En mai dernier sortait le troisième livre d’Edouard Louis, Qui a tué mon père. À travers un récit adressé à son père se dévoile en filigrane une réflexion sur la construction et l’image de la virilité au sein de la société et, en particulier, au sein des classes populaires. L’étude critique des masculinités est aujourd’hui indispensable pour comprendre les enjeux de distinction entre classes sociales. Prendre pour entrée le monde du travail est un des canaux privilégiés pour analyser ces enjeux.
« La masculinité – ne pas se conduire comme une fille, ne pas être un pédé –, ce que ça voulait dire, c’était sortir de l’école le plus vite possible pour prouver sa force aux autres, le plus tôt possible pour montrer son insoumission, et donc, j’en déduis, construire sa masculinité », peut-on lire à la page 34 du livre. Dans l’émission de radio Nova « Dans le genre », Edouard Louis revient sur ce passage et nous parle de son rapport au masculin, mais surtout du parcours de son père et en particulier de l’obsession de ce dernier pour affirmer sa masculinité, virile et corporelle. Les origines populaires de son père sont, selon l’auteur, déterminantes pour comprendre son rapport au genre masculin. Face à l’impuissance sociale, à l’absence de capitaux, elle serait un rempart, le dernier sursaut de ceux pour qui « l’honneur est la dernière richesse du pauvre », comme le dit Camus[1]. Plusieurs études sociologiques ou historiques ont en effet souligné combien la conformité à un idéal viril constitue un enjeu identitaire particulièrement important chez les individus issus des milieux populaires. Et, de fait, force est de constater que dans la littérature scientifique sur le monde ouvrier et/ou les classes populaires, le lien est systématiquement établi entre les hommes et la virilité. Ce lien peut être compris comme une stratégie de défense mais aussi comme la démonstration de force et d’endurance de populations faiblement dotées en capitaux économiques ou culturels. La virilité est alors quelque chose que l’on possède, comme un attribut. On « en a » plus ou moins. Associée aux figures du sportif, du criminel, du fasciste, du militaire, de l’aventurier, de l’ouvrier comme le suggèrent les trois tomes de l’Histoire de la virilité[2], celle-ci s’incarne dans la mise en scène d’une masculinité visible, exacerbée et corporelle.
Le corps de son père, c’est précisément ce qu’Edouard Louis interroge dans l’ouvrage, à la fois outil de travail et force productive, rapidement détruit par les conditions de vie qui l’ont souvent malmené. « L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique », résume la quatrième de couverture. Éprouvé par des politiques néo-libérales qui accélèrent continuellement la productivité et encouragent la prise de risques, le corps de son père s’abîme, s’use, se détruit lentement avant de se casser pour de bon. Loin d’être un cas isolé, cette histoire interroge plus largement les politiques actuelles qui vantent l’école et le travail comme vecteur d’émancipation tout en sapant les moyens d’y arriver pour les classes populaires. Parcousup en est aujourd’hui un exemple flagrant[3]. Mais revenons aux masculinités. Si l’étude critique des masculinités est un domaine de recherches dont l’arrivée en France est relativement récente mais néanmoins documenté, elle est malheureusement peu explorée dans le champ du travail. Pourtant, le monde du travail est fondamental pour comprendre comment les normes de genre se (re)produisent et se transforment.
Le travail comme vecteur de (dé)construction des masculinités
Prenons un exemple concret, celui d’un secteur en pleine croissance composé à 80% d’ouvriers : le secteur logistique, dont les entrepôts peuplent le bord de nos routes. Face caché des supermarchés et du e-commerce, il est non seulement un des domaines d’activité les moins féminisés du secteur tertiaire mais, fait inédit, il est aussi un des seuls secteurs à voir ses effectifs féminins décroître sur les postes peu ou pas qualifiés. Les politiques d’égalité professionnelle n’y font rien : les conditions de travail, la pathogénicité des emplois, l’augmentation des cadences et la suppression des emplois « de bureau » ferment ces espaces aux femmes[4]. Dans ce sens, c’est bien l’organisation du travail qui encourage une culture ouvrière masculine valorisant la force (physique ou mentale) et l’engagement des corps. Conséquence : les cadences productives participent à produire un stigmate viriliste qui se retourne contre les ouvriers eux-mêmes. Si le travail façonne la masculinité, il est aussi le biais par lequel elle enferme les hommes dans une certaine identité de classe et/ou de genre. Les enquêtes ethnographiques montrent en effet que quand ce ne sont pas les réorganisations du travail qui dé-féminisent les effectifs, les hommes adoptent un réflexe d’entre-soi masculin, autrement dit une stratégie défensive comme l’appellent les psychodynamiciens du travail. Ce mécanisme serait une manière de conserver une identité positive par le fait de « faire un travail d’hommes », une forme de résistance et de protection face à la précarisation des conditions de travail. Les secteurs du transport[5], de la police[6], du bâtiment[7], par exemple, sont largement documentés sur le sujet, de même que les effets du chômage et de l’instabilité des trajectoires professionnelles sur la construction des masculinités[8].
Ces constats nous amènent à l’idée que la virilité des classes populaires est une construction sociale qui résonne avec force dans le monde du travail. En effet, la virilité, entendue comme un idéal de performance, d’autorité, de dépassement de soi et d’endurance qui trouve son expression à travers des démonstrations corporelles et/ou verbales[9], semble s’accorder à merveille avec un environnement économique et social violent. Le lien avec la supposée brutalité des ouvriers est ainsi aisément établi. Pourtant, d’une part, la « culture virile » s’exerce sur tous (et toutes), notamment dans les classes dominantes, mais dans des formes, des expressions et au travers de leviers de valorisation différents. Les qualités viriles jugées comme négatives au sein des classes populaires sont en effet généralement valorisées au sein des classes dominantes (être fort, performant, énergique, courageux) comme ne manquent pas de le rappeler un certain nombre d’études sur les politiciens[10], les cadres dans l’industrie[11] ou les consultants[12]. D’autre part, loin des clichés médiatiques sur les pratiques virilistes des classes populaires, les enquêtes de terrain dans le secteur logistique démontrent une appropriation très différenciée d’un idéal viril, révélant les nuances de masculinités plurielles et parfois contradictoires des travailleurs d’un même secteur ou d’une même classe sociale. Ce constat marque l’intérêt de dé-essentialiser les concepts relatifs à l’étude des hommes (autrement dit de ne pas confondre la masculinité avec la virilité), en particulier au sein des classes populaires.
Faire évoluer l’image des masculinités populaires
À tort ou à raison, certains reprochent à Edouard Louis de participer à la stigmatisation des classes populaires en évoquant l’homophobie, le sexisme et le virilisme au détriment du caractère bon vivant et de la solidarité propre aux classes populaires. Edouard Louis précise dans l’émission de Nova que la masculinité des classes populaires se construirait « contre » : contre la culture, contre les femmes, contre l’homosexualité. En effet, « féminité » et « masculinité » ne sont ni égaux, ni symétriques car ils relèvent de rapports de hiérarchie et de domination. Mais si on ne peut nier que des pratiques sexistes, virilistes et homophobes existent au sein des classes populaires, on adoptera ici une perspective plus générale et légèrement décalée pour souligner deux idées. La première est que ces pratiques d’exclusion sont loin d’être l’apanage des classes populaires (les individus qui ont peuplé les cortèges de « La Manif pour tous » seraient un bon contre-exemple à ce sujet), la seconde est que s’y attarder masque des rapports plus ambivalents de certains hommes (et femmes) à la virilité. En effet, les comportements dits « à risques » ne doivent pas éclipser des pratiques non négligeables de préservation de soi de la part des ouvriers. Dans les entrepôts logistiques dont on a tant vanté la modernité, le fantasme d’un progrès technologique qui aurait soulagé les corps n’existe en réalité que très peu : il faut toujours des bras pour porter les colis, des jambes pour parcourir en vitesse les quais de chargement, des épaules pour tirer des rolls. Toute une vie de labeur dans ces conditions n’est possible qu’au prix de pratiques de prévention, notamment de la part des ouvriers eux-mêmes. Les enquêtes montrent ainsi que certains ouvriers développent une masculinité qui met à distance les pratiques virilistes (conduites d’excès et de dépenses) et qui est par ailleurs plus ouverte à l’égalité des sexes. Les discours égalitaristes ne remettent pas nécessairement en question des pratiques sexistes, ils ne font pas nécessairement disparaître non plus un idéal viril[13], mais ils révèlent quand même qu’un certain nombre d’hommes (notamment des jeunes hommes) insistent moins que d’autres (notamment les anciens) sur la différenciation sexuée des métiers. La respectabilité gagnée par ce rapport renouvelé à la virilité est ce qui leur permet, en partie, de se distinguer de la frange la plus précaire des classes populaires. Cela nous engage donc à adopter une image renouvelée des masculinités populaires (masculinités plurielles, donc, puisqu’il existe sur ce point des fractions), loin des clichés virilistes[14].
Le virilisme et le sexisme ne sont pas exclusifs d’une classe sociale, et toutes les masculinités ne sont pas viriles. Leur pluralité est précisément ce qui les rend riche à étudier. C’est là tout l’intérêt de l’étude critique des masculinités dont l’arrivé en France a pris un tournant avec la parution de Masculinités, Enjeux sociaux de l’hégémonie[15]. Le concept de « masculinité hégémonique » (une masculinité culturellement dominante) permet d’« analyser les processus de hiérarchisation, de normalisation et de marginalisation des masculinités, par lesquels certaines catégories d’hommes imposent, à travers un travail sur eux-mêmes et sur les autres, leur domination aux femmes, mais également à d’autres catégories d’hommes. »[16] Aussi, loin d’être unifiées, les masculinités des classes populaires sont fragmentées et hiérarchisées autour d’un rapport différent au travail, à la virilité et au féminin. Mais les masculinités se fabriquent aussi à coup d’images et de stigmates, en particulier au sein des classes populaires dont le rapport au genre masculin s’accompagne d’une mythologie et d’images bien souvent héritées du monde ouvrier où le corps joue un rôle central. Il est en effet tentant pour les médias et de manière générale pour les dominants, dont la parole est diffusée et/ou écoutée, de se focaliser sur des masculinités un peu exceptionnelles, de celles qui sont visibles au premier coup d’œil par la brutalité à laquelle elles renvoient (dans l’armée, le rap, le sport, etc.). Ceci est particulièrement vrai pour les hommes racisés dont la masculinité est généralement associée à un ensemble de stéréotypes liés à la virilité et au sexisme[17].
Or on peut supposer qu’une culture néo-libérale qui encourage la compétition encourage également les jeux de pouvoir entre différentes formes de masculinités. Ces masculinités marginalisés sont donc de celles que l’on stigmatise en priorité, la valorisation d’une forme de masculinité ne pouvant se construire (et se comprendre) sans la critique des autres. Pour autant, une masculinité plus « légitime » (autrement dit qui serait plus « moderne » parce qu’elle serait plus « inclusive ») n’en flirte pas moins avec des processus de domination. C’est le constat qu’avait déjà établi en 1993 François de Singly dans son article « Les habits neufs de la domination masculine »[18]. Si son analyse reste aujourd’hui pertinente, c’est bien parce que les formes de la domination masculine se renouvellent sans cesse, prennent parfois des tournures différentes, plus difficiles à détecter et, pour cette raison, indispensable à mettre en lumière.
[1] A. CAMUS, Les Justes, 1952.
[2] A. CORBIN, JJ. COURTINE, G. VIGARELLO, Histoire de la virilité. La virilité en crise ? Le XXe et XXIe siècle, Paris, Seuil, 2015 [2011].
[3] http://www.liberation.fr/debats/2018/04/17/parcoursup-ne-reproduit-pas-les-inegalites-sociales-il-les-aggrave_1644010
[4] Voir notamment à ce sujet les travaux du Groupe Logistique en lutte de la « plateforme d’enquêtes militantes » : http://www.platenqmil.com/blog/category/enquetes-et-interventions et l’article : C. Benvegnù et D. Gaborieau. « Produire le flux. L’entrepôt comme prolongement d’un monde industriel sous une forme logistique », Savoir/Agir, vol. 39, no. 1, p. 66-72, 2017.
[5] J. ALIMAHOMED-WILSON, « Men along the shore: Working class masculinities in crisis », Nordic Journal for Masculinity Studies, Vol. 6, n°1, p. 22-44, 2011.
[6] G. PRUVOST, Profession : policer. Sexe : féminin, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2005.
[7] S. GALLIOZ, Stéphanie, « Force physique et féminisation des métiers du bâtiment », Travail, genre et sociétés, Vol. 16, n°2, p. 97-114, 2006.
[8] B. COQUARD, « Faire partie de la bande. Le groupe d’amis comme instance de légitimation d’une masculinité populaire et rurale », Genèses, vol. 111, n° 2, 2018, p. 50-69 ; N. RENAHY, 2005, Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte ; S. POCHIC, Sophie, Les cadres à l’épreuve de l’employabilité. Le chômage des cadres dans les années 1990 en France, Thèse de doctorat en Sociologie, Université d’Aix-Marseille II, 2001.
[9] H. RIVOAL, Les hommes en bleu. Une ethnographie des masculinités dans une grande entreprise de distribution, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris VIII, 2018.
[10] C. ACHIN, E. DORLIN, « Nicolas Sarkozy ou la masculinité mascarade du Président », Raisons politiques, n°31, p. 19-45, 2008.
[11] C. GUILLAUME, S. POCHIC, « La fabrication organisationnelle des dirigeants », Travail, genre et sociétés, n°1, p. 79-103, 2007.
[12] I.. BONI-LE GOFF, Le sexe de l’expert. Régimes de genre et dynamiques des inégalités dans l’espace du conseil en management, Thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, 2013.
[13] Olivier Schwartz montre notamment comment chez les conducteurs de bus la force mentale et le contrôle des émotions se substitue à la force physique dans la construction d’une identité professionnelle valorisante. O. SCHWARTZ, 2010, « Faut avoir une force mentale » in DE SINGLY François & al. (dir.), Nouveau manuel de sociologie, Paris, Armand Colin, p.205-213.
[14] Voir à ce sujet les articles du numéro 64 de la revue Genèses paru en 2006, « Genre et classes populaires », coordonné par Christelle Hamel et Johanna Siméant dont l’ambition est précisément de « dépasser les imaginaires teintés d’essentialisme véhiculés sur la masculinité et la féminité dans les classes populaires ».
[15] R. CONNELL, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Éditions Amsterdam, 2014. Édition établie par Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux ; Traduit de l’anglais par Claire Richard, Clémence Garrot, Florian Vörös, Marion Duval et Maxime Cervulle; Postface d’Éric Fassin.
[16] M. GOURARIER, G. REBUCINI, F. VÖRÖS, « Masculinités, colonialité et néo-libéralisme. Entretien avec Raewyn Connell » [en ligne], Revue Contretemps, 2013.
[17] C. HAMEL, 2005, « De la racialisation du sexisme au sexisme identitaire », Migrations Société, Vol.17, n°99-100
[18] F. SINGLY (de), 1993, « Les habits neufs de la domination masculine », Esprit, n°196, p. 58-61.