Dans un article de novembre 20131, abondamment commenté sur la toile, la journaliste blogueuse Titiou Lecoq faisait une analyse désenchantée de la situation démocratique dans l’espace numérique. Pour elle, le net étant originellement un espace libre et non contrôlé, il était porteur d’un potentiel émancipateur puissant, vecteur de bricolages coopératifs, de créativité, d’autonomie individuelle et de liberté d’expression et de critique (un « Mai 68 numérique » donc). Or, cet espace de contre-culture et de critique artiste ouvert et décentralisé se serait réduit en quelques années à « un grille-pain fasciste2 » c’est-à-dire à un circuit fermé et centralisé. Elle démontre en quelques paragraphes comment la marchandisation d’Internet aurait offert, en centralisant la circulation des utilisateurs et de leurs données, les moyens (jusque-là inexistants) aux États de surveiller vraiment les usagers « (…) ce ne sont pas les politiques qui ont les premiers perverti les usages du Net. C’est nous. Les internautes. En acceptant des modifications du système qui en changeaient la lettre et l’esprit. En mettant certaines entreprises privées dans des positions de monopoles proches d’un système monarchique. Et une fois ce système de concentration de nos données mis en place, les organes de surveillance des États sont venus se servir ». Elle n’est ni la première, ni la seule à exprimer une telle désillusion ni à formuler cette analyse : les espoirs mis dans le potentiel transformateur, voire révolutionnaire du net (certains allaient jusqu’à considérer au début des années 1990 le réseau comme l’opérateur d’une véritable « mutation anthropologique ») auraient fait long feu.

Internet n’est-il plus, alors, qu’un nouveau lieu où s’exercent aliénation consumériste et surveillance généralisée ? Tout potentiel critique, voire encapacitant, du réseau est-il définitivement de l’histoire ancienne ? « L’utopie numérique » a-t-elle rejoint les autres utopies politiques dans les limbes du recyclage capitaliste ?

La question ne semble pas si tranchée. Tant du point de vue de l’actualité politique que de ce qui peut s’observer dans certaines pratiques culturelles, on voit émerger diverses résistances aux logiques de centralisation et de contrôle qui gouvernent effectivement le réseau depuis le milieu des années 1990. Ces dernières sont de nature et d’impact divers : les révélations courageuses faites par un Edward Snowden, figure contemporaine et populaire de l’héroïsme démocratique, n’ont évidemment pas les mêmes caractéristiques que l’usage fait du numérique dans les récents soulèvements qui ont secoué les pays arabes, qui elles-mêmes sont culturellement très différentes des expérimentations nées au sein de la culture hacker (et dont les articles sur les hackerspaces et les mobilisations pour la souveraineté technologique proposés dans ce numéro par le collectif Ritimo nous donnent un aperçu).

En particulier, elles ne relèvent pas du même type de rapport culturel au politique et à ses institutions. Ainsi que le montre Jean-Marc Salmon dans le présent numéro, si le numérique a joué un rôle (complexe) dans la révolution tunisienne, ce n’est qu’en s’arrimant à des « savoir-faire militants, parfois en sommeil, dispersés dans tout le pays, accumulés lors d’expériences épisodiques d’action collective ». Si en Afrique du Nord, le terreau d’un militantisme institutionnel (notamment syndical) affaiblit mais bien vivant a permis de donner toute sa force au potentiel mobilisateur des communications numériques, c’est en dehors de toute problématique partisane que s’expriment les gestes politiques d’individus comme Snowden ou, dans des versions plus articulées idéologiquement, Julian Assange ou Richard Stallman. Ils sont plutôt représentatifs de formes d’engagements et de résistance plus individuelles nourries des valeurs de liberté et de construction des « communs » respectueux de la vie privée des individus, deux étendards de l’utopie concrète du numérique politisé.

Cette question du rapport entretenu par les formes et les mouvances militantes qui ont éclos sur le net, dont le hackerisme est la figure centrale, avec les espaces et les luttes politiques plus traditionnels est essentielle dans une réflexion sur les potentiels politiques (actuels et futurs) du numérique. C’est celle que se posent Nicolas Auray et Samira Ouardi en ouverture de ce numéro, en proposant un examen historique des liens qui lient luttes numériques et luttes pour l’émancipation depuis la fin des années 1980. Ils montrent que ces liens sont encore à construire mais que la politisation du net au-delà d’une seule « politique du code » qui proclamerait, sous des formes différentes, la puissance transformatrice de l’informatique, est en marche : ceux qui naguère ne se posaient que des questions qui les concernaient très directement (des questions de liberté de circulation de l’information et de gratuité de la création notamment informatique) s’intéressent désormais de plus en plus aux questions sociales et économiques, à la faveur notamment d’une expérience de la nature oligarchique des institutions politiques. C’est ce que confirme d’ailleurs l’entretien que nous ont accordé plusieurs membres fondateurs de la Quadrature du Net, collectif français de militants pour le numérique libre. Confrontés au faux-semblant du caractère démocratique des institutions politiques européennes et nationales, certains militants, dont ils font partie, ont transformé et élargi leurs positions politiques. Cette prise de conscience a eu des effets différents selon les pays, mais elle a conduit à l’éclosion d’un socle de débats autour du renouvellement des processus de désignation des élites, politiques, notamment.

L’analyse livrée par Auray et Ouardi se concentre sur le cas européen. En la matière, la situation est différente des deux côtés de l’Atlantique alors même que mouvements, textes et formes de mobilisations circulent entre les deux continents par le truchement de la géographie du réseau. Ces divergences s’expliquent bien sûr par des histoires culturelles différentes. Aux États-Unis, l’influence de la pensée libertarienne colore fortement la plupart des mouvements du numérique, comme l’illustre la tribune récente de David Golumbia dans la revue Jacobin, « Cyberlibertarians’ Deletion of the Left3 ». À l’inverse, en Europe, le hackerisme s’est plutôt nourri aux mamelles de la pensée autonome et libertaire. Cette partition idéologique est brossée à grand traits mais elle permet de mettre en lumière un point important pour analyser le militantisme numérique : s’il n’y a pas nécessairement d’organisation sociale très solide de la nébuleuse de ces mouvements (par exemple, des collectifs comme Anonymous sont paradigmatiques du hackerisme), il y a bien une organisation idéologique de ces derniers, au-delà de la seule adhésion aux valeurs du libre et/ou de la gratuité. Cette organisation se fait au sein de plusieurs corpus idéologiques dont font partie le cyber-libertarianisme et le cyber-anarchisme, mais également ce que l’on peut appeler le « cyber-collectivisme ».

Dans leur article consacré à la stratégie et à la pensée de Julian Assange, visage public du site Wikileaks, les États-uniens Nathan Jurgenson et P.J. Rey, offrent un panorama de ces divers programmes politiques. Ils situent l’originalité de la posture d’Assange, le cyber-anarchisme, et en dévoilent le cœur. Cette stratégie politique consiste à tirer parti de la nature « liquide » du réseau, c’est-à-dire de sa propension mécanique à faire circuler objets, textes et idées, à les faire quoiqu’il arrive circuler, pour mieux obliger les États (qui réagissent par la répression à la divulgation de certaines informations) à dévoiler leur nature contrôlante et ainsi créer de la « transparence involontaire ».

WikiLeaks est un projet qui, plutôt que de lutter frontalement contre les pouvoirs étatiques et économiques dont il se méfie, le fait obliquement, par des pratiques qui peuvent être qualifiées de « détournement », sens premier du terme « hacking ». Assange et les contributeurs du site WikiLeaks retournent le potentiel liquide du réseau contre le capitalisme de monopole et les surveillances étatiques. Ils le font non seulement sur la foi mystique que quoiqu’il arrive « l’information veut être libre » et que l’informatique est porteuse d’un potentiel de transformation (car « le code c’est la loi »), mais également sur la base d’une analyse de la nature des pouvoirs auxquels ils ont affaire. C’est en produisant un discours sur l’usage du secret que WikiLeaks rappelle une chose essentielle : la première condition de la formulation de perspectives de luttes contre un/des pouvoirs est la connaissance de ses mécanismes de fonctionnement.

C’est l’objectif de la seconde partie de dossier qui propose une exploration partielle de la nature concrète des contrôles et des pouvoirs qui s’exercent sur les individus par le biais du numérique, en proposant parfois des directions potentielles de lutte. Ainsi Samuel Goëta et Clément Mabi se livrent-ils, dans un article critique de la notion « d’open data », à une analyse de la manière dont les nouvelles formes de transparence administrative (originellement arrachées par des militants) se sont articulées à l’essor d’un nouveau capitalisme industriel autour des Big Data dans les dix dernières années. Ils montrent à cette occasion que la « libération » des données publiques a entraîné une transformation des pratiques administratives et une modification des relations entre les organisations publiques et les usagers qui invite à réinvestir « l’open data » comme terrain de lutte. Ils décrivent les conditions techniques et politiques qui sont nécessaires pour que les données publiques puissent se transformer en outil d’émancipation des citoyens. Pour eux : « La partie n’est pas encore perdue pour qui veut bien s’atteler à ce défi ». De la même manière Lionel Maurel décrypte les conséquences néfastes des récentes législations sur le droit d’auteur pour ouvrir sur des alternatives juridiques et économiques potentiellement plus justes. Les autres articles de cette partie décryptent d’autres phénomènes qui contribuent à faire du numérique l’outil du capitalisme et des systèmes de surveillance étatique : Alexandre Laumonnier nous dévoile le fonctionnement de la numérisation de la haute finance, Camille Allaria expose les enjeux qui se cachent derrière la numérisation de la surveillance à travers l’exemple du bracelet électronique, et enfin Fabrice Flipo montre les problèmes écologiques posés par le numérique.

S’ils ne proposent pas toujours des directions explicites de lutte, toutes ces contributions dessinent un véritable front qu’il semble essentiel d’investir tant le numérique constitue désormais une part considérable de nos expériences sociales contemporaines. Car s’il importe que les militants du numérique élargissent leurs questionnements politiques aux enjeux sociaux et économiques, il importe que les mouvements de gauche prennent la mesure de l’importance de ce qui se joue aujourd’hui pour chacun d’entre nous dans l’espace numérique. En ce sens la gauche est face à un tournant équivalent à celui qu’elle a connu dans les années 1960, quand, sous l’influence notamment des travaux de Debord et la relecture par certains militants des travaux de Gramsci, il lui est apparu que la culture n’était pas simplement une « superstructure » mais bien un espace de la lutte pour l’émancipation et d’expérimentation de formes de souveraineté par le bas. De la même manière il apparaît clair aujourd’hui que le numérique et tout particulièrement le réseau ne sont pas simplement un des moyens parmi d’autres pour mener nos luttes, mais bel un bien le lieu, l’objet et le front d’une lutte à part entière.

Dossier coordonné par Nicolas Auray, Simon Cottin-Marx, Noé Le Blanc et Samira Ouardi.

1 http://www.slate.fr/monde/80483/nous-avons-tue-notre-internet

2 L’auteure utilise un sens faible du mot « fasciste », puisque non lié à la manipulation de l’idée de « peuple », et vise surtout à alerter contre l’ampleur effrayante du contrôle des opinions publiques et de la colonisation de la vie privée.

3 https://www.jacobinmag.com/2013/12/cyberlibertarians-digital-deletion-of-the-left/ , en français : « Le problème de la gauche avec Internet ».