LIVRES. Trois questions d’Anne-Sophie Perriaux à Pierre Marcelle, journaliste à Libération, à l’occasion de la sortie de Quotidienne 2004-2006 suivi de Libération, une crise (Fayard, 2007).

1/ De janvier 2000 à décembre 2006, vous avez tenu une chronique quotidienne dans les pages Rebonds du journal Libération, chronique dont vous avez proposé une sélection d’items commentés après coup dans Quotidienne 2000-2001 (Lignes-Manifeste, 2005) et Quotidienne 2002-2003 (Fayard, 2006). Aujourd’hui Quotidienne 2004-2006 vient clore ce cycle d’écriture sur l’écriture. Qu’en avez-vous appris ?

D’abord, que dans les temps barbares, tout propos, s’il ne s’inscrit préalablement dans le paratexte d’une case de lecture, voire de prélecture (un rayon identifié de librairie, une rubrique de journal…) se voit décrété nul et non-avenu, sinon vain. Dès l’énoncé de son objet, la trilogie récusait les genres recueil, best off ou essai. Ce qui dicta la sélection des chroniques rééditées, c’était leur capacité, plusieurs années après leur publication, à produire encore du sens, fût-il rétrospectif, et ce, sur plusieurs niveaux, fussent-ils même a-journalistiques : le Libération de 2000 n’est pas celui de 2003 ou de 2007 ; la définition même de l’information a déclassifié les genres journalistiques, et l’ambition même d’une écriture spécifique y attachée a salement morflé. A ce titre, il n’est pas étonnant que la contestation de la Quotidienne s’en soit prise au moins autant à la forme de cette chronique qu’à son « fond » revendiqué…
Car Quotidienne, la chronique, eut pour ambition de s’écrire au jour le jour dans une écriture volontiers détemporalisée, si l’on peut dire ; Quotidienne, le livre, prétend revisiter le temps d’avant et le temps d’après sa publication au jour le jour. La somme (réflexion sur la relativité de l’actualité, exposé des contraintes triviales de sa production, vérification a posteriori de la pertinence –ou non– de sa contextualisation à l’aune de ce qui précéda et poursuivit un « sujet » ou un « angle ») est aussi peu orthodoxe que le détail. Le journal a recueilli les morceaux, le livre restitue le puzzle qu’il constituèrent (mais qui ne se distingue qu’après). Ainsi, par exemple, fait-il apparaître que ce n’est pas lors d’un après-midi printanier de 2007 que se découvrit, Porte de Versailles, l’ambition de « liquider l’héritage de Mai 68 » : cet énoncé-là, programmatique, ne fut qu’un aboutissement, que le temps journalistique ne restitue pas.
Il importait évidemment, tout au long de la trilogie, que la même écriture produise et la chronique, et son commentaire. Le locuteur (moi), qu’il dise « je », « nous » (le plus souvent de majesté) ou « on » (plus rarement, mais toujours à dessein), navigue entre des contraintes tactiques ou stratégiques, dont la première est de ne jamais dire « je ». Ce fut le premier objectif de la Quotidienne que d’imposer ce « je », qui tout à la fois relativisait son propos (par rapport à l’éditorial maison) et le renforçait (sur la durée). C’est évidemment le même locuteur qui d’abord rédigea la chronique, puis chroniqua la chronique.

2/ A considérer le triptyque, l’impression se dégage d’une double évolution : un rétrécissement dans le choix des objets sur lesquels vous pensez, et une montée en puissance des enjeux internes au journal Libération. En d’autres termes, Quotidienne 1 serait le temps du regard éloigné, gauchiste, établissant que tout (arts ou lettres, anecdotes de rues ou tribunaux internationaux) peut y être politique. A cette forme de marginalité heureuse succéderait, avec Quotidienne 2, le temps dur de l’actualité métropolitaine où, très clairement, vous vous faites, dans le journal, contre-éditorialiste (notamment contre le vote Chirac au second tout de la présidentielle de 2002) avant de ficher, dans Quotidienne 3, cette posture radicale au coeur même de Libération dont le siège trône, vide, sur la couverture du livre. Logiquement, la trajectoire trouverait son point d’orgue en cette figure mi- traître mi-prophète qui livre en parabole (les Quotidienne de juin à décembre 2006), et aujourd’hui en argumentaire, les dessous d’une crise…

C’est vrai et c’est faux. Il est vrai que les premiers temps de la Quotidienne furent heureux, malgré l’interdiction explicite de la contre-éditorialisation qu’il portait naturellement. Ce qui fit vivre et finalement sauva la Quotidienne, c’est sans doute le contraste entre la violence « gauchiste », comme vous dites, de son propos, et son écriture –contournée, ampoulée, précieuse et, selon les canons du genre, « réactionnaire ». Ostensiblement porteuse d’une opinion minoritaire, elle identifiait encore quelque chose de ce qui avait fondé Libération ; appelons cela une insolence, mais de pauvre enjeu, et que Serge July au moins protégea. Au point même que nombre de lecteurs, voire de rédacteurs, perçurent cette colonne comme un alibi à une ligne éditoriale qui, cependant, insensiblement, épousait le temps. De libéral-libertaire à social-libéral, oui, on connaît la chanson… C’était alors un regard impressionniste et très généraliste que la Quotidienne posait sur le monde (et sur le métier), en s’appuyant sur le principe premier de sa liberté absolue, qui était en même temps expérimentale et dont il me semble qu’à ce titre, tout le journal profita. Mais les trois volumes qui rapportent cette histoire ne correspondent que d’assez loin à trois chapitres historiquement marqués. La contre-éditorialisation cessa de faire débat lorsqu’il fut avéré que les « valeurs » du titre n’étaient plus si homogènes. Dès lors, elle devint un combat. Le 11 septembre 2001 passa par là, bien sûr, porteur de ce choc des civilisations qui, de l’affaire du RER D jusqu’à la guerre d’Irak en passant par la loi sur le « voile islamiste », ne cessa plus de traverser le quotidien et partagea durablement la rédaction. Le « gauchisme » ne portait plus si beau, alors… Les deux exemples que vous citez, de ne pas regarder comme naturel et évident le vote Chirac en 2002 ni le oui au référendum sur le TCE en 2005 (soit dans deux volumes différents), et de le dire, amena la Quotidienne à incarner la possibilité (mais il vaudrait mieux dire, déjà, la survivance) d’une expression minoritaire, et que Serge July protégea.
La longue crise, économique et politique, que traversa le journal en 2006 –et qui dure encore–, exacerba la fonction « oppositionnelle » d’une chronique qui avait successivement voté contre Rothschild, contre July et contre Joffrin, mais toujours à contre-temps des scrutins qui rythmèrent les bouleversements advenus à Libération, et dont la « nouvelle formule » ne constitue pas le moindre.

3/ La chronique hebdomadaire que vous signez depuis janvier 2007 (Smoking, dans les pages Rebonds du mardi) se trouve, dans la nouvelle formule du journal, amputée d’un bon tiers. Analysez-vous cette donnée comme une mise en adéquation entre la place que Libération entend aujourd’hui occuper dans l’espace politique et ce qu’y représente “votre” lectorat (pour faire vite, la gauche de gauche) ?

La Quotidienne s’était sabordée en même temps que le plan dit « Rothschild-Joffrin » fut agréé par les votes des personnels, éliminant de facto, avec les options défendues par Edwy Plenel, le choix d’un quotidien plus résolument d’opposition qu’il ne me semble aujourd’hui. La chronique hebdomadaire intitulée Smoking fut d’emblée placée sous haute surveillance, et prévenue. Elle fut tolérée, sans doute, comme une transition et la prolongation, de facto artificielle (disons : esthétique et sans plus d’enjeu), de la Quotidienne, sous les auspices du souci explicite de Laurent Joffrin de « préserver cette partie de notre public ». Après l’accession de Nicolas Sarkozy à la tête de l’Etat et sur fond d’ambition proclamée de « refonder la gauche », la « nouvelle formule » réduit de près de moitié l’espace de cette chronique, à proportion, peut-être de ce que pèse « électoralement » le lectorat que vous dites. Et certes, il me semble que ce qui m’apparaît comme une lente et inéluctable et « décomplexée » normalisation, entérine, dix mois après l’avènement de la nouvelle direction, celui du « nouveau Libération » que celle-ci revendique.