Qu’y a-t-il de commun entre des ouvrier·ères argentin·es récupérant leurs usines en instance de fermeture pour les gérer elles et eux-mêmes, des militant.es écologistes qui déversent 1,8 tonne de charbon végétal devant une agence bancaire pour empêcher le financement d’un projet nocif pour l’environnement, des lanceur·ses d’alerte révélant les pratiques occultes d’intermédiaires financiers installés dans divers paradis fiscaux, une tribu Sioux contraignant des multinationales de la finance à se désengager du financement d’un d’oléoduc au Dakota du Nord, des endetté·es du Canada, des États-Unis ou d’Espagne échappant à l’emprise de leurs créanciers ou encore des voisin·es partageant un jardin ou la gestion d’une bibliothèque en tant que bien commun  ?

D’abord, chacune de ces mobilisations et alternatives « marche ». Si la victoire est rarement totale, et même parfois précaire, voilà des démarches militantes qui, du local au global, dans un contexte de « mélancolie de la gauche » et de sentiment partagé d’impuissance, ont trouvé prise pour changer le monde. Ensuite, chacune d’entre elles ne se situe pas « contre » ou « hors » de la spéculation financière : ses militant·es utilisent les ressorts du capitalisme financier pour retourner ou tout au moins desserrer l’emprise des nouveaux maîtres du jeu, les investisseur·ses. Enfin, ces deux points sont liés. Ce dossier est en effet construit sur l’hypothèse, reprise notamment à Michel Feher – dont le livre Le Temps des investis est mis en discussion en ouverture –, selon laquelle la réussite des mobilisations dépend de l’adéquation du diagnostic et des instruments de lutte aux défis que pose le capitalisme financier.

Côté diagnostic, le capitalisme dominant aujourd’hui ne reposerait plus seulement sur la marchandisation du travail (notamment par le salariat) sans être non plus devenu exactement « cognitif » ou « néolibéral » selon les thèses les plus en circulation à gauche. Il reposerait aussi, voire essentiellement, sur la titrisation de l’existence, qui étend à toutes les sphères d’activité la relation de pouvoir entre, d’un côté, les investisseur·ses qui décident de l’allocation des crédits et, de l’autre, les investi·es qui espèrent attirer ces crédits. Si l’exploitation du travail reste massive, cette manière de voir tente de prendre acte de la transformation du “capitaliste”, qui n’est plus le patron-entrepreneur mais l’investisseur (actionnaire, prêteur, assureur), de la généralisation des mécanismes d’assujettissement par l’endettement, à l’échelle des individus comme des entreprises et des Etats, et de l’évolution du travail lui-même. Au-delà de la précarisation des emplois, des revenus et des parcours, c’est par exemple en ces termes « financiers » que la notion d’« employabilité », ou comment se rendre désirable auprès d’employeur·ses susceptibles d’investir dans le « capital humain », est imposée aux chômeur·ses en quête d’emploi comme aux salarié·es soumis à l’évaluation du travail et des compétences.

Côté instruments de lutte, cette intuition du rôle central de la finance, associée à celle de la nécessaire valorisation des savoirs citoyens, fut déjà au fondement de la création de certains groupes altermondialistes à la fin des années 1990, comme ATTAC (Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne). Elle semble aujourd’hui reformulée et vivifiée autour de nouveaux combats, qui intègrent la question écologique et la reconnaissance des minorités. Si ces militant·es parviennent à faire plier les puissant·es et à aménager des espaces d’émancipation (plus) égalitaires et autonomes, c’est qu’elles et ils ont choisi de dépasser la simple critique de la financiarisation du monde ou l’espoir de revenir aux compromis salariaux de l’État-Providence : ils et elles entrent dans le jeu de la finance pour se réapproprier les termes de la spéculation, c’est-à-dire la manière dont les investissements sont sollicités, évalués, alloués.

Dans la lignée des dossiers que Mouvements a récemment consacré au community organizing ou au syndicalisme transnational, ce numéro propose un éventail de pratiques militantes, éprouvées ou en devenir, qui participent de ce renouveau des luttes politiques. A quelle échelle se situer, et quel·les acteur·rices ont un pouvoir d’agir ? Les États et les organisations internationales, fortement contraints par les mécanismes financiers auxquels ils se sont soumis, sont-ils devenus impuissants ? Faut-il alors abandonner l’idée de « reprendre le pouvoir » au niveau institutionnel pour imposer des règles internationales en faveur de la solidarité et de la redistribution ? Les solutions sont-elles plutôt à rechercher du côté des initiatives autonomes et coopératives des citoyen·nes, en particulier lorsqu’elles tentent de subvertir de l’intérieur le fonctionnement du système financier ? Les deux processus peuvent-ils se nourrir l’un l’autre ?

La première partie du dossier présente des mobilisations qui prennent acte de la centralité de la relation de dette et ciblent les projets nocifs pour la société ou l’environnement dès leur genèse, lors de l’étape-clé du montage financier. Elle traite en particulier des campagnes de désinvestissements, qui s’adressent directement aux banques, assureurs et fonds d’investissement finançant l’industrie des énergies fossiles, et interpellent entreprises et pouvoirs publics pour les inviter à reprendre la main. Il s’agit d’exiger que ces créancier·ères agissent selon d’autres objectifs que la seule rentabilité financière sous peine de voir leur réputation engagée et leurs titres dévalués. Ceci impose un travail militant de prospection de l’information financière – dont une partie non négligeable s’avère plus accessible qu’on ne l’imagine – pour révéler les méandres enchevêtrés des circuits d’investissement et d’endettement. C’est aussi cet enjeu informationnel que souligne, en négatif, la répression exercée contre les lanceur·ses d’alerte issues de l’industrie financière. La bataille sur les normes comptables comme l’émergence d’agences de notation alternatives relèvent de la même logique, la seconde y associant une ambition qui pourrait s’avérer décisive : l’enjeu est de s’inscrire dans la temporalité imposée par les marchés en évaluant de manière continue le risque à la fois réputationnel et matériel qu’encourent les investisseurs eu égard à son impact social et environnemental.

La deuxième partie rassemble des mobilisations d’endetté·es – étudiant·es, expulsé·es de leur logement, subalternes d’Inde du sud, citoyen·nes réclamant de leurs élu·es qu’ils et elles cessent d’obérer l’avenir des populations en recourant à des emprunts toxiques. Si les victoires sont partielles et provisoires, les stratégies déployées, qui passent elles aussi par la quête d’informations, l’interpellation des élu.es et parfois le recours à la justice, ont des effets réels : rachat solidaire et grève de la dette, collectifs d’occupation et d’obstruction des expulsions, contournement du système bancaire formel, reproblématisation publique et juridique des conséquences à long terme de la dette. Chacune de ces mobilisations illustre combien la distinction entre « luttes sociales » et « luttes minoritaires » brouille plus qu’elle n’éclaire le sens des enjeux de justice à l’œuvre comme les possibilités objectives de coalition. Le crédit étant à la fois symbolique et matériel, il est toujours affaire simultanément de reconnaissance et de redistribution – ce que le mouvement des « gilets jaunes » dénonçant l’injustice fiscale et le mépris social prouve une fois encore.

Pour finir, la troisième partie présente de nouvelles modalités d’implication dans les pratiques sociales et professionnelles alternatives, coopératives et communautaires. Il s’agit en particulier de se réapproprier les moyens de production et d’échange en partageant la propriété et l’investissement entre personnes directement concernées par l’activité – producteur·rices, échangeur·ses, consommateur·rices… Le format des coopératives, qui en lui-même ne garantit ni la démocratie interne, ni l’absence d’exploitation, ni l’engagement solidaire et durable, connaît un regain d’intérêt qui semble prometteur dans la perspective d’un système d’allocation du crédit et d’appréciation de la valeur débarrassé de la spéculation boursière capitaliste. On s’intéressera aux ouvrier·ères et employé·es s’appropriant l’appareil de production,  aux consommateur·rices créant leur propre supermarché social ou encore aux expériences collaboratives qui supposent le recours à des outils juridiques dédiés aux pratiques de partage et de coopération.

Ce numéro le montre, le pouvoir de la finance n’est pas sans faille et, partout, à différentes échelles et autour d’enjeux qui tiennent ensemble économie, question sociale, reconnaissance et écologie, des mobilisations et alternatives se développent pour retourner contre elles-mêmes les logiques spéculatives de la finance.

Numéro coordonné par Catherine Achin, Marion Carrel, Olivier Roueff et Aurélie Windels