Contrairement à d’autres tendances d’extrême gauche, Lutte Ouvrière est passée largement sous les radars des enquêtes en sciences sociales. Ce témoignage d’un ancien militant, aujourd’hui sociologue, tente de commencer à combler ce vide à l’occasion du décès d’un autre militant, Édouard Taubé (1939-2021). Juif de naissance, militant engagé pour la vie, Taubé aura essayé d’affronter avec humour les difficultés rencontrées lors de son parcours politique, tout en en acceptant des contradictions aux effets délétères. Son cas pose la question des conditions d’existence à long terme d’un groupe radical. Les partis trotskistes sont endurants, mais LO l’est tout particulièrement : l’organisation à laquelle elle appartient, l’Union Communiste Internationaliste (UCI), fêtera ses 80 ans d’existence en 2022.

Ivan Sainsaulieu est actuellement professeur de sociologie à l’université de Lille, affecté au département GEA de l’IUT et membre du Clersé. Il a milité 17 ans à Lutte Ouvrière, de 1981 à 1998, d’abord en son sein, puis à sa périphérie : dans un groupe parallèle autonome, puis dans un groupe d’opposition dit Fraction-Étincelle.

Décédé il y a peu, « Mody » était un militant trotskiste dans la mouvance de Lutte Ouvrière. Je ne connais son parcours que de façon fragmentaire. Mais ce que je sais, du fait de nos nombreuses discussions et de nos affiliations partisanes partagées entre 1994 et 1998 environ, reflète bien l’ambivalence du personnage et à travers lui, de LO, voire de l’extrême gauche en France. Pour étayer ce tableau, je m’appuie sur un matériau largement autobiographique, dans le cadre d’un projet plus large « d’enquête sur moi-même »[1], au carrefour de l’introspection et de la recherche. Alors que ce sont tout particulièrement des écrivain·es ou des chercheur·euses « transfuges de classe »[2] qui se livrent à cet exercice, rappelons que dans le cas des militant·es ouvriéristes, il s’agit à l’inverse de trajectoires de déclassement, avec des effets souvent non négligeables sur la carrière professionnelle, pour le moins différée[3]. À ma connaissance, Mody n’avait pas de revenus rentiers. Comme d’autres permanent·es voire dirigeant·es de LO exclu·es du parti (cf. infra), il a dû chercher sur le tard des moyens de subsistance alternatifs au salaire de permanent.

Un militant révolutionnaire

Edouard Taubé est né en 1939 dans une famille juive qui a presque entièrement disparu lors de la Shoah[4]. Il vouait une haine viscérale au capitalisme, dont les soubresauts avaient rendu possible la barbarie nazie et coloniale. Il a renoncé assez tôt à faire carrière, comme en témoigne une anecdote de son cru : candidat à l’entrée à Sciences Po pendant la guerre d’Algérie, il dessine au tableau une carte des camps d’internement en Algérie…

Militant à Socialisme ou barbarie en 1961, il a quitté cette organisation en 1964 pour faire un « boulot ouvrier » au sein de Voix Ouvrière (VO), future Lutte Ouvrière. Il n’y a pas retrouvé, m’a-t-il confié, « le niveau des discussions antérieures ». Il y a par contre trouvé toute une ambivalence militante dont il s’est imprégné : à la fois révolutionnaire convaincu et obligé de rentrer dans le moule.

Cela a commencé très fort : alors que l’impétrant est arrivé à VO entouré d’un groupe de jeunes, on lui a reproché d’avoir averti après coup de l’existence de ce groupe. Selon lui, le mal nommé « Hardy », chef à vie de VO-LO, l’a accusé de lui avoir fait « un enfant dans le dos » et l’a averti : « tu ne seras jamais rien dans l’organisation ». Malgré tout, le bien nommé « Mody »[5] est devenu permanent de LO, coopté « un peu dans tout » sauf dans un rôle dirigeant, contrairement à deux de ses recrues, Zara et Florès. Son rôle de permanent était d’ailleurs peu statutaire, puisque la retraite n’était pas prévue, encore moins pour ceux et celles qui, comme lui, sont devenu·es « fractionnistes ».

Dans l’opposition à LO

C’est justement dans l’opposition interne à LO, la Fraction-L’Étincelle, que je l’ai rencontré vers 1992. J’avais déjà milité 10 ans pour LO, intégré au bout de 3 ou 4 ans comme « militant professionnel », avant d’être « poussé dehors », selon l’expression consacrée, en 1990. J’y avais vécu un genre de trashing, de dénigrement généré par des pressions informelles[6], pour avoir mis en cause le fonctionnement interne que je jugeais par écrit, via des bulletins internes, peu démocratique[7]. « Institution vorace »[8], LO n’était en effet pas disposé à favoriser le débat ou la prise d’initiative[9]. Lorsque j’ai demandé à rencontrer le chef, celui-ci a déclaré sans fard qu’il n’avait « pas de temps à perdre avec les états d’âme d’un militant » – le propos me fut rapporté par Husson, la militante chargée de mon suivi après ma mise à l’écart.

Je voulais montrer que l’on pouvait militer autrement, de manière plus réactive. J’ai donc décidé de continuer de mon côté, en créant une petite formation, Istrati[10], dont le recrutement fut assuré au travers de mouvements lycéens et d’activités diverses : au sein de l’ENS d’Ulm, au Couteau entre les dents, groupe éphémère initié par Jocelyn Benoist et Pierre Zaoui (et à l’origine de la revue Cahiers de résistance puis de Vacarmes) ; en aidant aux actions de l’association Droit Au Logement, dont nous avons organisé la première manifestation à Paris, notamment avec Joaquim Dornbush, mon complice d’alors ; en pratiquant l’entrisme au sein du Parti Communiste Français, notamment auprès des jeunes communistes ; en côtoyant d’autres trotskistes, notamment anglais·es ou argentin·es.

En 1995, à l’arrivée de notre petit groupe Istrati dans la Fraction, ses dirigeant·es étaient nu·es. Après avoir été dans le top ten de Lutte Ouvrière, ielles s’étaient retrouvé·es en effet accusé·es de tous les maux et isolé·es pour avoir eu un désaccord sur la Russie post-soviétique. Malgré la chute du mur, Hardy tenait à préserver la caractérisation trotskiste de l’URSS comme « État ouvrier dégénéré ». Alors qu’il s’agissait d’un énième débat sur la « nature de l’URSS », qui de plus, cette fois, s’imposait de façon particulièrement manifeste (avec la fin de l’URSS !), Hardy l’a dramatisé en le transformant en enjeu de « confiance » et en lançant en plein congrès : « Si Florès veut ma place, qu’elle la prenne ! ». Il visait celle qui avait eu le culot de proposer une autre analyse sans trop le prévenir. Encore un enfant dans le dos… cette fois par une recrue de Mody. Les chats ne font pas des chiens.

Mise au ban de LO, la Fraction fut donc ravie du renfort inattendu du jeune et dynamique groupe Istrati. Mody fut l’instrument de ce rapprochement, auquel nous ne voyions pas malice. Nous étions même intégré·es à une sorte de direction. Les débuts furent prometteurs. Suite au mouvement social de 1995, des tendances diverses cherchèrent à impulser une réunification de l’extrême gauche. Mais cette tentative tourna court, du fait des ego de deux « grands » chefs et par manque d’imagination.

Suite à cet échec, les relations se sont tendues au sein de la Fraction, dès lors plus résolument conservatrice. Comme ses dirigeant·es, Mody était très attaché à préserver le moule LO, par-delà leur commune expérience oppositionnelle malheureuse. Par la suite, j’ai été à nouveau exclu, cette fois de la Fraction, en Assemblée générale, et à main levée. Mody a joué un rôle important dans mon exclusion, à la manœuvre pour retourner les jeunes qui avaient collaboré à la formation du groupe Istrati. Il a voté et fait voter avec succès mon exclusion, sans motif explicite[11] – environ 60 votes pour, 10 contre et 10 abstentions. J’étais un « emmerdeur », même si Florès m’a fait le compliment, involontaire ou ironique, que j’étais « trop bien pour eux ». Il en a résulté pour moi dix ans de cauchemars, au sens propre !

Ivan Sainsaulieu

Un révolutionnaire doublement paradoxal

Ainsi, ce vieux routard de Mody a privilégié la solution conservatrice au lieu de chercher une nouvelle donne, que j’incarnais vaille que vaille, avec deux militants ouvriers au parcours bien trempé, Daniel Bénard et Norbert Nusbaum[12], alors ouvriers chez Renault Flins et Lu-Danone, à Evry. Eux n’ont pas été exclus (on n’exclut pas des ouvriers et Daniel était trop populaire à LO) mais ils ont eux aussi quitté la Fraction et LO. La plupart des jeunes d’Istrati l’ont ensuite quittée à leur tour, Joachim critiquant la pression exercée sur sa vie familiale et la gérontocratie dirigeante, les autres surtout le sectarisme à l’égard du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA). La Fraction a pourtant fini par rejoindre le NPA, mais sans s’y dissoudre pour autant. Son exemple fractionniste semble même y avoir fait des émules, puisque des tendances s’y affrontent avec férocité, d’après des militant·es actuel·les du NPA.

De sensibilité artistique, rompu au dessin satirique, Mody initiait ses recrues à la question juive, plutôt hors programme. Recruteur d’intellos hors pair, il était une sorte de poil à gratter au sein de la Fraction, me prévenant ainsi à l’avance que je vivais mes dernières heures de liberté dans mon groupe Istrati en free lance… Il a dû faire d’autant plus preuve de loyalisme et m’exclure. Il avait probablement revécu son itinéraire dans le mien, avant de réitérer le choix qui avait été le sien, historiquement, de rentrer dans le moule.

Son deuxième paradoxe fut donc ce pas de côté par rapport à l’esprit révolutionnaire, mélange supposé de créativité, d’audace et de vertu. Au lieu de prendre des risques, il a privilégié l’allégeance au chef par souci d’efficacité, peut-être comme d’autres Juif·ves ont privilégié des solutions « efficaces », pour éviter le pire. Pourtant, « l’efficacité » de LO, comme celle d’Israël, laissent à désirer : ni les militant···es de LO, ni surtout les habitant·es d’Israël, ne sont sorti·es de l’auberge !

Ses grandes idées côtoyaient des pratiques moins glorieuses, voire mesquines, du fait de luttes picrocholines, de jeux de rôle, de cette allégeance au chef. Étrangeté de voir comment de sincères révolutionnaires vivent de manière exacerbée des luttes pour de micro-pouvoirs, au point d’en subir de graves distorsions morales[13]. L’élitisme et la hiérarchie en sortent renforcés. Ainsi, deux militant·es discutent rarement à égalité : l’un·e est toujours le·la chef·fe de l’autre. Silien Larios, militant ouvrier chez Citroën devenu écrivain[14], n’a ainsi jamais obtenu l’estime de Mody, pour qui, en bon léniniste, le savoir était détenu par les intellectuel·les. Il ne lui reconnaissait que du « courage », alors que les (rares) ouvrièr·es capables de rejoindre LO avaient, le plus souvent, une appétence hors du commun pour la culture[15].

Mody était à la fois atypique et sectaire. Son parcours illustre d’autant mieux une tension structurelle présente dans l’extrême gauche, entre une volonté de combattre sans concessions, un attachement viscéral au camp des travailleur·euses et un fort conservatisme idéologique. J’ai pu me conformer aussi, inciter ma copine à se couper les cheveux (sans succès !), répéter un temps que l’homosexualité n’était pas « naturelle », ou vouloir « faire payer les riches » (y compris mes parents) pour l’organisation… qui ne fit jamais rien de spécial de son magot[16]. J’ai pu être exigeant, dans l’idée de transformer les recrues, certaines ont pu m’en vouloir (et vouloir m’exclure), d’autant qu’il m’arrive d’être « soupe au lait ». Mais je n’ai exclu personne de cette façon ou d’une autre, ni fait pression « contre » le fait d’avoir des enfants. Sans pour autant en faire moi-même, avant tard !

Daniel Bénard

Du bon usage de l’orthodoxie

Comment éviter de devenir des gardien·nes du temple ? Tout savoir peut se figer dans une attitude hostile, auto-protectrice, sectaire. La frontière est mince entre le non-savoir et le désaccord, entre l’éclairage et le refus de l’éclairage. Le moule LO méprisait la sociologie, incarnée notamment par l’ex-membre François Dubet, qualifié de « traître réformiste » – selon une source interne et selon Dubet lui-même, qui m’a parlé de la diffusion d’un tract contre lui à l’université de Bordeaux… Le moule privilégiait les sciences naturelles et l’histoire, voire la préhistoire (à laquelle Mody s’était beaucoup intéressé) aux réflexions les plus contemporaines susceptibles de s’écarter de l’idéologie classique du mouvement ouvrier. Un scientisme affirmé écartait la réflexivité propre aux sciences humaines et sociales. Le conservatisme était d’ailleurs assumé, censé préserver l’organisation des « dérives » des organisations concurrentes par l’orthodoxie. Face à un « recul » durable, attesté par la baisse de combativité des ouvrièr·es depuis les années 1970, Hardy revendiquait déjà au tournant des années 1980-1990 de « sporuler », comme ces bactéries qui s’entourent d’une coque pour se maintenir en vie dans des conditions défavorables…

Pourtant, s’il a contribué à défendre voire à approfondir le régime démocratique, le mouvement ouvrier n’a pas constitué la matrice espérée pour passer au socialisme, ni dans son volet radical de révolution ouvrière, ni dans son volet modéré réformiste, dont les principales formations (PCF et PS) se sont délitées l’une après l’autre. Ainsi, du débat jadis structurant entre réformisme et révolution, nul n’est sorti vainqueur.

Peut-être qu’il faut passer par une phase agnostique, pragmatique, laisser décanter avant que n’apparaissent de nouveaux acteurs. L’heure est au fourmillement de tendances réactionnaires, alors que l’enjeu écologique menace la planète. Ce qui n’empêche pas de défendre une plus grande justice sociale, en saisissant les opportunités. « On a vu souvent rejaillir le feu d’un ancien volcan que l’on croyait trop vieux »[17] : c’est ce qui semble arriver aujourd’hui au Chili, dont l’espérance d’avant Pinochet m’a accompagné au quotidien. Tout comme celle des militant·es noir·es états-unien·nes, des ouvrièr·es de LIP ou des Juif·ves internationalistes d’hier et d’aujourd’hui.[18]

La défense des minorités était-elle dans le bagage politique de LO ? Oui, dans la mesure où nous y cultivions l’internationalisme comme ouverture sur le monde des opprimé·es. Ainsi, il ne nous serait pas venu à l’esprit d’opposer la lutte de classe à l’antiracisme ou à la défense des droits des femmes… La révolution russe elle-même s’est d’ailleurs fondée sur plusieurs causes, la question sociale mais aussi nationale, démocratique et antimilitariste.

En même temps, la question nationale, parmi les plus délicates et les plus débattues au sein du mouvement ouvrier (avec la question syndicale et la nature de l’URSS), a donné lieu à des acceptions larges ou restreintes du concept d’oppression nationale, selon les groupes. La question nationale avait sans doute une acception trop large à la LCR, qui a par exemple défendu sans trop la critiquer (au nom du fameux « soutien inconditionnel ») la prise du pouvoir par le parti du désormais sinistre Ortega, au Nicaragua. Et son acception était sans doute trop restreinte à LO, qui, certes, avait vu trop de mouvements nationalistes liquider leur aile gauche pour leur accorder un quelconque crédit. Mais il en résultait un manque de doigté sur des questions culturelles délicates, comme sur l’affaire du voile. Voulant défendre les femmes contre l’oppression patriarcale, LO n’apprécia sans doute pas assez comment, en même temps, le voile constituait aussi, en France, pour des femmes racisées, un enjeu de résistance. Un enjeu double d’oppression et de résistance donc, comme en comportent souvent les questions nationales, culturelles, religieuses, sur lesquelles les partis conservateurs surfent plus facilement que les partis progressistes, qui ont peur de se faire « avoir » ou qui pêchent au contraire par excès de confiance, ou par fausse naïveté.

En tous cas, l’avenir appartient à ceux et celles qui ne se contenteront pas de « choisir leur camp », ni de transmettre un héritage, mais qui prendront des risques pour le faire fructifier. Des révolutionnaires ni paradoxaux·ales, ni orthodoxes, mais dignes de ce nom !

[1] Gérard Mauger, « Enquêter sur soi-même », Savoir/Agir, vol. 57, n° 3, 2021, p. 53-63. J’ambitionne de produire un texte plus long sur le même sujet.

[2] Rose Marie LagraveSe ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe, Paris, La Découverte, 2021.

[3] La « parenthèse dans la carrière » est relative notamment à la durée du militantisme. A l’opposé de l’idée de parenthèse, on pourrait tout autant parler du militantisme comme d’un marqueur indélébile. Par ailleurs, LO, contrairement à son alter ego, la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), n’a pas prôné l’établissement « d’intellectuel·les ». Sur les carrières mouvementées des militant·es de la LCR, voir Florence Josua, Anticapitalistes, La Découverte, 2015. Sur la reprise de carrière des maoïstes établi·es, voir Manix Dressen, De l’amphi à l’établi, Belin, 2000.

[4] Voir le récit biographique sur le site de son groupe politique.

[5] J’ai choisi mon pseudo à LO, j’imagine que Mody aussi… sans doute pour signifier qu’il était né juif « maudit » ?

[6] Jo Freeman, « Trashing: The Dark Side of Sisterhood », Ms. Magazine, Avril 1976, p. 49–51, 92–98 (http://www.jofreeman.com/joreen/trashing.htm).

[7] Cinq ex militant·es de LO en ont fait un bilan critique dans un séminaire coordonné par Will Saver et Philippe Corcuff. Claude Smith avait critiqué avant moi les pressions internes à LO avant de démissionner et Richard Moyon avait mis à distance le modèle LO par rapport au pari fondateur de Barta (Richard Moyon, « Barta », Cahiers Léon Trotsky, Institut Léon Trotsky, no 49,‎ janvier 1993, p. 8-41).

[8] Lewis A. Coser, Greedy institutions: patterns of undivided commitment, New York, Free Press, 1974, p. 4-8.

[9] Cf. Isabelle Sommier, « Les pathologies du militantisme », La Vie des idées, 2021.

[10] Panait Istrati (1884-1935), le « Gorki des Balkans », a écrit notamment un témoignage sur l’URSS en 1929 (Vers l’autre flamme, 1987, Gallimard).

[11] Le rejet était palpable mais peu fondé, comme toujours à LO. Il nous a été reproché, à Daniel Bénard, à Norbert Nusbaum et à moi, de faire de l’opposition systématique. Pourtant, au sortir des réunions hebdomadaires de direction, nous étions vidés, hébétés, tellement l’hostilité était forte. Daniel répétait alors comme un mantra qu’il nous fallait « manger de la salade et boire de l’eau fraîche ! ». Lors d’une réunion de cellule, Illy, le chef (décédé) de la Fraction, pensait avoir trouvé un vrai motif contre moi : j’avais ébruité nos désaccords hors de l’organisation lors d’une réunion avec des sympathisant·es. Mais Daniel s’est interposé en témoignant : « oui, c’est vrai, d’ailleurs j’y étais à cette réunion ! ». Il était hors de question de l’exclure, donc le motif fut enterré. Il faut rappeler que l’autre courant oppositionnel qui s’est formé au sein de LO après 1995, Voix des travailleurs, a été diabolisé et exclu également pour des motifs disciplinaires. Les trotskistes peinent à exclure pour des raisons politiques, de peur d’être accusé·es de stalinisme. Mais beaucoup gèrent mal le désaccord. C’est vrai que nous avions écrit des textes qui prônaient une accélération de l’hybridation de l’extrême gauche, précisément pour ne pas reproduire le moule organisationnel de LO, alors que la Fraction rêvait d’y revenir.

[12] Norbert Nusbaum est actuellement membre du comité central du Nouveau Parti Anticapitaliste. Daniel Bénard est décédé. Il a une notice dans le Maitron.

[13] De ce point de vue, le souffle épique de Leur morale et la nôtre (Trotsky, 1938) induit sans doute en erreur. Si la guerre civile révolutionnaire comprend nécessairement son lot de violences, la morale n’appartient pas plus à un camp que la culture, l’histoire ou la science. Si l’on doit donc recourir à la violence, mieux vaut en craindre et en limiter les conséquences pour son propre camp plutôt que de risquer de la pérenniser en faisant de nécessité vertu.

[14] Silien Larios, La Tour de Malevoz, Editions Crise et Tentation, 2019.

[15] LO investit dans la formation militante, des intellos comme des ouvrièr·es, mais le bénéfice individuel en est variable. Dans mon cas, dans les premières années, de nombreux stages de lecture m’ont ouvert sur les idées et sur le monde. Ces stages étaient bien encadrés et fort stimulants. Silien Larios, au contraire, dit n’avoir pas appris grand-chose, « pas plus que ce que m’aurait appris une encyclopédie », la « condescendance » en moins.

[16] L’argent servait certes à entretenir la structure et à payer les frais électoraux. Mais d’après Daniel, qui possédait des comptes pour LO, l’argent dormait aussi sur des tas de comptes d’épargne, en attendant Godot.

[17] Jacques Brel, Ne me quitte pas, chanson de 1959.

[18] La sensibilisation à ces causes eut lieu lors de ma socialisation primaire, voire après ma première socialisation partisane, du fait de la fréquentation de Mody. La politisation découle d’un choc moral autant qu’elle ne le produit.