Une revue comme Mouvements peut-elle s’autoriser à commenter l’actualité à chaud, avec si peu de recul ? Lorsque nous avons lancé ce numéro fin janvier dernier, les révolutions arabes n’en étaient qu’à leurs débuts. Mais quel bouleversement ! En Tunisie, pour la première fois un dictateur arabe avait quitté le pouvoir sous la pres-sion du peuple ; l’émulation commençait à gagner les Égyptiens qui manifestaient en nombre croissant chaque jour. En cet hiver 2011, les printemps arabes ne faisaient que commencer sans que l’on sache jusqu’où allait s’étendre la vague révolutionnaire. Nous ne pouvions encore imaginer que, quelques jours ou semaines plus tard, les Li-byens eux-mêmes se soulèveraient contre le plus ancien dictateur du monde arabe, que le scénario tunisien se répéterait au Yémen, à Bahreïn, en Syrie et que, de façon plus prévisible, l’agitation gagnerait l’Algérie voisine (en mode mineur il est vrai), le Ma-roc et la Jordanie aussi, où, pour la première fois de façon aussi ouverte, les manifes-tants réclamaient la mise en place d’une monarchie parlementaire.

Le brutal surgissement de l’événement révolutionnaire a toujours quelque chose d’énigmatique, mais ici — tout comme en 1989 avec l’effondrement des régimes communistes en Europe de l’Est — la surprise est d’autant plus forte que le moment de rupture intervient au sein d’un monde perçu comme figé dans un carcan tout à la fois politique et culturel et qui semblait intrinsèque aux sociétés arabes. Du moins cela correspond-il au regard que l’Occident porte sur l’Orient depuis au moins le XIXe siè-cle et dont le regretté Edward Said avait depuis longtemps révélé les ressorts [1]. Les poncifs sur l’islam et sa nature rétrograde ou sur le sentiment de fatalisme qui aurait dominé des sociétés holistes étaient brusquement remis en cause par les images de ces peuples en mouvement dont la geste révolutionnaire nous rappelait qu’il était encore possible de mourir pour la liberté et la dignité.

Ce numéro fait dans l’urgence de l’actualité aura donc été l’occasion de rassembler les analyses de chercheurs installés de part et d’autre de la Méditerranée et dont la pa-role commençait tout juste à être enfin entendue par des médias qui jusqu’ici restaient trop souvent prisonniers de grilles de lecture culturalistes dominées par l’obsession de « la menace islamiste ». Les travaux de ces sociologues et politologues, le plus souvent arabisants, donnaient déjà à voir les failles sociales et politiques d’États dont les évé-nements récents confirment qu’ils étaient davantage des « colosses aux pieds d’argile » que des régimes autoritaires inébranlables et renforcés par le contexte géopolitique. Si la vague révolutionnaire est évidemment enracinée dans la contestation de la corrup-tion, des privilèges et de la privation de liberté, il s’agit en même temps de rendre compte de sa nature imprévisible. Pour cela il est nécessaire d’articuler l’analyse de mouvements sociaux aux soubassements des bouleversements actuels, avec le gonfle-ment jusqu’à l’apothéose révolutionnaire de cette colère populaire qui a réuni sur la place publique des citoyens tout d’un coup conscients d’avoir, par leur action, pris en main leur destin politique.

En mêlant une analyse rétrospective de l’état de ces sociétés arabes avant 2011, à travers notamment les signes avant-coureurs d’une crise sociale et politique d’envergure, et l’observation de révolutions en marche selon des modalités imprévisi-bles et spécifiques à chacune d’entre elles, il s’agit aussi de faire la part entre des fac-teurs et des acteurs dont le poids peut être très variable d’une configuration révolu-tionnaire à l’autre : par exemple, en ce qui concerne le rôle des différentes catégories sociales, le succès des mobilisations populaires est-il lié aux nouveaux modes d’organisation horizontaux des couches « éclairées » et d’une jeunesse urbaine fami-lière des outils de communication liés à l’Internet (Ayari), ou davantage à l’implication des catégories populaires qui ont donné au mouvement son caractère de masse ? Les partis et syndicats traditionnels ont-ils été marginalisés par un mouvement sans leader ou ont-ils joué in fine leur rôle de vecteurs du changement politique ? La capacité de rebondissement de nouvelles formes syndicales (Clément, Duboc et El Shafeï ; Allal et Geisser) est en effet remarquable, même si elles peuvent être contami-nées par un néo-libéralisme mâtiné de clientélisme au plus haut niveau, ou de coali-tions hybrides de citoyens comme en Égypte (Ben Nefissa).

À l’origine de cette révolution démocratique, le chômage de masse et la précarité devenus insoutenables avec l’accentuation visible des inégalités ont en tout cas joué un rôle déterminant, en particulier chez les jeunes [2]. C’est finalement un geste dans lequel se sont reconnus tous les laissés-pour-compte de la croissance — l’immolation de Mo-hamed Bouazizi le 17 décembre 2010 — qui a été l’étincelle de la révolte en Tunisie : la question des inégalités et de l’humiliation qui en découle était brusquement posée sur la place publique sans que les autorités ne parviennent à la masquer aux yeux de tous. C’est au nom du respect, dans une véritable lutte « pour la reconnaissance » et la dignité que se sont mobilisés les Égyptiens : quand avoir un travail nécessite de donner des dessous-de-table, que les horizons de mobilité sociale ne tiennent plus qu’au rela-tionnel, alors oui, la répression d’État qui maintient cet univers d’injustice est vécue comme insupportable.

La crise du modèle autoritaire semblait alors avoir atteint son point de rupture dans les nouvelles configurations socio-économiques associées à la mondialisation et à ses espoirs. Les pouvoirs en place, dépourvus depuis longtemps de tout semblant de légi-timité, étaient partout caractérisés par leur dimension kleptocratique, oligarchique, de plus en plus souvent fondés sur un principe dynastique — autant de phénomènes qui, par ailleurs, ne sont pas incompatibles avec la mondialisation dans laquelle s’inscrivent de façon croissante les pays du monde arabe. De fait, la politique d’ouverture néo-libérale de ces régimes a fait bon ménage avec une mainmise de l’oligarchie au pouvoir sur toutes les prébendes offertes par la privatisation et les in-vestissements internationaux : Algérie, Tunisie, Égypte, Syrie, tous ces régimes popu-listes, d’inspiration socialiste à l’origine, ont été gagnés par le verrouillage social (Ber-ry-Chikhaoui), par la privatisation à des fins d’enrichissement personnel dans le cadre d’un « système » où l’armée a souvent joué un rôle non négligeable (Addi). Depuis les années 1970 et l’échec des expériences socialisantes, le nationalisme arabe ne repré-sente plus un modèle politique, et, pour masquer le fossé grandissant d’avec les socié-tés civiles et garder un peu de lustre, les États n’ont su que se draper derrière un vague référent islamique et la figure vieillissante du chef charismatique (Camau). Le délite-ment du sentiment identitaire et de la cohésion nationale qui s’en est suivi dans cer-tains pays est désormais un des paramètres de l’équation politique auxquels sont confrontés les États engagés dans un processus de refondation et qui n’est pas sans interroger sur la capacité à continuer à faire nation (Bonnefoy) alors que la dimension régionale et clanique des conflits se superpose sur fond de révolte sociale.

Dans ce contexte de transformation politique plus ou moins radicale, ressurgit de ce côté-ci de la Méditerranée la question obsessionnelle d’une possible arrivée au pouvoir des courants islamistes, selon un scénario à l’ iranienne (Golub, Schlaim). Or, si les mots d’ordre traditionnels des islamistes n’ont pas conduit les mouvements de contes-tation des régimes en place, les mouvements islamistes n’ont pas pour autant été ab-sents et, notamment en Égypte, ont joué leur rôle dans cette mobilisation. Les jeunes militants issus des Frères musulmans étaient en phase avec les nouveaux modes de contestation et, de ce point de vue, la coupure était davantage générationnelle, tous courants confondus, qu’idéologique [3]. Il ne fait certes aucun doute que les partis isla-mistes, qui assument un rôle d’encadrement social et sont en particulier bien implantés dans le tissu social urbain de beaucoup de pays arabes, joueront un rôle dans le proces-sus de transition démocratique. Mais rien ne laisse présager que leur intégration dans le jeu démocratique se fasse… au détriment de la démocratie. Bien au contraire, le processus de démocratisation risque d’accentuer la banalisation de l’islam politique dont témoigne notamment le succès du modèle turc auprès des opinions publiques ara-bes qui voient dans l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir à Ankara, la preuve que identité islamique, développement économique et démocratie politique ne sont pas incompatibles. Quant à la « révolution islamiste » en Iran, en dehors des solidarités confessionnelles au Liban et des alliances politiques en Palestine, elle a largement été discréditée par la répression sauvage menée contre le mouvement social iranien. Il est vrai que le contexte géopolitique nuance assez fortement les situations que connaissent aujourd’hui les différents pays du monde arabe. La dichotomie entre régi-mes républicains et monarchies — les secondes ayant pour l’instant réussi à juguler en partie la contestation grandissante qui pour la première fois mettent en cause non les fondements de la royauté mais leurs dérives fastueuses (Larzillière) — ou encore la place des femmes dans les mobilisations sociales constituent d’autres exemples de dif-férenciation entre pays confrontés à cette lame de fond qui partout bouleverse avec plus ou moins d’intensité les équilibres socio-politiques. Sans viser l’exhaustivité des facteurs, on notera aussi que les pays à plus longue tradition associative et militante comme le Maroc (Tourabi et Zaki) ont pour l’instant juste vacillé sur leurs bases, avec des régimes encore légitimes qui ont donné des gages de bonne volonté. Mais, au-delà des différences, ce qui frappe chez ces citoyens d’outre-Méditerranée est la force de transformation qu’ils représentent et dont ils ont une conscience désormais claire, cette capacité de solidarité et de renversement pacifique qui fait sens en dépit des difficultés objectives de la population, notamment égyptienne, et des décennies d’humiliation dont les manifestants se sont fait l’écho. Alors plutôt que d’analyser le printemps arabe comme un simple phénomène de rattrapage dans le processus d’évolution des sociétés humaines, ne faut-il pas voir dans ces révolutions un nouveau commencement, voire une revisite de l’histoire récente ou des mémoires de la domination (Farag) dont nous pourrions tirer à notre tour quelques leçons ?