À propos d’Elinor Ostrom, « Gouvernance des biens communs », De Boeck, 2010.
Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie 2009, est une parfaite inconnue en France. Le livre qui vient d’être traduit (« Governing the Commons ») est son oeuvre principale, or l’édition originale, qui date de 1990, est absente de la Bibliothèque Nationale de France. Même à Sciences Po Paris, ce livre est en magasin et non sur les rayons des salles de lecture. Le Nobel aura donc été décisif à cet égard.
Ostrom semble pourtant intéressante à lire à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle est une politiste. D’une certaine manière, elle symbolise donc le retour du politique dans le domaine de l’économie. C’est aussi une spécialiste des conflits de gestion des ressources naturelles. La reconnaissance que le Nobel confère à ses travaux attire donc aussi l’attention sur ces sujets. Enfin Ostrom, quoique libérale, travaille sur les « communs » : elle se situe donc par-delà la bataille qui oppose les « libéraux » aux « communautariens ». C’est donc à triple titre que ses travaux devaient interpeler. C’est dire si la traduction de Laurent Baechler va rendre un fier service.
Pourquoi Ostrom est-elle inconnue en France ? Un mot sur son parcours va clarifier les choses. Du point de vue empirique, Ostrom a commencé par travailler sur les services publics urbains. Sur le plan théorique, elle vient de la « théorie de l’action collective » (Mancur Olson, 1965) et de la « théorie des jeux » (Von Neumann puis Nash, Harsanyi), qui alimentent l’économie et les théories de la négociation. Elle s’apparente à ce qu’on appelle le « nouvel institutionnalisme », opposé à « l’ancien » institutionnalisme en ce que ce dernier estime que le changement institutionnel est politique, alors que le premier voit les institutions comme une instance de maximisation économique, réduisant les « coûts de transaction » ou assurant la diffusion de l’information.
Le lien entre sa profession de politiste et son prix Nobel d’économie, partagé avec Oliver Williamson, le théoricien des « coûts de transaction », commence à s’éclairer. Et avec lui le fait qu’Ostrom soit inconnue en France, où sciences politiques et économie sont articulées de manière différente.
Continuons à expliciter. Rappelons ainsi que la théorie des jeux part de l’homo economicus et cherche à comprendre l’action collective. L’une des situations les plus connues est caractérisée comme « dilemme du prisonnier ». On résume souvent cette situation de la manière suivante. Deux suspects sont arrêtés par la police. Mais les agents n’ont pas assez de preuves pour les inculper, donc ils les interrogent séparément en leur faisant la même offre. « Si tu dénonces ton complice et qu’il ne te dénonce pas, tu seras remis en liberté et l’autre écopera de 10 ans de prison. Si tu le dénonces et lui aussi, vous écoperez tous les deux de 5 ans de prison. Si personne ne se dénonce, vous aurez tous deux 6 mois de prison. » Si chacun poursuit son intérêt individuel, ils vont se dénoncer mutuellement et écoper de cinq ans de prison. S’ils coopèrent ils ne feront que six mois. Mais pourquoi coopèreraient-ils ? C’est là que la discussion commence, que l’on étudie le rôle de la confiance, des institutions etc. Le fond du débat est qu’il existe des situations « gagnant-gagnant » qui ne sont pas immédiatement accessible, que cela vienne d’un défaut d’information (Herbert Simon, mais aussi Joseph Stiglitz sur les asymétries d’information), d’un défaut de confiance, d’attentes non-partagées, de défaut de sécurité juridique ou autre, tous ces biais générant des incitations à se comporter comme un « passager clandestin » : tirer les bénéfices dans payer son dû.
Le dilemme du prisonnier a été appliqué à la question des ressources naturelles dans un célèbre texte de Garrett Hardin, The Tragedy of the Commons (1968). Hardin explique que les ressources qui sont en libre-accès ne peuvent être préservées qu’en maintenant dans une situation de sous-consommation, et donc de sous-population. Que la population augmente ou que les droits soient mal définis et nous assistons à la « tragédie des communs » : chaque acteur a intérêt à maximiser sa consommation et ce comportement conduit à la destruction des « communs ». Outre le maintien de la sous-consommation, deux solutions permettent d’éviter ce drame : la définition de droits de propriété individuels (Locke et plus tard la théorie de la firme), ou l’intervention d’une autorité centrale (Hobbes).
Le travail d’Ostrom s’inscrit à la fois contre cette perspective, contre sa problématique et contre ses solutions (ni Hobbes ni Locke), mais aussi à l’intérieur du cadre conceptuel qui lui a donné naissance, qui reste la théorie de l’action collective, qui, à la suite d’Olson, estime que les individus n’ont pas toujours intérêt à réaliser leurs intérêts communs ou collectifs.
Ce bref résumé explique pourquoi Ostrom a aussi fondé une revue de théorie politique, avec Richard Kimbe et Jan Erik Lane, le Journal of theoretical politics, au motif qu’il manquait un journal traitant de ce sujet d’une manière qui ne se ramène pas « à l’exégèse des Anciens » (p5). Pour les politistes ce jugement paraîtra des plus sévères. En fait ce qu’il faut comprendre est qu’Ostrom ne s’intéresse pas ni l’Etat ni aux politiques « publiques », objets quasi exclusifs des sciences politiques classiques – « public » étant ramené à « étatique ».
Ostrom s’intéresse aux institutions au sens de « prescriptions que les humains utilisent pour organiser toutes formes d’interaction structurée et répétitive » (Understanding institutional diversity, Princeton University Press, 2005, p3). La théorie des jeux s’est en effet intéressée à des jeux répétitifs, permettant de poser la problématique de l’attente. Pour reprendre l’exemple cité plus haut, si les prisonniers ont accès d’une manière ou d’une autre aux réponses de l’autre, ou s’ils se sont mis d’accord par avance, ils peuvent, à la manière du poker, attendre de l’autre un certain comportement.
Ces situations sont paramétrables et modélisables sur des ordinateurs, elles sont aussi expérimentables en laboratoire. Mais Ostrom s’intéresse plutôt aux cas empiriques, dans le but de repérer des régularités. Son cas préféré est celui des « common-pool resources », que Laurent Baechler traduit par « ressources communes ».
Si la consommation d’un individu rend le bien indisponible pour un autre individu, le bien est dit « rival ». Par exemple la culture d’une parcelle rend cette parcelle matériellement indisponible pour tous les autres bénéficiaires, la rivalité est dite « élevée », alors que la consommation de la lumière d’un phare par un bateau ne prive guère les autres bateaux : la rivalité est « faible ». L’excluabilité quant à elle porte sur la capacité des bénéficiaires à limiter leur propre nombre et donc la « surpopulation » relative.
Ces paramètres sont à la fois naturels et construits. Une forêt peut être laissée à sa croissance naturelle et ses produits récoltés par une petite population avec de faibles besoins : c’est un bien public. La faible population ne peut pas surveiller la forêt, si d’autres viennent récolter les produits ils ne peuvent pas les en empêcher. Par contre les produits sont abondants, relativement aux besoins, ce que prennent les uns n’est pas indisponible pour les autres. Les biens privés à l’opposé, tels qu’une voiture, sont facilement surveillables. Celui qui utilise la voiture en prive les autres : la rivalité est élevée. Par contre dans le cas d’une autoroute ou d’un réseau de télécommunication, la rivalité est faible, mais le contrôle de l’accès est aisé : ce sont des biens à péage. S’il n’y a pas de péage (qui peut être l’impôt) le bien n’est pas finançable.
Les « ressources communes » sont des biens dont la consommation est à rivalité élevée et dont il est difficile de limiter le nombre de bénéficiaires. Cela peut être le cas des pêcheries, des forêts, de l’eau des canalisations d’une vile etc. Le pêcheur qui prélève du poisson le rend indisponible pour les autres pêcheurs. Mais il ne peut pas exclure les autres pêcheurs. Et Ostrom constate que, contrairement à ce que disait Hardin, il existe de par le monde des dizaines de milliers de cas de gestion des ressources qui ne tournent pas à la « tragédie des communs ». Il existe aussi de nombreux cas où ce que Hardin prévoyait se produit effectivement. Sa recherche consiste à essayer de mettre en évidence les régularités qui expliquent quels sont les facteurs décisifs.
Les facteurs qui rendent les systèmes socio-écologiques « robustes » sont au nombre de huit : des frontières clairement définies (qui a droit de pêcher) ; des bénéfices proportionnés aux coûts (la quantité permise dépend du travail fourni, des matériaux, du capital) ; des règles issues des individus qui en participent, au moins de leur élite ; une « surveillance » (ceux qui surveillent le comportement des individus et le niveau de la ressource peuvent eux-même être surveillés, ce qui s’obtient notamment par le biais de rotation dans les tâches) ; des sanctions graduées (de la part des autres usagers ou autre) ; la présence de mécanismes de résolution des conflits rapides, accessibles et peu coûteux, que ce soit pour les conflits entre usagers ou les conflits entre usagers et autorités ; le droit des usagers à s’organiser eux-mêmes et à participer à l’évolution des règles ; et, dans le cas de systèmes de taille importante, des entreprises « imbriquées » (« nested ») dans le tissu local.
Ostrom met en évidence cinq facteurs qui sont régulièrement présents dans les échecs : des changements exogènes rapides, qui ne permettent pas de changer les règles internes assez rapidement (exemple des pêcheries du nord de la Norvège) ; un déficit de transmission des principes opérationnels d’une génération à une autre ; les programmes qui reposent sur des « modèles » (« blueprint thinking ») et un accès aisé à des fonds extérieurs ; la corruption et d’autres formes de comportement « opportuniste » (qu’Ostrom définit comme) ; et enfin le manque de d’institutions permettant d’établir une information vérifiable, de la disséminer, de résoudre les conflits à un coût peu élevé, d’assurer l’éducation, le manque d’équipements pour faire face aux catastrophes naturelles et autres problèmes majeurs à l’échelle locale.
On notera que la « bonne gouvernance » des ressources naturelles est possible dans les pays développés comme dans les pays sous-développés, avec ou sans technologie – du moins lorsqu’il s’agit de petites échelles.
Les limites de ses études sont clairement explicitées par l’auteur : elle ne s’intéresse qu’aux petites échelles, de quelques centaines à quelques milliers de participants. Les ressources étudiées sont uniquement des ressources renouvelables. Son cadre d’étude s’éloigne donc largement de questions telles que le changement climatique, sujet sur lequel on lui a pourtant demandé de plancher (E. Ostrom, A Polycentric Approach for Coping with Climate Change, World Bank Policy Research Working Paper Series, 2009).
Nous ajouterons qu’Ostrom est une chercheure au sens positif du terme : elle n’a nullement l’égalité ou l’émancipation en vue. Les situations dans lesquelles les communs sont préservés ont manifestement sa préférence, elle souligne que le fait d’avoir trop raisonné sur la métaphore de la « tragédie des communs » a conduit à des recommandations désastreuses, notamment dans le Tiers-Monde (Gouvernance des biens communs, p23), mais on ne trouvera peu de chose, dans ses écrits, qui cherche à caractériser le degré d’inégalité ou d’autoritarisme des institutions observées. Ce qui l’intéresse par-dessus tout est de montrer que les ressources communes peuvent être gérées de manière durable par des institutions auto-organisées et auto-gouvernées – cela, sans réellement violer les postulats de l’intérêt. C’est d’ailleurs ce qui lui vaut la critique de l’institutionnalisme « ancien », notamment Geoffrey Hodgson, pour qui cette manière de voir est trop « utilitariste ».