L’Université française est au plus mal, le constat est partagé. C’est l’une des plus pauvres d’Europe si l’on en juge par ce qu’elle dépense par étudiant. Par comparaison avec ses homologues, c’est une université exsangue, privée des étudiants qui réussis-sent le mieux et éloignée des lieux de recherche les mieux dotés. Que la version républicaine de la méritocratie ait consisté à faire des classes préparatoires et des grandes écoles un ghetto sélectif au moins deux fois plus financé n’est pas nouveau. Pas plus que le choix d’organiser la recherche comme un métier à plein temps pratiqué dans des grands organismes sans fonction d’enseignement. Mais la massification scolaire inter-venue dans les années 1980 a déclenché une crise d’une ampleur inédite. Les moyens n’ont pas suivi la mutation structurelle. Multiplication des effectifs, filières sans res-sources, échec endémique d’une part significative des étudiants : les effets d’une poli-tique de désengagement (financier) de l’État sont sans appel. Mais la misère n’est pas que matérielle. Elle tient à l’absence totale de réflexion sur les contenus et la pédagogie d’un enseignement pratiqué pour des étudiants et dans un contexte qui ont profondément changé depuis les Trente Glorieuses.

Sauf à vouloir marginaliser l’Université française, la défense du statu quo est impensable et suicidaire. Pour autant, il est d’ores et déjà clair que la loi dite LRU sur l’autonomie des universités n’est pas, comme certains défenseurs des réformes en cours ont pu l’avancer, un premier pas pour faire bouger les choses. Quelques mois après sa mise en œuvre, les premières conséquences sont visibles et renforcent les craintes initiales : remise en cause des statuts des personnels, renforcement de l’autoritarisme local, accroissement des inégalités et de la concurrence entre universités renforçant le système à double vitesse. Tout aussi grave, cette loi a été votée sans qu’aucun débat associant tous les acteurs du monde universitaire n’aborde les enjeux centraux d’une réforme de fond : qu’il s’agisse des moyens, des contenus pédagogiques, de la nature et des limites des partenariats extérieurs (entreprises mais aussi collectivités territoriales ou secteur associatif), de la place des formations professionnel-les.

La loi intervient dans un contexte de mal-être profond des acteurs de l’Université, illustré par la démission récente d’un maître de conférence et les débats qu’elle a suscités. Le système de gestion des carrières et des recrutements par les pairs tel qu’il existe actuellement pose de nombreux problèmes. Bien que majoritairement favorables à son maintien, les enseignants sont aujourd’hui confrontés à ses multiples dysfonctionnements : localisme, absence de transparence et de standardisation des critères de recrutement ; mais aussi contradictions d’un mode d’évaluation qui favorise la recherche contre l’enseignement alors même que les possibilités de faire de la recherche ne ces-sent de se différencier selon la taille et la richesse des universités. Ces dysfonctionnements poussent au désinvestissement ou favorisent les stratégies individualistes.

Au delà des multiples difficultés et impasses rencontrées dans leur activité professionnelle, de nombreux enseignants-chercheurs ont le sentiment d’être piégés voire de participer à un vaste système d’inégalités et de discriminations (sociales, « raciales » et de genre) qui exclue les étudiants les plus fragiles, et ne leur permet pas d’accéder à un diplôme. Le mal être est renforcé par le caractère implicite et hypocrite du dispositif parce que l’on est, dans « l’université unique » comme dans le « collège unique », dans une forme de déni de réalité : le mythe de la France pays de la méritocratie est tenace alors la reproduction sociale à laquelle participe le système scolaire ne cesse de se renforcer.

Conscients de cette réalité inacceptable, certains enseignants-chercheurs reprennent volontiers l’idée que les étudiants les moins dotés ne seraient « pas à leur place » à l’université, expliquant de cette manière là les taux d’échec massifs dans les premiers cycles. Cette réaction risque toutefois de légitimer la sélection à l’entrée et de jeter l’idéal de démocratisation aux orties.

Là, comme sur d’autres sujets, les débats sont constamment piégés. Il en va ainsi de la « professionnalisation » des cursus universitaires, devenue un impératif martelé par tous les réformateurs mais rarement discuté dans ses présupposés comme dans sa mise en œuvre. Or, non seulement elle permet de faire porter sur l’université la responsabilité de fournir une main-d’œuvre adapté à un marché de l’emploi marqué par une flexibilité toujours plus grande, mais surtout, la priorité désormais donnée à la « professionnalisation » vient, en douce, redéfinir la fonction de l’université, sous cou-vert de s’adapter aux attentes pragmatiques des étudiants.

Il ne s’agit pas de nier que les étudiants, dans leur majorité, viennent chercher à l’université un capital d’insertion sur le marché de l’emploi. Il faut pourtant souligner que la réussite scolaire passe bien souvent par la capacité à s’approprier un savoir, des compétences, des manières de faire proprement universitaires, et ce d’autant plus pour les étudiants les moins dotés en capital culturel dont l’échec se nourrit du sentiment d’en être exclus. De plus, pourquoi opposer (alors que très souvent elles se combinent), la quête d’un avenir social plus ou moins sécurisé et la recherche plus « gratuite » d’un accès au savoir qui doit être reconnue comme légitime et non pas réservés aux « héritiers ».

Les étudiants en lutte contre la loi Pécresse ont clairement exprimé un refus du démantèlement du service public d’enseignement supérieur. Ils se sont mobilisés pour que certaines filières, estimées pas assez rentables, ne soient pas supprimées. Mais ils ont aussi dit clairement leurs revendications face à la détérioration du statut d’étudiant alors qu’un nombre croissant doivent financer leurs études : cause d’échec scolaire, là encore peu débattue. S’il est avéré que nombre d’entre eux étaient manipulés et financés par certains groupes et partis de droite, l’engagement des étudiants « anti-bloqueurs » doit faire réfléchir sur les formes et possibilités de lutte contre les réformes en cours. Toutefois, et même si elle a été moins relayée par la presse, l’absence de mobilisation d’une grande majorité des personnels de l’université et plus encore, en leur sein, des enseignants-chercheurs, interpelle tout autant.

Comment, dans ce contexte, œuvrer à la transformation de l’Université ? Une ré-forme radicale du système d’enseignement supérieur est possible. En penser les contours suppose toutefois de ne pas éluder les questions difficiles, ni de se replier sur une défense de l’existant. Comment réaffirmer la légitime gratuité de l’accès à l’enseignement et véritablement la garantir ? Quels rapports entre formation générale et critique et formation professionnelle ? Quels savoirs transmettre ? Au profit de qui ? Quelle est la contribution de l’université à la recherche ? Penser la formation comme un droit et un processus au cours de la vie incite à réfléchir à une université populaire ouverte sur la société tout en maintenant les conditions d’autonomie nécessaire à la recherche et à la transmission des savoirs. Les réformes en cours vont à rebours des enjeux de la démocratisation de l’Université, ce n’est cependant pas une raison pour revenir à une formule qui accompagne la massification à moyens constants et sans perspectives nouvelles pour les étudiants. Il nous faut d’urgence penser la transformation de l’Université, avant que les forces du marché ne l’aient définiti
vement formatée.

Un dossier coordonné par Armelle Andro, Marie-Hélène Bacqué, Jean-Paul Gaudillière, Numa Murard et Sylvie Tissot.

Mouvements.info vous en propose trois articles :

Le traitement du harcèlement sexuel et des discriminations à l’université“, par Christelle Hamel
La parenthèse (Xavier Dunezat), pour l’émergence d’un débat (vraiment) contradictoire sur l’université“, par Numa Murard,
Enseignement supérieur : la grande transformation ?“, par Frédéric Neyrat,

Le numéro 55-56 de Mouvements est disponible en librairie ainsi qu’à l’achat sur cairn.info.

Nous vous proposons également de relire les articles déjà parus sur le site :
Pourquoi démissionner de l’Université“, par Xavier Dunezat
Que faire de la démocratisation à l’université ?“, par Armelle Andro et Marie-Hélène Bacqué
ou encore “Les étudiants dans la rue, une mobilisation bienvenue contre la loi LRU”, par Frédéric Neyrat, un article en 3 parties :
https://mouvements.info/spip.php?art…
https://mouvements.info/spip.php?art…
https://mouvements.info/spip.php?art…