Qui veut la peau de la recherche publique ?
Depuis plusieurs années, une idée revient régulièrement parmi les responsables politiques et les grands commis de l’État : les établissements publics de recherche, du fait d’être à la fois agences de moyen et d’évaluation, ne seraient pas en mesure d’organiser une recherche « réellement » compétitive. Ni capables d’inciter les cher-cheurs à travailler suffisamment pour permettre à la France de participer à la « bataille pour l’intelligence ». Cette idée sonne comme un écho à un cliché communément véhiculé dans différentes parties de l’espace social : le système public français est inadapté aux conditions requises par la concurrence internationale, en partie parce que ses « serviteurs » ne sont pas suffisamment « performants ».
Ces discours et les dispositifs pratiques visant à transformer les mondes du travail au sein de la recherche publique sont révélateurs d’enjeux extrêmement importants sur au moins trois plans. D’abord, ils traduisent la manière dont les gouvernants perçoivent le lien entre recherche et politique : qui décide – et pour quoi ? – des moyens et des buts des sciences ? Ensuite, ils renseignent sur la manière de mener les changements souhaités. À cet égard, l’étude de la recherche publique offre l’occasion de se pencher sur les effets de processus initiés depuis plusieurs années dans le cadre de ce que l’on a nommé la « modernisation » puis la « réforme » de l’État. Enfin, ils éclairent d’une manière crue les dynamiques santé/travail vécues par beaucoup de fonctionnaires (et de salariés du privé) : dans quelle mesure le management top/down peut-il ne pas provoquer des réorganisations ratées, une déstabilisation des collectifs, une baisse de la qualité du travail et une multiplication des altérations de la santé des travailleurs ?
Le dossier proposé par la revue Mouvements souhaite offrir un éclairage inhabituel sur certaines tendances lourdes concernant la majorité des services publics, bien documentées dans certains secteurs (télécommunications, énergie, etc.), mais paradoxalement moins étudiées pour le cas des établissements scientifiques. Difficile en effet de comprendre les mouvements institutionnels affectant le monde scientifique sans faire référence à la volonté du pouvoir politique, réitérée depuis près de quarante ans, de prendre en charge les questions d’organisation, de fonctionnement et de financement des administrations publiques dans le but de « moderniser », de « réformer » l’État. Un auteur comme Philippe Bezes a déjà rendu compte de l’histoire complexe de ces tentatives récurrentes de « rationalisation » des fonctions étatiques, dont les derniers avatars sont regroupés sous l’appellation générique de New public management (NPM).
C’est le cas de la loi organique relative aux lois de finance (LOLF), votée le 1er juillet 2001. Ce texte s’inscrivait dans la longue suite de politiques de maîtrise des dépenses publiques, et visait à favoriser l’implantation d’une culture des objectifs et des résultats à l’intérieur même des services de l’État. Ce geste réformateur a connu un regain d’intensité en 2007, lorsque la nouvelle équipe au pouvoir, en s’appuyant sur le ministère de l’Économie et des Finances, a lancé une Révision générale des politiques publiques (RGPP) poursuivant l’objectif de « rationalisation » des dépenses publiques. Le principe déclaré était alors de procéder, pour toutes les grandes politiques étatiques, à des audits (objectifs, coûts, moyens), en recourant notamment à des cabinets de conseils privés. On retiendra ici trois éléments importants : le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, la mutualisation et la fusion de services « en doublon » et la généralisation du recours à l’externalisation de pans entiers d’activité.
Du point de vue des agents, cette politique n’a pas encore déployé tous ses effets, mais on a commencé à noter que des réorganisations imposées de manière brutale, sans concertation et parfois dans l’impréparation ont eu des conséquences néfastes, en particulier sur la santé des personnels concernés. À cet égard, il faudra être très attentif aux premières mesures que le nouveau pouvoir socialiste adoptera dans ce cadre, quand certains chercheurs s’inquiètent déjà des signes négatifs envoyés par Matignon (voir par exemple les textes de la Coordination nationale des établissements scientifiques et universitaires : http://www.cnu.lautre.net), dont le nouveau locataire ne semble pas vouloir rompre avec certains aspects de la RGPP (notamment en matière de remplacement des départs en retraite).
Comme le montrent plusieurs articles du dossier (ceux de Jérôme Pélisse, Isabelle Kustosz ou Matthieu Hubert et Séverine Louvel), parallèlement à ces mouvements de fond, certains processus de transformation à l’œuvre sont spécifiques à la recherche, même s’il faut prendre garde aux différences qui peuvent exister entre disciplines. En cela, le dossier complète l’état des lieux proposé dans un certain nombre de parutions (que l’on pense notamment aux numéros des Actes de la recherche en sciences sociales de 2006 ou de Quaderni en 2012). Rapidement, on peut rappeler que les transformations institutionnelles relatives aux instances scientifiques s’organisent à partir d’une grande loi (à laquelle on doit ajouter la loi relative aux libertés et responsabilités des universités de 2007). La loi de programmation pour la recherche, ou Pacte pour la recherche (PPR), votée le 18 mai 2006, prévoit une augmentation des crédits alloués aux établissements de recherche, tout en programmant la mise en place de nouvelles agences de moyens et d’évaluation, ou en redéfinissant leurs champs de compétences.
C’est ainsi que l’Agence nationale de la recherche (ANR), instituée en 2005, a pour mission première de définir des thèmes ou des questions de recherche et, par le biais d’appels d’offres, d’allouer des financements aux équipes scientifiques porteuses des projets les plus susceptibles de satisfaire aux objectifs préalablement déterminés. Avec la diminution des budgets de fonctionnement des laboratoires, l’impulsion donnée par ces appels à projet accentue la contractualisation du financement de la recherche et permet, ainsi, la mise en œuvre effective de modes de programmation et de gestion de la « science publique » prévus par la LOLF.
L’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES), créée dans le sillage de l’ANR, a pour vocation de rendre compte notamment de l’activité de recherche des instituts, tout autant que de celle des chercheurs, comme le rappellent Jean-Noël Darde et Marc Guyon. Dans ce but, elle multiplie les opérations visant à « mesurer » à la fois le travail scientifique et les effets des réformes sur ce même travail, si bien qu’elle peut être considérée comme un maillon essentiel du « pilotage par indicateurs » de l’administration des instituts, pour reprendre l’expression d’Isabelle Bruno.
Enfin, comme l’ont déjà noté Jérôme Aust et Cécile Crespy, le PPR met en place de nouveaux types de montage institutionnels (Réseaux thématiques de recherche avan-cée, Centres thématiques de recherche et de soins, etc.) visant à accroître la taille des établissements de recherche de sorte que leur « visibilité » soit renforcée. Ces diffé-rentes transformations signent un important redéploiement territorial des politiques de recherche, l’État s’appuyant davantage sur les régions en la matière. Les initiatives d’excellence et autre pôles de compétitivité (lancés dans le cadre du grand emprunt en 2010) en sont les meilleures illustrations : les institutions de recherche ont été
invitées à se regrouper de manière à « faire émerger en France 5 à 10 pôles pluridisciplinaires d’excellence d’enseignement supérieur et de recherche de rang mondial » (Valérie Pécresse). À nouveau, mutualisation et fusion ont été utilisées pour redessiner les contours des établissements publics.
Dans cette configuration, les chercheurs sont incités à ne plus compter sur l’intégration pérenne à un établissement ou à un laboratoire, ni sur l’obtention de budgets récurrents. Ils doivent désormais se faire managers de leur propre carrière, et entreprendre – sur les marchés de l’innovation, du conseil ou de l’expertise – pour obtenir les moyens de faire de la recherche. La dynamique ne semble pas prête de s’essouffler. Via les Doctoriales et autres dispositifs doctorants-conseils (dispositifs par lesquels les doctorants effectuent des missions en entreprise, administration ou collectivité parallèlement à la préparation de leur thèse), dont Jean Frances offre ici un éclairage saisissant, de plus en plus de thésards sont formés à devenir les chevilles ouvrières d’une économie fondée sur la connaissance et les collaborateurs entreprenants d’un système « public » de recherche fondée sur les principes du NPM.
Les mouvements de contestation observés parmi les personnels de la recherche – peu enclins à abandonner aux « experts » des organisations internationales et des ministères le soin de déterminer les cadres des « bonnes pratiques » du chercheur – n’ont pas réussi à infléchir la tendance (comme le notent Stéphane Cadiou et Gaël Franquemagne), ni à remettre en cause efficacement les présupposés à l’œuvre dans cette mise en concurrence mâtinée de coopération entre grands instituts. Ce point pouvait difficilement ne pas avoir de conséquences sur l’activité quotidienne des personnels de la recherche et sur leur santé, comme s’en inquiète Stéphane Le Lay. Des alertes sérieuses se sont produites dans plusieurs grands organismes nationaux, dont les dirigeants n’ont pas toujours réagi avec la vigueur que l’on pouvait attendre après les problèmes connus dans d’anciennes entreprises publiques comme Renault ou France Télécom.
L’approfondissement de ces discussions devra passer par une confrontation serrée des différentes positions défendues du rapport entre science et société, dimension tout juste esquissée ici. Certes, la « communauté » scientifique a longtemps été considérée comme particulièrement autonome, et soucieuse de conserver une telle autonomie, y compris lorsque cela s’avérait discutable : la vigueur des controverses citoyennes sur certaines questions scientifiques (OGM, nucléaire, etc.) indique que l’absence de discussion avec les acteurs sociaux extérieurs au champ scientifique ne conduit pas, loin s’en faut, à des choix toujours judicieux. Il revient donc aux gouvernants de tout mettre en œuvre pour que puissent être débattues les attentes que l’on peut nourrir à l’égard de la recherche publique, voie qui n’a pas été empruntée par les tenants du New public management, et que les premières positions du gouvernement Ayrault ne semblent malheureusement guère renouveler.
À ce sujet, Jérôme Pélisse évoque dans son article la très superficielle opposition du PS à l’égard des réformes de la recherche et de l’enseignement supérieur menées sous le précédent gouvernement. Avant de devenir ministre en charge de ce portefeuille, Geneviève Fioraso fut député de la 1re circonscription iséroise, siégeant à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Elle n’économisa ni son engagement, ni ses forces pour rapprocher toujours davantage les entreprises, les universités et les laboratoires publics. Il s’agissait de les lier toujours plus intensément de sorte, qu’ensemble, ils portent la métropole grenobloise à devenir l’une des premières puissances économiques française fondée sur la connaissance. Lors de ses anciens mandats, la nouvelle ministre s’est évertuée à appliquer, sinon anticiper, les mesures prévues par le PPR. Il apparaît alors que, sur ce terrain, les socialistes s’inscrivent bien dans la continuité des réformes réalisées par la droite, elle-même poursuivant des réformes entreprises par la gauche… Comme le montre Isabelle Bruno, la vague socialiste que l’Europe a connue au début des années 2000 est l’un des éléments déterminants de l’élaboration de la stratégie de Lisbonne et des réformes qu’elle inspira aux pays membres.
Au moment où les sociétés sont confrontées à des défis écologiques et économiques majeurs que les sciences pourraient aider à comprendre, voire à affronter, il est temps que les responsables politiques abandonnent une vision technocratique et comptable de l’activité de recherche. Prendre le temps de la controverse, des essais, des échecs, des chemins de traverse, des discussions avec les acteurs sociaux nécessite des moyens matériels et symboliques qu’il convient de mettre à la disposition des travailleurs de la recherche, si du moins l’on estime que la connaissance scientifique de notre monde en vaut la peine. Les découvertes sont à ce prix : créativité, curiosité, envie, autant de notions qui supportent mal l’évaluation quantitative et utilitariste promue par le NPM. L’annonce du Centre européen pour la recherche nucléaire de juillet 2012 de la découverte probable d’une nouvelle particule élémentaire quarante ans après sa mise en évidence théorique en offre une éclatante illustration : pas sûr que le boson Brout, Englert et Higgs aurait survécu aux « critères d’excellence » actuels !
DOSSIER COORDONNE PAR JEAN FRANCES ET STEPHANE LE LAY