lieux de rassemblement qui sont anti-urbains, producteurs d’une urbanité sélective et discriminante. Les habitants d’Alphaville, ont un badge sur leur voiture qui leur permet de se repérer entre eux où qu’ils soient. La qualité de la ville est au contraire cet anonymat, cette possibilité comme dirait Beaudelaire de prendre « un bain de ville, un bain de foule ». La ville permet une multitude d’attitudes que la gated community ne permet pas à cause du règlement établi par le collectif de propriétaires – comme l’impossibilité de parler à quelqu’un plus de trois minutes sur un trottoir de la ville privée.
La tour comme ces gated communities sont profondément anti-urbaines. Les architectes mentent quand ils disent qu’ils vont faire une tour mixte. Cette promesse n’est pas nouvelle. Dès le début du 20e siècle, les programmes architecturaux des grandes tours américaines intégraient une multitude de fonctions (hôtels de luxe au dernier étage, grands magasins qui ont des comptoirs de vente au 1er étage…). Mais l’accès à chacune de ces fonctions est encadré par les ascenseurs : il y a plusieurs fonctions, mais vous ne croisez que des gens comme vous, car tout le monde ne prend pas le même ascenseur. La mixité est donc contrôlée par la circulation en hauteur. De toutes manières, dans le principe même de la tour il y a une inégalité de positionnements qui provoque une lutte des classes, ou de places : ceux qui sont dans les étages bas sont toujours inférieurs aux autres. À l’inverse, plus on monte et plus on près du pouvoir.
À cet aspect anti-urbain s’ajoute la non efficacité énergétique des tours. Des architectes préoccupés par la question environnementale mettent en avant le côté écologique des tours, lorsqu’ils en inaugurent une, et vantent ses panneaux photovoltaïques, son éolienne, sa capacité à produire une grande partie de ce qu’elle consomme. Admettons. Dans les faits ce n’est pas encore au point : c’est une intention qu’il faut continuer à concrétiser. Mais le vrai problème n’est pas là, il précède l’inauguration : car c’est bien la construction de la tour qui est énergivore. Tous les matériaux entrant dans la construction d’une tour surconsomment de l’énergie à la fabrication par rapport à des matériaux conventionnels pour des bâtiments plus bas : vitrages hyper-sophistiqués, alliages de métaux compétitifs et souvent dérivés de la recherche aéronavale, etc.
Penser en termes d’intensité et d’itinéraires du quotidien
M :La crise ne semble pas remettre en cause le projet du Conseil de Paris de construire des tours sur six territoires. Dans l’ordre des chantiers programmés : porte de Versailles (15e) : quartier Masséna-Bruneseau (13e), Clichy-Batignolles (17e), porte de la Chapelle (18e), porte de Montreuil (20e) et secteur Bercy-Charenton-quai d’Ivry. Comment le Conseil de Paris a t-il réussi à faire sauter le tabou de la hauteur alors même que 62% des foyers étaient hostiles à la construction de hauts immeubles ?
Thierry Paquot : Il y a toute une dimension idéologique. Nicolas Sarkozy, alors président du Conseil Régional des Hauts de Seine, évoque les tours comme n’étant pas tabou. À l’époque, les Hauts de Seine contrôlent l’Établissement Public de l’Aménagement de la Défense (EPAD). À l’image de Patrick Devedjian placé à la tête de l’EPAD, il est clair que les proches de N. Sarkozy ont une main mise sur cet ensemble. Rapidement, des élus de droite qui n’avaient jamais pensé à la question de la tour publient une tribune dans le monde appelant à « faire des tours ». Devenu président de la République, N. Sarkozy inaugure la Cité de l’architecture et du patrimoine en septembre 2007 et appelle à nouveau de ses vœux une architecture audacieuse. Pour lui, la tour est un signe de modernité.
Bertrand Delanoë, qui n’y était pas très favorable mais est entouré d’un lobby pro-tour, finit par s’y rallier. C’est ainsi que le 8 juillet 2008, la Mairie de Paris annonce la suppression de la limite des 37 m et la possibilité de construire des tours dans la ville. L’argument est faible en général : on se réfère à l’existant, à Londres, à Barcelone… et l’on sous-entend que la France a du retard. Alors que nous pourrions marquer notre originalité en créant par exemple des éco-quartiers, l’originalité consiste ici à être suiviste. Et l’on ne s’attelle pas non plus à réaliser des enquêtes sur la manière dont les barcelonais, par exemple, apprécient la tour de Jean Nouvel, ce qui n’est pas du tout acquis compte tenu de son coût.
Paris dit vouloir faire des tours de logements sociaux. Or, cet argument ne tient pas si l’on s’appuie sur les informations d’agents immobiliers des arrondissements où il y a des tours à Paris. Premièrement, ils peinent à vendre des appartements en tours : c’est un produit qui se vend moins bien qu’un appartement dans un immeuble haussmannien. De plus, les charges sociales d’un appartement en tour sont beaucoup plus élevées : un trois pièces aux Olympiades coûte en moyenne 1200 euros plus 5 à 600 euros par mois de charges. Sachant que l’agent immobilier acceptera un locataire seulement s’il a un revenu mensuel quatre fois plus élevé… Transposer ces coûts dans l’habitat social et dans un lieu scandaleusement inhospitalier – près d’une rocade – est impossible.
Si je fais l’apologie de l’urbanisme sensoriel et de l’accueillance, c’est parce que ce qui compte dans la vie de chacun, c’est tout ce qu’il y a sur le parcours de son quotidien : le commerce, l’école, la crèche… Tant qu’il n’y aura pas tout le reste du programme urbain, ce projet de tours ne pourra pas fonctionner. Le passage ultérieur d’un tramway ou la création à venir de parcs et jardins ne suffisent pas et leurs coûts sont souvent portés par le particulier. Quant aux commerçants ils ne viennent que quand il y a des zones de chalandise. Les villes nouvelles ont d’abord accueilli les habitants : les supermarchés sont arrivés quand il y avait potentiellement assez de monde pour les faire fonctionner. Les habitants de Marne la Vallée ont longtemps espéré le RER, mais il n’est arrivé que lorsque Eurodisney s’est implanté : cette structure exigeait en contrepartie l’installation par l’Etat d’un accès RER. Je crains pour Paris que le public prenne encore en charge ce qui servira au privé. Et pour la qualité de vie de ces quartiers c’est une mauvaise chose.
Il est possible de densifier en ayant un habitat beaucoup plus bas que des tours. Mais je suis contre l’idée de densité et je préfère parler d’ « intensité urbaine ». Ce qui fait le plaisir d’être en ville c’est une certaine intensité de commerces, de services, de parcs, de transports en commun… Et ce n’est pas le fait d’être obligatoirement très nombreux au km². La densité n’est pas synonyme de qualité de vie urbaine. Les modes de vie entre Hong Kong et Paris ne sont pas les mêmes. Il faut donc faire attention car le rapport à autrui est différent d’une culture à une autre. Le sur-entassement n’est pas forcément synonyme de qualité de vie. Quant à la proximité, elle se définit non pas par ce qui est proche, mais par ce qui est dans votre parcours quotidien. A « densité » je préfère « intensité » et à « proximité » je préfère « itinéraire du quotidien ». Les arguments de ceux défendant la densité comme plus écologique ne sont pas démontrés.
Je pense que la population parisienne est de plus en plus nombreuse à être contre les tours. Un sondage a été réalisé par la Chambre de commerce et d’industrie de Paris selon lequel 72% des patrons n’envisageaient absolument pas de s’installer dans une tour. Il n’y a pas d’engouement pour les tours et les rares consultations locales comme dans le 15e montrent qu’il y a toujours une forte opposition de la population. Pourtant la Mairie de Paris entend supprimer progressivement le plafond des Immeubles de grande hauteur sur son territoire. Avec la crise économique, nous sommes pour le moment protégés car ils ne peuvent pas engager de grands travaux mais si dans deux ou trois ans ça va mieux, tout blocage juridique aura disparu.
Nourrir un imaginaire du Grand paris
M :Vous définissez l’urbanisme comme « la manière démocratique d’agencer les activités de citadins dans le temps et dans l’espace. Il vise un art de vivre qui doit composer avec les avancées technologiques et les relations entre le monde vivant et les humains ». Comment situez vous le diagnostic prospectif, urbanistique et paysager sur le Grand Paris commandé par Nicolas Sarkozy à dix grands cabinets d’architectes qui ont remis leur copie le 9 février ?
Thierry Paquot : Les équipes qui ont pris part au diagnostic sont composées de gens intelligents, compétents, qui ont de l’imagination. Mais leurs propositions risquent d’être assez faibles car l’organisation du concours n’est pas bonne à mon avis. La question du Grand Paris en 2009 est avant tout une question de territoire de la démocratie : quelle taille, quelle organisation territoriale faut-il promouvoir pour favoriser une démocratie municipale à l’échelle de ce Grand Paris ? Ce sont donc plutôt des juristes, des politologues, des partis politiques, des citoyens qu’il fallait mobiliser et non pas des architectes qui n’ont pas ces préoccupations, ni ces compétences. La question est de savoir si on conserve en France l’empilement canton-municipalité-département-Grand Paris… ou si l’on s’interroge sur ce que l’on peut économiser comme détour administrativo-juridique et ce que l’on peut mettre en commun.
Le Grand Paris n’a de sens que si sont pensés ensemble le transport, l’urbanisme et la gouvernance. Le transport doit être réorganisé et gratuit car c’est la seule solution pour inciter les grands parisiens à ne plus prendre leur automobile et parce que le Grand Paris est assez riche pour pouvoir organiser la gratuité des transports en commun. Par urbanisme, j’entends la localisation des activités. L’autre aspect enfin est la gouvernance : on ne peut pas envisager un plus grand conseil municipal qui déséquilibrerait encore plus le poids du Grand paris par rapport aux autres régions de France. Le problème est fondamentalement politique. Le but de Nicolas Sarkozy est très clair : casser l’autorité de la Région aux mains des socialistes et imposer le pouvoir du Préfet de région toujours nommé par le président de la République. Le Maire de Paris n’a pas de pouvoir en matière de transports : la SNCF et la RATP ont des dirigeants nommés par le président de la République. Ce dernier est donc aux manettes de ce qui est déterminant pour l’avenir de cette région, à savoir les transports en commun et l’organisation territoriale.
M :Pensez-vous que le Schéma Directeur Régional Ile-de-France (SDRIF) constitue de ce point de vue l’exemple à suivre, tant en terme de processus de rédaction (une certaine concertation participative, etc…) qu’en terme de contenu (volonté de prise en compte des défis écologiques et sociaux, et pas seulement économiques) ? Et, dans le même esprit, que vous inspirent les travaux de la commission Balladur ?
Thierry Paquot : Il est dommage que B. Delanoé et J-P. Huchon, le président du Conseil régional Ile de France, n’aient pas travaillé ensemble alors même que les documents produits par le SDRIF servent de base aux dix équipes d’architectes travaillant sur le Grand Paris. Chaque équipe va ajouter des fantaisies architecturales et trouver une accroche publicitaro-communicationelle qui parlera aux gens mais qui ne prendra pas à bras le corps les problèmes d’intendance pourtant décisifs : qui décide et comment intégrer un débat public ?
Lors de l’élaboration du dernier Schéma, la Région a essayé de mettre en place énormément d’étapes de concertation. Ces concertations étaient certes ciblées – débats avec tels types d’habitants, de partenaires sociaux – mais le Conseil régional n’est pas arrivé à un vrai débat public. La presse n’en parle pas et l’on peut craindre un retour du zoning avec une université technique là, une acropole ici… Christian Blanc veut faire du Plateau de Saclay une sorte de sillicon valley. On est bien loin avec ce genre de projet d’un territoire qui mêlerait une incroyable diversité.
Ce qui manque aujourd’hui est l’imaginaire sur le Grand Paris. Un territoire n’acquiert ses multiples dimensions que s’il nourrit un imaginaire et pour l’instant, l’imaginaire du Grand Paris est subordonné à l’image de Paris. Rares sont les artistes comme Annie Ernaux ou François Bon, qui conçoivent un Grand Paris s’étendant jusqu’à Chartres, voire Lille…. S’il y a une culture de banlieue c’est parce que à un moment donné il y a eu du verlan, du rap, du tag et du cinéma. Un territoire prend sens lorsqu’il produit aussi son imaginaire. Et c’est la même chose pour la tour : je dis à mes étudiants de ne jamais donner rendez vous en bas de la tour Montparnasse ou à la Bibliothèque Mitterrand. Ce n’est pas un bon choix, il y a des lieux qui sont plus poétiques que d’autres. La tour n’a pas produit un imaginaire agréable ou poétique mais toujours des films d’horreur. D’ailleurs, les films ou romans qui traitent des gated communities ont toujours une dimension catastrophique et c’est mauvais signe. Si le Grand paris n’a pas de sens alors il ne peut pas exister. Et je crains que les dix propositions qui sont en concurrence d’originalité n’impliquent pas faisabilité ou adhésion de la population. Je n’ai en effet pas eu connaissance d’enquêtes menées par ces dix équipes.
Les travaux de la commission Balladur m’ont intéressé beaucoup plus que le Grand Paris parce qu’ils tentent de répondre à une question qu’il faut obligatoirement se poser : va t-on ajouter un étage de plus avec le Grand Paris avec un détour bureaucratique de plus, ou donne t-on un grand coup de pied là dedans pour fonder une nouvelle répartition territoriale mieux ajustée à la pratique démocratique ? J’avais publié un papier au moment des municipales qui reprenait l’expression de « la démocratie du sommeil » en expliquant qu’il était absurde de voter là où l’on dort et pas là où l’on travaille. C’est cela que j’attends de cette commission, que l’on puisse être des citoyens multidimensionnels et pas simplement élire un maire, que l’on puisse solliciter et participer très régulièrement à des votations comme disent les suisses, pour les affaires qui nous concernent tous.
Un urbanisme au cas par cas
M :Vers la fin de l’ouvrage, vous mentionnez l’éco-quartier comme alternative à la tour. La généralisation d’éco-quartiers est-elle possible ? Et comment proposer un modèle urbain écologique alors même que 80% des français souhaitent loger dans une maison individuelle ?
Thierry Paquot : Tout cela est compatible. A l’époque de la crise du pétrole en 1973, une panique a envahi les pays riches qui ont craint de perdre du confort, ce qui a généré des plans anti gaspillage assez exemplaires. Mais elles ont immédiatement été arrêtées lorsque le prix du baril du pétrole a commencé à baisser. Nous sommes aujourd’hui loin de ces politiques thermiques. Mais ce qui était faisable en 1974, est toujours praticable aujourd’hui.
On pourrait commencer par améliorer la ville ancienne au moyen de mesures, adaptées au cas par cas, de soutien aux protections thermiques plus sûres et économes. On commencerait donc par faire des diagnostics puis on trouverait des solutions. Mais c’est très compliqué parce : si vous possédez un appartement de 20m² au Marais et qu’on vous dit de mettre une enveloppe dans l’appartement, vous perdez 2m². Avec un m² à 10.000 euros, vous ne le ferez pas. L’urbanisme de l’accueillance est donc un urbanisme au cas par cas. Ce n’est pas un urbanisme procédurier, administratif, où tous les immeubles du jour au lendemain auraient les mêmes protections thermiques. Il faut avoir en tête qu’il y aura des bâtiments que l’on ne pourra pas améliorer, ou alors avec de telles contraintes et un tel surcoût que ça deviendrait totalement absurde. Par contre, pour tous les travaux qui peuvent être engagés maintenant, il faut avoir des contraintes environnementales excessivement strictes dès le début.
Les éco-quartiers sont encore aujourd’hui à l’échelle de l’expérimentation, ce sont presque des quartiers vitrines qu’il faudrait mettre en avant. Au lieu de dire à des équipes qu’il faudrait rivaliser de fantaisies pour le Grand Paris, il faudrait qu’ils rivalisent d’intelligence technique et esthétique pour faire des éco-quartiers avec des maisons individuelles. Car ce n’est pas antinomique. Je donne dans mon ouvrage quelques exemples comme les quartiers réalisés par Lucien Kroll ou Giancarlo de Carlo qui combinent des pâtés de maisons individuelles imbriquées les unes dans les autres où chacun a son entrée et son jardin suspendu. Trente ans après, les enfants ayant vécu dans ces éco-quartiers ne veulent pas les quitter. Cet idéal de la maison est un idéal de qualité de vie et nourrit plus que l’imaginaire : la maison est le cosmos, et notre accord avec le monde passe par ce type d’habitat.
La demande de maison individuelle n’est pas honteuse, il ne faut pas culpabiliser les français de vouloir cela, ça me semble légitime. Maintenant au lieu de construire cette maison au milieu d’une parcelle, il est temps d’inventer un urbanisme de la maison individuelle. L’étalement urbain si décrié aujourd’hui a été cautionné par le pouvoir public. Est-ce que ne sont pas les DDE qui contrôlaient les permis de construire et faisaient aussi les routes ? Plus les routes sont sures et bien entretenues, plus vous pouvez aller loin. Les statistiques sont très claires : en moyenne, le temps de transport du français moyen est resté le même en 20 ans : 20 minutes par jour, mais la distance parcourue a doublé. Cela signifie qu’au lieu d’habiter à 20km vous pouvez habiter à 40 : le temps de parcours ne change pas en dehors du prix de l’essence. C’est ainsi que les gens qui rêvaient d’avoir une grande parcelle ont pu le faire. Il faut sortir ici du cadre parisien et transformer l’étalement urbain dans les campagnes est plus compliqué. Il faut faire une pédagogie de la maison individuelle écologique. Cela signifie que celui qui bricole sa maison doit pouvoir trouver à prix compétitifs dans tous les commerces des produits écologiques. Or ces derniers ne sont pas en vente. Toute la filière du BTP, du magasin qui fournit le matériel à la formation de l’artisan et de l’ouvrier, doit être repensée.
M :Tout au long de l’ouvrage vous ne cessez de vouloir créer des passerelles : entre étudiants en urbanisme et architecture, entre services et intervenants privés, entre urbanisme et écologie. Quel rôle la société civile peut-elle jouer dans ces liens à créer ? Comment la société civile peut-elle aider les architectes à inventer et expérimenter diverses manières écologiques pour rendre la planète habitable ?
Thierry Paquot : La société civile est aujourd’hui en France très éloignée de la préoccupation urbaine, malgré les agissements de nombreux maires de droite comme de gauche qui font des budgets participatifs, des réunions publiques… Il y a là un besoin de mettre sur la place publique la question de la ville. Il faut pour ce faire responsabiliser les gens et peut être commencer par les classes de ville pour des enfants. Qu’ils habitent pendant quinze jours dans un formule 1 à l’entrée de la ville, qu’ils voient d’autres quartiers, qu’ils circulent, qu’ils prennent des photos, qu’ils fassent des enquêtes… qu’ils découvrent leur ville. Et qu’il y ait ensuite au niveau des enseignements des arts plastiques, de l’histoire ou de la littérature une découverte physique, matérielle et sensuelle de la ville par l’analyse des matériaux, des métiers dans une rue, des façades… Cela peut être un prétexte extraordinaire pour faire de l’histoire et de la géographie – d’où viennent la chaux, la brique…. Il faudrait donc faire d’un côté de la pédagogie à destination des enfants et de l’autre, une grande information auprès des habitants avec des concours d’idées, une fête de la ville. Enfin, l’Education nationale devrait favoriser des études urbaines comme aux Etats Unis ou en Angleterre (Urban studies). En France selon le libraire, mes livres vont se retrouver en sociologie, en histoire… Et le libraire ne pourra pas les identifier. Parce que les études urbaines sont un thème de société et sont donc un thème transversal, on les retrouve partout… et finalement nulle part.
Propos recueillis par Sophie Chapelle