Mars 2020 – Mars 2021. Un an de pandémie, un an de vies réorganisées au rythme du SARS-Cov2, de ce qu’on en sait ou de ce qu’on en ignore, de ce qu’on fait ou de ce qu’on ne fait pas pour contrer sa transmission, de ce que l’État autorise ou interdit.
Un an d’une politique de la pandémie qui a mis en lumière la casse sociale résultant de trois décennies de politiques publiques d’inspiration néolibérale, qui a obligé le gouvernement à suspendre bon nombre de réformes de structure et brutalement interrompu les mobilisations visant à s’y opposer, mais qui a aussi renforcé le virage autoritaire de la macronie et sérieusement mis à l’épreuve le système de santé de l’un des pays les plus riches de la planète. Le fait que la mortalité occasionnée en France par la pandémie soit, après deux vagues de circulation massive du virus, quasi équivalente à celle des États-Unis tant décriés pour l’incurie de l’administration Trump et l’absence de couverture de dizaines de millions de personnes, est un constat dramatique. Même s’il ne s’agit pas de remettre en cause les principes de socialisation et d’universalité des soins qui sous-tendent le système de santé français, ce constat devrait être le point de départ d’un débat sur l’après dont, hélas, le « Ségur » de l’hôpital organisé au début de l’été a été une parodie. Si celui-ci a débouché sur un geste financier au profit des soignant.es, il n’a pris aucune mesure forte, structurelle, pour l’hôpital et quasiment pas abordé la médecine de ville. Quant à son complément, le Ségur de la santé publique, il se fait toujours attendre.
La pandémie est indéniablement le point de départ d’une crise sanitaire dont l’intensité peut se mesurer à la façon dont le vaccin est, depuis des mois, investi de tous les espoirs de retour à la normale. Les mérites respectifs des formules inventées en accéléré en divers endroits du monde, les conditions de distribution des doses de vaccin et le triage des populations prioritaires sont au centre de toutes les discussions. L’innovation biomédicale reste ainsi l’alpha et l’oméga de la sortie de crise alors même que depuis plus d’un an, ce sont les mesures de santé publique et les interventions sociales qui dominent et ont – quoique de façon très inégale du fait qu’il s’agit des parents pauvres du système – permis de limiter la mortalité.
Pourtant, une crise sanitaire n’est jamais un pur événement biologique ou clinique justiciable de solutions seulement techniques. Quand la pandémie devient crise sanitaire, l’action en santé devient la continuation de la politique, mais par d’autres moyens. Ainsi, la crise a d’abord pris la forme des pénuries et de l’échec des plans dits de préparation. Le manque de tests avec son corollaire – l’impossibilité de suivre et d’isoler les personnes contacts pour contrôler les clusters – a joué un rôle essentiel dans la panique de mars et l’adoption du confinement comme seul moyen de limiter les contaminations. Sur la lancée des mobilisations des soignant.es de l’année 2019, ces pénuries matérielles ont vite – et à juste titre – été renvoyées aux conséquences de la casse néo-libérale du service public de santé, mais celle-ci n’épuise pas la question. L’histoire des masques nous le rappelle. Déjà au cours de l’épidémie de SARS-Cov1 en 2003, la technocratie sanitaire en France avait constamment contesté l’utilité des masques pour les non-soignant·es. En filigrane, ces errements en disent long sur le déficit de culture – et de politiques conséquentes – de santé publique en France.
La seconde figure de la crise est celle de la « syndémie », ce vocable introduit par certains épidémiologistes pour signifier explicitement l’interaction entre la pandémie, les maladies chroniques agissant comme comorbidités et le poids des inégalités sociales. La pandémie est tout à la fois un révélateur et un amplificateur des rapports de classe, de race, d’âge et de genre. Les conditions de logement, de transport, de travail ou encore d’accès aux soins influent fortement sur les résultats sanitaires. L’épidémie est un fait social total. Mais cette interaction syndémique ne débouche pas toujours sur le pire. Ainsi, l’ampleur des inégalités économiques en Afrique subsaharienne laissait présager que la région serait particulièrement touchée. Pourtant, cela n’a pas été le cas, une surprise le plus souvent attribuée à la jeunesse de la population et à l’expérience sanitaire acquise lors de la lutte contre les épidémies antérieures, VIH et Ebola.
Ainsi, loin d’être un phénomène isolé, la crise sanitaire s’articule aux autres crises – économique, sociale, écologique. L’ampleur de la chute des PIB pour 2020 est là pour le rappeler. D’autant plus que l’horizon d’un retour à la normale est hanté par l’imaginaire néo-libéral de « la fin de la parenthèse » interventionniste, synonyme de recours massif aux dépenses publiques, pour en revenir aux réformes de structure laissées en plan.
La crise sanitaire enregistre et amplifie aussi la crise écologique. En effet, la Covid-19 est, très probablement, un produit de l’anthropocène : un grand nombre d’expert·es de la biodiversité soulignent ainsi les parallèles entre la déstabilisation des écosystèmes, l’intensification de l’exploitation des ressources biologiques et la multiplication de nouvelles maladies. La Covid-19 ne serait donc que le dernier avatar en date de ces adaptations de virus rendues possibles par les contacts renforcés entre la faune sauvage, les animaux d’élevage, et les humains. La crise sanitaire change ainsi à la fois les paramètres et les termes de discussion de la crise écologique. Tant les liens entre flux transcontinentaux de marchandises et circulation du virus que les conséquences du confinement ont nourri les critiques de la mondialisation bien au-delà du cercle des partisan·es de la décroissance ou de l’écosocialisme. En Europe, l’arrêt d’une part importante des activités a aussi été une occasion inattendue d’interroger l’artificialité de certains besoins ou le caractère « essentiel » de pratiques telles que le transport aérien massif de fruits et de légumes et le tourisme de masse comme horizon de développement. Si l’idée de profiter de la crise pour aller vers des politiques de transition écologistes a eu un certain écho après le premier confinement, y compris au sein des institutions internationales et des ONG, l’horizon dessiné par les plans de sortie de crise actés à l’automne reste très loin du compte.
Sur tous ces enjeux, beaucoup a été écrit depuis mars 2020. Le comité de rédaction de Mouvements a donc hésité avant de bouleverser son planning de publication pour y insérer un numéro Covid-19. Cette option a finalement été retenue à la fois pour prendre acte de l’ampleur de l’événement, mais aussi pour essayer de prendre un peu de distance, pour expliciter non seulement ce que la crise sanitaire confirme de nos diagnostics, mais aussi ce en quoi elle ébranle certaines de nos certitudes, et en quoi elle nous oblige à (re)penser des stratégies politiques d’émancipation en temps de pandémie. Nous avons choisi de le faire à partir de trois aspects : celui des rapports de classe, de race, d’âge et de genre car la pandémie n’a évidemment pas affecté toutes les vies de la même manière et n’a pas suscité les mêmes réponses par et pour toutes ; celui de l’ailleurs pour aller au-delà des exercices de comparaison hâtive avec les pays qui ont apparemment fait mieux ou moins bien ; celui de l’expérimentation parce la suspension du normal pour endiguer le pathologique a aussi été un moment de lutte et de solidarité selon d’autres modalités que celles de la politique classique, pour répondre à d’autres besoins et donc repenser les alternatives.
La première partie de ce numéro est ainsi consacrée au « soigner et travailler par temps de Covid-19 », à ces activités qui ont été au cœur de « l’essentiel » : le soin, le care et la logistique. Nous y revenons sur le travail à l’hôpital et les pénuries et l’héritage de l’année de lutte qui a précédé le confinement avec Noémie Banes et Orianne Plumet du collectif inter-urgences tandis que Yasmina Ketal nous parle de sa trajectoire d’infirmière et de militante. Caroline Izambert, Matthias Thibeaud et Alicia Maria livrent les résultats d’une enquête réalisée par AIDES auprès des personnes exposées au VIH que suit l’association sur la précarité renforcée et la synergie des maladies. Le texte de Carlotta Benvegnù, David Gaborieau, Haude Rivoal et Lucas Tranchant analyse la conjonction entre boom d’activité, surexposition au risque et résistance sanitaire caractéristique de l’expérience des travailleur.ses des entrepôts logistiques. Les enjeux de la syndémie sont aussi abordés dans deux textes mis à disposition sur le site de la revue : un entretien avec Olivier Gayraud et Jean-Hervé Bradol sur le bilan que Médecins Sans Frontières tire de ses interventions dans les Ehpad pendant le premier confinement et la contribution de Camillo Garcia sur la dynamique de la maladie à Santiago du Chili.
La deuxième partie « Gérer la pandémie, produire la crise sanitaire » revient sur les caractéristiques de la Covid-19, ses liens aux inégalités et discriminations, et interroge la diversité des réponses qui y ont apportées. Au printemps, les historien·nes ont été très sollicité·es pour proposer des explications et des leçons du passé. Anne Rasmussen insiste, quant à elle, sur le fait qu’en regard des épidémies du siècle passé, l’exceptionnalité de la pandémie est précisément sa banalité, sa gestion par le sanitaire et les mesures les plus classiques de la santé publique, de la police des frontières au suivi de clusters. Laure Pitti et Audrey Mariette nous parlent de la situation dans les territoires urbains populaires, en l’occurrence la Seine-Saint-Denis, de l’intrication des inégalités économiques, sociales et des discriminations de race dans la production de la surexposition aux formes graves de la maladie. Leur analyse fait écho au texte de Zoé Carpenter disponible sur le site sur la surmortalité des Afro-américains, le racisme du système de santé américain, et les initiatives communautaires prises pour y faire face. Deux textes reviennent enfin sur la place des dispositifs de santé communautaire dans l’efficacité plus ou moins grande des réponses. Le texte de Harilal Madhavan sur la résilience du système de santé de l’état indien du Kérala contraste ainsi l’analyse de Sévérine Carillon, Fatoumata Hane, Ibrahima Ba, Khoudia Sow et Alice Desclaux sur la faible réponse communautaire au Sénégal.
La troisième partie « Profiter de la pandémie, répondre aux crises » ouvre sur les questions de l’après, sur les ambitions des profiteurs de crise, mais aussi sur certaines des alternatives qui ont émergé pour tirer parti de la crise sanitaire pour repenser les réponses aux urgences économiques, sociales et écologiques. En sus de l’itinéraire avec Robert Boyer sur la trajectoire de l’école de la régulation et son analyse de la diversité des capitalismes à l’épreuve de la pandémie, deux textes portent sur les politiques économiques. Celui de Benjamin Lemoine insiste sur les continuités de l’agenda néo-libéral de gestion de la dette. Jean-Marie Harribey et Esther Jeffers prennent pour objet les changements introduits par le plan de relance de l’Union européenne et mettent en exergue la distance qui sépare le Green Deal et ce que serait une vraie politique de transition. Dans leurs entretiens respectifs, Rafaela Pimentel Lara et Amaia Pérez Orozco discutent les initiatives prises en matière de care, à la suite de la pandémie, par le gouvernement de la gauche espagnole et plaident pour leur radicalisation dans une perspective qui rende visible le travail de celles qui ont en charge la soutenabilité de la vie. C’est la même question des activités essentielles que l’on retrouve au cœur de l’entretien avec Razmig Keucheyan où celui-ci revient sur la nécessité de leur redéfinition pour sortir du productivisme et sur les conditions d’une politique démocratique des besoins. Pour finir, Marie Buisson (CGT), Jean-François Julliard (Greenpeace) et Julien Rivoire (Attac) lui font écho dans leur discussion de l’initiative « Plus jamais ça » et du plan de relance proposé en plein confinement pour répondre aux urgences sociales et écologiques.
Dossier coordonné par Pauline Delage, Jean-Paul Gaudilliere, Gabriel Girard, Catherine Izambert, Pierre-André Juven, Noé Le Blanc