Dans ce texte, Laurent Jeanpierre propose de souligner, sans exclusive, la dimension « territoriale » du mouvement des gilets jaunes, celui-ci ayant conjugué une réappropriation concrète du « proche » et un ancrage local de ses pratiques protestataires*.

Parmi les multiples traits d’originalité du mouvement des gilets jaunes dans l’histoire récente des mouvements sociaux français, sa dispersion territoriale est l’un des plus importants. Cette caractéristique remarquable est elle-même indissociable des demandes politiques, dans le mouvement, d’approfondissement de la démocratie et de démocratie directe. La mobilisation retient avant tout l’attention par son caractère décentralisé. Il y a un an, durant les deux dernières semaines de novembre 2018, plus de 3 000 lieux ont été occupés ou bloqués dans l’hexagone. La protestation s’est développée en dehors des centres métropolitains, auxquels elle s’est directement opposée. Elle a touché des zones du territoire bien au-delà des préfectures ou des sous-préfectures, zones qui, pour certaines, n’avaient pas connu de protestation de rue depuis 1968 voire peut-être antérieurement. La géographie du mouvement est aujourd’hui connue : les ronds-points mobilisés étaient concentrés dans des zones périurbaines et infra-urbaines du territoire, des lieux où la mobilité quotidienne et automobile est une contrainte, où les services publics tendent à se retirer et où l’accès aux biens collectifs est plus difficile ; des lieux négligés par les politiques publiques, en particulier du territoire.

En vertu de sa dissémination, le mouvement a rompu avec la logique du nombre qui a dominé le répertoire d’action protestataire sous la Cinquième République. Dans ce cadre conventionnel et institué de la protestation sociale, il fallait avant tout être nombreux·ses pour peser sur l’opinion et la décision publique. D’où le sempiternel conflit entre le ministère de l’Intérieur et les manifestants pour déterminer les effectifs d’une manifestation. Les gilets jaunes ont commencé leur mobilisation en novembre dernier avec des effectifs d’environ 280 000 manifestant·es, selon le ministère de l’Intérieur, qui n’ont cessé, malgré quelques remontées éphémères, de décliner depuis pour se fixer à moins de 10 000 protestataires hebdomadaires depuis plusieurs mois. La faiblesse du nombre a été compensée de plusieurs manières : un soutien (au départ massif) de l’opinion, l’originalité et l’efficacité symbolique spectaculaire des modes d’action qui ont été retenus, le caractère diffus de la mobilisation sur le territoire national, mais aussi la proximité initiale du mouvement avec des fractions importantes de la population. Le nombre d’actes publics recensés par le ministère de l’Intérieur, qui s’élevaient à 55 000 en mars 2019, indique ici, mieux que les effectifs mobilisés, à la fois l’intensité et l’extension de la mobilisation jaune.

La pratique démocratique localisée des ronds-points

Le rond-point a aussi été un espace collectif d’auto-organisation, dans le sens où il n’est pas construit par des militant·es professionnel·les. Toutefois, quand bien même il a été inventé par des profanes en politique – souvent critiques des élu·es, des représentant·es, des organisations politiques et syndicales, et de leurs bureaucraties – le mouvement n’a pas été, contrairement à ce qui a souvent été dit ou écrit, informe et sans structuration1. Le camp et les cabanes du rond-point, la division du travail qui s’y est mise en place, les manières d’en décider collectivement ont témoigné d’une capacité rapide à construire des règles collectives de fonctionnement et d’une aspiration forte à l’autogouvernement démocratique2. Le rond-point est simultanément un moyen et une fin : une ressource matérielle pour la mobilisation et un lieu de politisation, d’éducation populaire collective. C’est également un terrain de solidarité avec les plus démuni·es, de dons et de contre-dons avec la population qui ne participe pas physiquement à la mobilisation. Ces phénomènes d’entraide matérielle au-delà des ronds-points ont contribué à produire localement une sociabilité en partie nouvelle et de dépasser, au moins provisoirement, des frontières symboliques pourtant épaisses dans la société française : situations d’isolement et sentiments de solitude et de honte ; fractures sociales,  entre indépendant·es et salarié·es, entre travailleur·ses et chômeur·ses ; clivages idéologiques – entre droite et gauche, extrême-droite et extrême-gauche3.

Une partie des ronds-points s’est également dotée d’espaces de délibération à travers des assemblées citoyennes. La critique des organisations et de la représentation a ainsi débouché sur une forme positive où circule une forte réflexivité sur les phénomènes de domination interne aux collectifs et au mouvement dans son ensemble. L’absence de leader·uses stables du mouvement, sa propension à critiquer toutes les tentatives de porte-parolat ont été largement soulignées4. Certain·es ont envisagé cette absence de représentation nette comme un défaut du mouvement et une limitation de sa capacité d’action politique5. On peut aussi y voir une fidélité à l’une des exigences les plus largement partagées par les gilets jaunes : la demande de démocratie directe. On ne comprendrait sans doute pas le large succès de la revendication du référendum d’initiative citoyenne (RIC) et les nombreux débats, les nombreuses formations qu’il a entraînées au sein du mouvement, sans remarquer qu’il s’appuyait d’abord et avant tout sur une pratique profane et ordinaire de la démocratie directe et sur l’intériorisation diffuse d’une critique spontanée des représentant·es autoproclamé·es.

Ces revendications et pratiques de démocratie directe n’ont pas été exclusives d’autres formes protestataires n’ayant pas pour théâtres le rond-point localisé ou l’assemblée : manifestations sauvages dans les centres des métropoles ; pratiques émeutières face à l’ampleur de la répression subie par le mouvement ; autodéfense sur le camp face au démantèlement et aux hostilités de certaines franges de la population. L’un des traits originaux du mouvement est d’avoir ainsi ménagé des circulations libres entre espaces et entre rôles protestataires et préservé l’essentiel de la sociabilité construite sur les ronds-points, non seulement au-delà des clivages idéologiques ou des différences sociales, mais par-delà les divergences de modes d’action et de choix tactiques privilégiés par les unes et les autres.

Dans toutes les voies de postérité actuelle du mouvement, l’engagement citoyen local tient encore une place importante. Une première voie de structuration est précisément électorale et municipale. Les dernières élections européennes de mai 2019 ont apporté peu de succès aux listes du chanteur Francis Lalanne et du leader « jaune » Christophe Chalançon explicitement formées en référence au mouvement : elles n’auront totalisé à elles deux que moins de 0,6 % des suffrages exprimés soit environ 125 000 voix. Aujourd’hui, quelques leader·uses jaunes locaux ou nationaux (comme Ingrid Levavasseur ou Benjamin Cauchy) sont coopté·es par des listes partisanes ou par des listes citoyennes soutenues ou portées par des partis ou par des citoyen·nes. Quelques listes jaunes sont également susceptibles de se présenter aux prochaines élections municipales de 2020.

Une deuxième voie de structuration du mouvement est citoyenne au sens large et se pose la question de la fédération des initiatives locales6. Les fédérations départementales de ronds-points mobilisés ont eu du mal à se structurer. Début novembre 2019, s’est tenue par contre la quatrième assemblée des assemblées à Montpellier (après celles de Commercy, Saint-Nazaire et Montceau-les-Mines) qui a rassemblé environ 600 délégué·es venus de 200 ronds-points. Les trois journées de discussion ont été conclues par un appel à rejoindre les cortèges des différents syndicats qui entendent manifester le 5 décembre 2019 à l’échelle nationale contre la réforme des retraites du gouvernement. Mais la dynamique des assemblées des assemblées ne se réduit pas à ces appels à la convergence des luttes. Sept thématiques ont été discutées en petits groupes à Montpellier, portant pour l’essentiel sur les options tactiques du mouvement : le « lien avec la population » jugé de plus en plus difficile, les relations avec les « autres mouvements ou secteurs en lutte », l’organisation face à la répression, la définition des « adversaires » et des « alliés » dans la société, les élections municipales. Plusieurs délégué·es ont évoqué des projets locaux d’occupation, de festival culturel, de rapprochement avec les quartiers populaires, de création de maisons du peuple. Deux leader·uses de la mobilisation jaune, Priscillia Ludosky et Jérome Rodrigues, appellent avec d’autres à la formation d’un « Lobby citoyen ». S’il est national, le projet vise à se structurer dans chaque département et à peser aussi sur les élu·es locaux·les en leur rappelant le point de vue des habitant·es ordinaires7.

La troisième voie de structuration des mobilisations locales de gilets jaunes dérive de cette voie citoyenne mais elle affiche un horizon qui peut être qualifié de communaliste. Cette orientation émane à nouveau de certain·es gilets jaunes de la ville de Commercy qui ont appelé à des « Rencontres nationales des communes libres et des listes citoyennes » devant se tenir en janvier 20208. Ils et elles souhaitent « enraciner » les initiatives locales des groupes de gilets jaunes « au niveau communal, dans nos villages, nos villes, nos quartiers ». Elles et ils notent que la plupart des listes citoyennes en voie de formation ces dernières semaines sont des listes de partis camouflées ou hybridées de quelques profanes de la politique dont certain·es gilets jaunes. D’autres listes sont indépendantes des partis mais ne veulent pas fondamentalement modifier les manières d’exercer le pouvoir. Par contraste, le projet venu de Commercy « cherche à instaurer des assemblées citoyennes indépendantes des partis et [à] prendre la commune pour instaurer une démocratie directe, rendre la totalité du pouvoir de décision aux habitants au sein d’assemblées communales, de RIC locaux » et, au-delà des élections, à « transformer les conseils municipaux en simples délégués au service des habitants »9. Cet appel à une « commune des communes » est en partie inspiré par le théoricien anarchiste Murray Bookchin10. Il invite à penser une fédération qui aille au-delà de ces collectifs et rassemble également des groupes écologistes, des projets alternatifs, des comités des quartiers populaires, des maisons du peuple et, au-delà des seul·es gilets jaunes, tou·tes les citoyen·nes intéressé·es. Un appel collectif intitulé « Emparons-nous du local et refondons la démocratie » signé par des intellectuel·les, et publié, entre autres, par Contretemps, Mediapart, Mouvements, RadioParleur, Regards, Reporterre et Politis, va dans une direction semblable11. Même si elles sont marginales, ces initiatives sont significatives de l’ancrage localisé des aspirations démocratiques radicales du mouvement et du fait que cela ne l’empêche pas de s’interroger sur son articulation avec les processus électoraux et avec les échelles supra-locales.

Relocalisations de la politique ?

Avec les traits qui viennent d’être relevés, la protestation des gilets jaunes s’inscrit dans une constellation hétéroclite de pratiques, issues à la fois de la société civile plus ou moins organisée comme des pouvoirs publics locaux et territoriaux, et convergeant vers ce que je propose d’appeler une relocalisation de la politique.

Du côté de la société civile, il faut inclure dans cet ensemble des phénomènes assez différents. Cette tendance conviendrait sans doute d’être mesurée à l’aide de chiffres officiels ou même, malgré les limites d’une telle source, de comptages dans la presse locale et régionale. À défaut de disposer de telles données, la littérature scientifique livre déjà quelques indications en ayant traité, ces dernières années plus qu’auparavant, d’actions collectives locales diverses : « mobilisations territoriales »12 ; multitude des engagements citoyens localisés et de politisation du quotidien ; ou encore mouvement transnational dit « des places », ainsi que les pratiques d’occupation, qui se sont développées depuis le début de la décennie 2010. Ces formes de politisation n’épuisent pas le spectre des relocalisations de la politique protestataire et l’inventaire mériterait d’être prolongé et affiné.

Les mobilisations territoriales offrent toutefois un bon exemple de pratiques politiques ayant des traits communs nombreux avec la protestation des gilets jaunes. Stéphanie Dechézelles et Maurice Olive ont défini ces actions politiques comme des mouvement collectifs ayant lieu dans des « espaces familiers » et proches et luttant « pour la valorisation ou contre l’altération des lieux »13. Ils rassemblent des mouvements contre les grands projets d’aménagement, les nouveaux complexes immobiliers qui transforment la physionomie et la composition sociale d’un quartier, les occupations d’usine dans des quartiers industriels, lorsque celles-ci débordent les frontières de l’entreprise, des actions collectives contre la pollution industrielle et, plus largement, les mobilisations écologiques contre des centrales ou des équipements. On pourrait sans doute ajouter à cette liste les mobilisations en faveur des écoles, des établissements hospitaliers ou des services publics lorsque leur maintien dans une commune est menacé.

Plusieurs traits communs entre ces mouvements et celui de l’année dernière apparaissent. Premièrement, ces mobilisations ne partent généralement pas d’intérêt préconstitués forts et d’organisations politiques identifiées. Deuxièmement, le mouvement, et souvent certains lieux de la localité où il se déploie, sont des vecteurs propres de politisation et d’apprentissage collectif. Si bien que, troisièmement, ces mobilisations ne sont pas seulement des puissances collectives s’opposant aux pouvoirs publics mais également des forces de proposition : elles imaginent des alternatives, comme autour du RIC l’année dernière ; elles conçoivent même parfois des formes d’enquêtes profanes ; elles font preuve d’une forte réflexivité sur les méthodes, les atouts et les limites de leur lutte. Quatrième trait des mobilisations territoriales qui se développent depuis quelques décennies : comme dans le mouvement des gilets jaunes, les appartenances ou les identifications politiques y sont mises en retrait, minimisées ou tues. Enfin, le cinquième et dernier trait générique caractérisant ces mobilisations territoriales ainsi que le mouvement des gilets jaunes vient du fait que leur dynamique spécifique n’empêche pas des liaisons avec d’autres luttes et à d’autres échelles, au-delà des espaces localisés.

Plus spectaculaires que ces mouvements de politisation du proche, les mouvements d’occupation des places ont également traversé les espaces publics depuis 201114. Il n’est pas nécessaire de s’appesantir trop longtemps sur cette apparente « épidémie » de mobilisations urbaines localisées, tant elles ont été médiatisées. Certes, la ressemblance formelle entre répertoires d’action et lieux de protestation d’un pays à un autre, d’un moment à un autre, ne dit rien de la signification politique effective des mobilisations qui recourent à ce type de pratiques protestataires dans la configuration du pouvoir où elles sont insérées.

Les enquêtes ayant porté sur l’occupation de la place de la République à Paris au printemps 2016 ont montré que les mobilisations de Nuit Debout étaient composées de jeunes, titulaires de diplômes élevés, déclassé·es et précarisé·es15. Les occupations de « zones à défendre », comme à Notre Dame des Landes, ou à Bures actuellement, participent aussi, dans d’autres fractions de la société encore, de cette même vague d’occupations de lieux. À l’instar de ce qui s’est déployé sur les ronds-points l’année dernière, les aspirations démocratiques, constitutionnelles parfois, y sont discutées collectivement, les pratiques d’assemblées y sont régulières et l’auto-organisation quotidienne, le faire en commun, en sont des dimensions structurantes16. Il faudrait ajouter à ces symptômes de relocalisation de la politique protestataire d’autres faits politiques qui vont dans une direction semblable, tel que le community organizing dont Julien Talpin a retracé la généalogie et, plus généralement, les mobilisations dans les quartiers populaires17. Une nouvelle grammaire protestataire, centrée sur des lieux proches, et différente de celle des centrales syndicales, d’une part, et des mouvements de désobéissance civile, d’autre part, semble donc être depuis quelques années capable de circuler entre groupes sociaux distincts, autour de causes diversifiées, et dans plusieurs pays.

Ces pratiques politiques sont redoublées depuis quelques années par tout un mouvement d’idées mettant à nouveau en avant « l’agir local », allant de la réactivation des problématiques du « droit à la ville », autrefois formulées par le sociologue Henri Lefebvre, à leur extension sous forme d’un éventuel « droit au village » qui serait en passe de s’exprimer chez certain·es habitant·es des communes périurbaines ou infra-urbaines dominées au sein de leurs intercommunalités18. La promotion intellectuelle de la démocratie approfondie à l’échelle locale est tout aussi intense du côté des réflexions en cours sur le « municipalisme libertaire » ou le « communalisme » de Murray Bookchin, qui a été une référence marginale au sein du mouvement des gilets jaunes, et qui accompagne, en France, le regard sur les projets municipalistes catalans ou encore les autonomies territoriales du Rojava ou du Chiapas.

Plus largement, une partie de l’écologie politique n’invite-t-elle pas elle aussi à une relocalisation de la politique ? « L’une des choses que l’écologie, prise dans son sens large, a mises au premier plan », écrivait par exemple récemment l’anthropologue Philippe Descola, « c’est le fait que les conditions locales jouent un rôle politique important. […] [L]es systèmes institutionnels actuels, généralement basés sur des intégrations pyramidales, ont laissé de côté l’inventivité et la spontanéité des initiatives locales – détruisant d’une certaine façon la diversité des expressions collectives. Et l’écologie, comme l’anthropologie, permettent de revenir à ça. »19 La tâche politique et écologique des temps qui viennent consisterait dès lors à réinventer des ensembles d’institutions capables de « fédérer le local », tout en respectant la diversité des modes d’habitation de la planète. Mouvement des villes de transition, projets bio-régionalistes, multiplication des jardins partagés, écolieux et renouveau des utopies communautaires à coloration verte : tous ces engagements s’effectuant sur des territoires déterminés participent de la circulation des critiques de la démocratie représentative et des aspirations territorialisées à une démocratie plus directe.

Cette vaste constellation hétérogène des engagements localisés peut ensuite être mise en regard des transformations démocratiques des échelons politiques locaux initiées par les pouvoirs publics. Il n’y a pas ou il n’y a plus, entre protestation et participation à l’échelle locale, seulement une relation simple d’opposition ou d’exclusion mutuelle.

L’offre de participation publique locale s’est intensifiée et rationalisée depuis son inscription juridique au début des années 199020. Elle a pris notamment les formes de référendums locaux, de conseils de quartier (généralisés pour les villes de plus de 80 000 habitant·es depuis 2002), de conseils municipaux de jeunes ou d’étranger·ères, de budgets participatifs, de jurys citoyens, de conseils de développement, de consultations en cas de projet d’aménagement du territoire, etc. C’est même à l’échelle locale, municipale ou infra-municipale, que les dispositifs participatifs ont trouvé leur plus grand essor, à la fois pour mieux contrebalancer, par une proximité géographique supposée, la distance sociale et culturelle entre gouvernant·es et gouverné·es, et pour faire valoir des savoirs situés d’habitant·es ou de citoyen·nes. La critique de ces dispositifs est connue. Ils parviennent mal à intéresser ou à mobiliser. La sociologie de leurs participant·es n’atteint que très rarement les groupes populaires, elle ne reflète pas la diversité sociale de la population et n’inclut pas les abstentionnistes. Enfin, bien qu’ils soient de plus en plus nombreux, les dispositifs participatifs restent bien souvent décoratifs dans les politiques publiques locales : ils ne remettent pas en cause les structures décisionnelles21. C’est dans ce cadre que les procédures de tirage au sort ont été amenées à se développer”””22″.”]. Plusieurs élu·es réagissent d’ailleurs actuellement au mouvement social de l’année passée en mettant en place, comme en Ille-et-Villaine, des « comités citoyens », c’est-à-dire des assemblées de citoyen·nes tiré·es au sort, qui se réunissent pour l’instant en ateliers sur des sujets variés : agroalimentaire, environnement et transition énergétique, santé mais aussi éducation, solidarité ou économie circulaire23.

Plus largement, l’idée d’une différenciation de l’action publique locale semble gagner du terrain en même temps que les maires critiquent les conceptions pyramidales de l’action publique. Dans un contexte où elles et ils semblent les seul·es élu·es en partie épargné·es par la critique de plus en plus diffuse des représentant·es politiques, le petit, le proche, le périphérique pourraient être re-légitimés. La conjoncture électorale des élections municipales de 2020, le turn over important des élu·es locaux·les qui semblent la caractériser, favorisent, au moins temporairement, une prise en compte des demandes démocratiques citoyennes, ou bien à travers la constitution de listes hybrides incluant plus de citoyen·nes, ou bien à travers une offre participative accrue et renouvelée dans les programmes électoraux. Le récent « Manifeste pour une démocratie locale réelle », publié par Médiacités, appelle lui aussi à une plus grande intégration des citoyen·nes dans la vie politique locale à travers vingt-cinq propositions dont cinq concernent « l’implication citoyenne » et prônent par exemple l’instauration d’un référendum local d’initiative citoyenne qui permet aux citoyen·nes d’être à l’origine de consultations, des « jurys populaires » qui permettent aux habitant·es de prendre des décisions sur ce qui concerne leur environnement de vie et des audits citoyens pour évaluer les politiques publiques24.

Protestation et participation

Le moment actuel interroge par conséquent la dialectique complexe de la protestation et de la participation, les relations entre une démocratie qui serait « sauvage » et une démocratie « domestiquée »25. En la matière, comme l’ont montré Luigi Bobbio et Patrice Melé, les arguments normatifs ont longtemps écrasé les recherches empiriques. On peut schématiquement opposer trois thèses26. La première stipule que les dispositifs participatifs apaisent les conflits et finissent par accroître le bien commun. La seconde thèse énonce, au contraire, que les dispositifs participatifs tendent à exacerber les conflits et à produire du désordre. La troisième thèse, qui domine dans les recherches françaises, affirme que la participation tend à neutraliser les conflits et à maintenir les structures de pouvoir. Les enquêtes empiriques actuelles tendent à complexifier ce tableau en soulignant que l’effet des relations entre participation et protestation dépend, entre autres facteurs, du degré d’organisation des protagonistes, de la place effective qui leur est accordée dans les procédures participatives et du domaine d’action publique concerné par leurs discussions27. Dans la réalité, participation et conflit s’interpénètrent plus qu’on ne le croit et contribuent, selon des modalités différentes, à une « mise en débat » local de projets publics et à une intensification de la politique dans ces arènes : autrement dit à une re-politisation des enjeux locaux.

Chacun·e sait néanmoins que le contexte institutionnel français est défavorable à cette autonomisation relative d’espaces politiques locaux dont les lignes de forces, citoyennes et institutionnelles, viennent d’être esquissées. Au centralisme historique de la culture politique nationale s’ajoute l’obstacle du centralisme plus conjoncturel des dernières réformes territoriales ou de l’intercommunalité qui ont donné moins de marges de manœuvre aux élu·es municipaux·les et créé plus de distance entre elles et eux et les pouvoirs régionaux. L’augmentation, au sein des élites gouvernementales actuelles, de la part des technocrates jamais titulaires d’un mandat électif auparavant, phénomène qui s’appuie lui-même sur une tendance historique plus lourde à l’intérieur des institutions de la Cinquième République, accentue ces tendances à la centralisation, la verticalité et la distance.

Ici encore, la crise des gilets jaunes a servi de force de rappel puisque, parallèlement à son développement, s’est déroulée une véritable « bataille des mairies », le gouvernement central ayant cherché à partir de novembre 2018 à reconquérir la faveur des maires, de leurs associations, alors qu’il les avait négligées, pour ne pas dire méprisées, pendant les dix-huit premiers mois du quinquennat28. Dans son discours de clôture du Grand débat national, le 25 avril 2019, Emmanuel Macron est revenu à nouveau sur la fonction des maires”””29″ l’avis, la vision d’un citoyen est aussi importante que celle du maire, elle l’est en tant que citoyen mais le maire est allé à l’élection. (…) [I]l faut consolider cette place de nos élus dans la République sinon il n’y a plus de décision possible, plus d’arbitrage qui se forme et au premier chef, les maires qui sont le visage, le quotidien de la République et portée parfois d’engueulades si vous m’autorisez cette expression, de remerciements et d’attachement aussi (…). Je veux conforter leur rôle par un statut digne de ce nom, simplifier les règles qu’ils ont parfois subies lorsque le pouvoir, les responsabilités se sont par trop éloignés sans qu’ils l’aient choisi. » Déclaration de M. Emmanuel Macron, Président de la République, sur les défis et priorités de la politique gouvernementale à l’issue du Grand débat national, à Paris le 25 avril 2019.”]. À ces déclarations, s’ajoutait l’appel à un « nouvel acte de décentralisation » qui serait apte à « réconcilier la métropole, la ville moyenne et le rural », des « espaces que l’on a trop longtemps divisés ». Une grande énergie aura donc été dépensée, pendant toute la durée du mouvement, afin de contrecarrer la puissance décentralisatrice dont il était l’expression, de renouer le dialogue avec les élu·es locaux·les, et de s’assurer, directement ou indirectement, qu’elles et ils ne s’associent pas aux gilets jaunes. Le cas de la séquence critique de l’année dernière me semble témoigner du fait que le degré et les formes d’autonomie relative des échelons municipaux de la politique est aujourd’hui devenue un enjeu de luttes au niveau national.

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Ainsi le mouvement des gilets jaunes participe-t-il d’une tendance plus ancienne à la mobilisation, par les pouvoirs publics ou par les citoyen·nes, de ressources et de forces qui relocalisent la politique. Certes, un tel phénomène est plus facile à observer, et peut-être à magnifier, dans une culture politique fortement centralisée plutôt que dans un pays où la décentralisation politique est beaucoup plus avancée. Les relocalisations observables de la politique protestataire ne sont pas non plus exclusives d’autres jeux d’échelles observées par exemple avec la transnationalisation en cours des causes féministes et climatiques. En matière de contestation, comme dans d’autres secteurs sociaux, le local et le mondial s’interpénètrent plus qu’ils ne s’opposent. Les phénomènes de relocalisation de la politique protestataire doivent aussi se comprendre sur fonds d’une difficulté à politiser d’autres échelles et d’autres espaces comme le monde du travail, les échelles nationales – où dominent de plus en plus les gouvernements néolibéraux et autoritaires – et enfin l’échelle globale, les institutions supranationales, qui constituaient les points focaux de la politique altermondialiste. La question des échelles du politique ne se réduit ni à une évolution du local vers le mondial, ni à une dominante, fût-elle locale, mais bien à « des assemblages, des circulations, des imaginaires »30, qu’il convient donc d’étudier sans hiérarchiser a priori, comme nous y ont invité à leur manière les gilets jaunes, le proche et le lointain, le particulier et le général, le petit et le grand.