L’année 2018 restera marquée par le mouvement #MeToo qui a fait bouger les lignes des rapports de genre notamment dans la sphère de la sexualité. C’est dans le sillage de l’affaire Weinstein, en octobre 2017, que l’actrice Alyssa Milano a relancé le hashtag #MeToo créé dix ans plus tôt par la militante féministe américaine Tarana Burke. Ce mot d’ordre, libérant la parole des victimes d’agressions et de harcèlement sexuels, a rapidement pris une dimension virale sur les réseaux sociaux. Sa version française, #Balancetonporc, a appelé à briser l’omerta et fait émerger des milliers de témoignages allant du sexisme quotidien et du harcèlement de rue aux agressions sexuelles. Un processus comparable s’est produit avec le hashtag #YoTambien en Espagne, #quellavoltache en Italie ou #MiraComoNosPonemos en Argentine. Cette mobilisation mondiale a mis en lumière différentes formes de violences et d’agressions hétérosexistes subies par les filles et les femmes tout au long de leur vie. En témoignant sur les réseaux sociaux, des millions de femmes ont posé un geste politique fondamentalement révolutionnaire en prenant la parole publiquement et en rompant l’isolement auquel elles étaient assignées jusqu’alors pour participer à un soulèvement collectif et international.
Face à cette forme inédite de révolte, des résistances n’ont pas tardé à se faire entendre. La France s’est particulièrement distinguée dans le concert des sociétés civiles en rejouant la partition du commerce de la séduction à la française entre les sexes, comme on a pu le lire dans la tribune signée par cent femmes revendiquant « la liberté d’importuner » pour les hommes. Ce nouvel avatar de pensée réactionnaire a connu plusieurs variantes destinées à prendre la défense du statu quo « So French ». Comme un retour de bâton malheureusement prévisible, de nouvelles menaces pèsent aujourd’hui sur les droits des femmes. Elles répondent vraisemblablement aux soulèvements nombreux, inventifs, radicaux et particulièrement visibles contre le système hétérosexiste, qui se déploient tant dans les États du Nord que du Sud. Deux ans après #MeToo, la situation dans de nombreux pays semble donner raison à la féministe étasunienne Gloria Steinem lorsqu’elle déclarait il y a quelques années à la télévision que si l’on assistait à un backlash visant les droits des femmes, aux États-Unis en particulier, c’est qu’il existait un frontlash puissant provoquant une forme de panique des défenseurs du patriarcat.Il apparaît clairement dans ce contexte que la question des droits sexuels et de la sexualité constitue un front de lutte toujours d’actualité. Les violences sexuelles et sexistes demeurent très peu sanctionnées devant les tribunaux (quand elles y sont jugées). Lorsque le droit n’est pas contourné, il régresse : depuis 2018 dans les États-Unis de Trump, des lois restreignant l’accès à l’IVG ont été adoptées dans pas moins de 28 États sur 50. L’Alabama, médiatisée en mai 2019 parce que le Sénat y a adopté le projet de loi sur l’avortement le plus restrictif du pays, est donc loin d’être une exception en la matière. Le droit à l’IVG est aussi régulièrement attaqué dans certains pays européens, sinon carrément remis en question. Le gouvernement polonais s’est notamment illustré ces deux dernières années en déposant plusieurs propositions de loi allant dans ce sens, qui se sont jusqu’à présent heurtées à une mobilisation massive des premières concernées. De même, les gouvernements hongrois, autrichien et italien agitent l’épouvantail du déclin démographique pour justifier des positions rétrogrades sur les droits sexuels et reproductifs. Soutenues notamment par l’Église catholique, les mouvances politiques prônant la « restauration de l’ordre naturel » trouvent de plus en plus de canaux d’expression. Les partis d’extrême droite hostiles aux droits des femmes ont fait des scores importants aux élections européennes de mai 2019 et maintiennent leur influence en France, au Royaume-Uni ou en Autriche, voire enregistrent des progressions notables en Italie, Belgique, Allemagne ou Espagne. Ils comptent désormais environ 120 représentant.es au sein du Parlement européen, soit trois fois plus que dans la précédente assemblée. Cette progression brune s’accompagne ces dernières années d’une islamophobie croissante. Se réclamant de l’égalité de genre et des sexualités pour se légitimer, cette islamophobie est assumée par de nombreux partis politiques. L’instrumentalisation à des fins racistes des questions sexuées et sexuelles nécessite une modification des stratégies politiques des mouvements d’émancipation et de libération sexuelles.
La menace de recul des droits des femmes et des minorités sexuelles, acquis de haute lutte, intervient en effet paradoxalement au moment où les luttes féministes contre les violences sexistes apparaissent comme revivifiées. L’ampleur des mobilisations féministes en Espagne, en Inde, au Chili ou en Argentine apparaît sans précédent. En France, outre la manifestation massive organisée pour la journée internationale contre les violences faites aux femmes le 24 novembre 2018, l’échec du procès en diffamation intenté par Denis Baupin contre celles qui avaient dénoncé ses agissements au sein d’EELV, ou encore la dénonciation par de nombreuses femmes journalistes du harcèlement sexiste, mais aussi raciste et classiste, commis par la ligue du LOL, sont autant de signes du renouvellement des formes de dénonciation des violences dans l’espace public. Au point que certain.es y voient l’émergence d’une nouvelle radicalité féministe posant la lutte contre les violences comme condition nécessaire pour penser des sexualités égalitaires et émancipatrices. Et, de fait, ce sont des dizaines de collectifs qui se sont organisés ces dernières années pour dénoncer et lutter contre ces violences, pour un droit à une sexualité féminine libre, construite sur un consentement positif et explicite.
C’est notamment par la remise en cause de l’omerta pesant sur la représentation du sexe des femmes que la contestation s’est exprimée depuis une dizaine d’années. La figuration de l’appareil génital des femmes est devenue un enjeu politique explicite. Reléguant au second plan les ovaires et l’utérus, c’est bien autour de la représentation de l’appareil génital des femmes que la remise en question de la construction sociale de la sexualité des femmes s’est formalisée. Celle de la vulve tout d’abord, dont les représentations par des militantes et des artistes s’inscrivent dans la résistance aux injonctions à la conformation des corps, dans la mouvance « body positive ». Mais c’est surtout le clitoris qui a été investi d’une dimension politique. Depuis la publication de l’ouvrage inaugural de Maïa Mazaurette et Damien Mascret La revanche du clitoris en 2007, l’organe du plaisir sexuel féminin, historiquement invisibilisé tant dans les planches anatomiques que dans les formations sexologiques et les cours d’éducation à la sexualité (Mazaurette et Mascret parlaient d’excision culturelle pour décrire la manière dont cet organe était maintenu hors des cadres de la connaissance), a acquis une notoriété et une reconnaissance inédites. Lorsqu’en 2016, s’appuyant sur les travaux les plus récents d’imagerie médicale, Odile Fillod réalise et met à disposition en ligne un modèle de clitoris imprimable en 3D, le retentissement est énorme. Œuvres artistiques représentant des clitoris géants, publication en fanfare des premiers manuels scolaires représentant la vraie anatomie du clitoris, campagne d’affichage « It’s not a bretzel », ce sont à la fois le siège, l’anatomie et les mécanismes du plaisir sexuel des femmes qui ont été révolutionnés dans la dernière décennie.
Revendication du plaisir sexuel des femmes et dénonciation des violences qui leur sont faites progressent donc ensemble. Le mouvement #MeToo a joué ici un rôle complexe de révélateur et de vecteur. Révélateur parce que le succès de ce hashtag n’est pas seulement la conséquence du « super-pouvoir » tant vanté des réseaux sociaux, mais aussi le résultat d’une diffusion d’un esprit de révolte qui doit beaucoup aux mouvements féministes qui travaillent depuis de nombreuses années, inlassablement, à réveiller les consciences sur la nécessité d’une transformation profonde de l’ordre sexuel contemporain. Plusieurs articles de ce numéro rappellent ainsi le rôle des mobilisations préexistantes dans le succès du mouvement.
Mais #MeToo a également eu un rôle très important de vecteur de mobilisation et d’empuissancement des femmes à de nombreux égards : il a donné de la visibilité et de l’audience à la parole des femmes si souvent remise en cause (car « la » femme ment ou exagère), il a permis de briser le silence qui pesait sur différentes formes de violences et d’agressions hétérosexistes. En témoignant sur les réseaux sociaux, les femmes sont sorties de la position de victime silencieuse et isolée à laquelle elles étaient jusqu’alors assignées. Du local au global et réciproquement, le hashtag a servi de bannière pour de nouvelles alliances entre féministes et fourni l’opportunité à des femmes de s’organiser dans des champs divers (juridiques par exemple). Si #MeToo a probablement eu des effets différenciés, tant dans la prise de conscience que dans les possibilités concrètes de dénoncer les violences, en fonction des groupes de femmes, ce mouvement a ainsi semé les graines d’une révolte sexuelle qui, tout en s’inscrivant dans le prolongement d’une longue histoire de luttes féministes, présente des caractéristiques assurément nouvelles, tant en termes de forme que de formulation des enjeux de lutte.
Ainsi, le rôle majeur joué par les réseaux sociaux et internet dans la circulation et la mondialisation de cette mobilisation est tout à fait significatif de la place qu’occupe le monde numérique dans le renouvellement des outils militants. À travers #MeToo, Internet se révèle comme un lieu central d’apprentissage, de pratique et de reconfiguration des sexualités. Tout en étant un support d’expression des violences sexuelles, Internet s’est en effet aussi avéré un lieu d’échange des connaissances, de rencontres et de ressources qui redéfinit fondamentalement les cadres sociaux et les scripts de la sexualité humaine. La multiplication des comptes Instagram de femmes qui non seulement dénoncent les violences mais aussi proposent une vision féministe de la sexualité en témoigne. Ces instagrammeuses revendiquent d’ailleurs, pour une part d’entre elles, de mener une « clitrevolution », une « révolution du clitoris ».
Nous avons voulu, avec ce numéro, explorer les multiples dimensions de ces soulèvements contemporains pour mieux penser les perspectives politiques qui s’offrent aujourd’hui au féminisme après #MeToo. Qu’elles soient furieuses ou joyeuses, inventives ou simplement efficaces, non-mixtes ou pas, à l’échelle d’un groupe de parole, de productions d’expertises ou d’une énorme manifestation, de multiples révoltes sexuelles sont en cours. Qu’il s’agisse de dénoncer les violences sexistes, de partager les outils de la révolte ou d’inventer de nouvelles sexualités plus égalitaires et respectueuses (ou de faire tout cela tout à la fois), ce numéro veut contribuer à les rendre visibles, parce que le backlash est bien là, mais que le frontlash est aussi tout à fait vivant.