Face à la puissance et la vitesse des attaques trumpistes contre les immigré·es, les femmes, les personnes LGBTQIA+, les universités, les institutions scientifiques, les médias – la liste est longue –, et dans un contexte d’accélération de la crise environnementale, la question de la solidarité est plus que jamais d’actualité. Dans un essai initialement publié dans la Boston Review au printemps 2023 et traduit par Mouvements à l’automne 2024, la politiste Mie Inouye en élaborait une conception particulièrement riche. Dans cet entretien, elle revient sur la période politique ouverte par le second mandat de Donald Trump, les questions stratégiques auxquelles est confrontée la gauche étatsunienne, et les espaces où cultiver la lutte et l’espoir, malgré tout.
Propos recueillis et traduits par Clément Petitjean, membre du comité de rédaction de Mouvements.
Mouvements (M.) : Dans ton essai « Maintenant la solidarité », tu mets en évidence un « cruel paradoxe » en matière de solidarité, à savoir que « d’une part, la solidarité est une composante essentielle des luttes pour la justice, mais d’autre part, l’injustice réelle la rend impossible. » Et tu défends l’idée selon laquelle, pour comprendre – et peut-être nourrir – une politique de la solidarité, l’essentiel n’est pas tant de réfléchir en termes d’intérêts matériels, d’identité, d’éthique ou d’idéologie commune, mais en termes d’endurance sociale, que tu définis comme « la capacité de continuer à participer, même si l’on n’apprécie pas les autres personnes dans la salle ». Pour toi, l’endurance sociale est « porteuse d’une leçon radicale et ambitieuse : on ne peut pas connaître à l’avance l’effet que vous fera une réunion. S’engager à entretenir cette endurance, c’est montrer que l’on est prêt·e à se laisser transformer, tout en cherchant à transformer les autres. Et cela permet d’expliquer, selon moi, quels peuvent être les principaux apports d’une théorie de la solidarité aujourd’hui. » À quoi ressemble cette politique de la solidarité sous la nouvelle administration Trump ?
Mie Inouye (M.I.) : Le moment que nous vivons actuellement aux États-Unis est une énorme opportunité pour la solidarité de la classe laborieuse, car je ne pense pas qu’il y ait jamais eu de mémoire récente une démonstration aussi claire de la lutte des classes. La classe des milliardaires serre les rangs pour soutenir l’administration Trump et son programme de réduction des aides publiques, comme l’élimination de Medicaid, l’augmentation des impôts sur les personnes qui gagnent moins de 50 000 dollars par an, de nouvelles baisses d’impôts pour les plus riches, tout en kidnappant les travailleur·euses sur les campus universitaires et dans les rues de nos quartiers. Et puis, en arrière-plan, il y a l’aggravation de la crise environnementale dont nous comprenons de plus en plus viscéralement qu’elle rend le monde invivable pour la majorité des habitant·es de la planète. Je pense donc que ce moment constitue une opportunité de se rassembler autour d’un ensemble d’intérêts matériels, notamment notre survie. Il y a des signes qu’une coalition est en train de se former qui inclut des pans de la classe laborieuse multiraciale qui ont voté pour Trump par désespoir et désillusion vis-à-vis des élites politiques progressistes (liberal), des jeunes (les millenials[1] et la « génération Z »), qui ont été radicalisé·es par la crise financière de 2008, une décennie et demie de précarité croissante, et par la crise climatique. Et puis des liberals. L’une des nouveautés intéressantes est que les liberals qui constituent la base du Parti démocrate se soulèvent contre le trumpisme mais peut-être aussi contre l’establishment politique dans son ensemble.
La meilleure illustration récente de cette coalition possible – et peut-être la plus grande source d’espoir pour la gauche américaine à l’heure actuelle –, c’est la campagne victorieuse de Zohran Mamdani pour l’investiture démocrate à la mairie de New York. Mamdani a remporté une victoire décisive sur un cador démocrate, Andrew Cuomo, en faisant campagne sur un programme économique, une politique de classe très explicite, qui a trouvé un large écho, bien au-delà de nos attentes, parmi la classe laborieuse traditionnelle de New York et, de manière écrasante, parmi les liberals, les progressistes et les jeunes. Je pense donc que c’est un excellent exemple du type de coalition qui pourrait émerger de ce moment.
M. : Ton essai tourne beaucoup autour de la crise du COVID et du mouvement Black Lives Matter, après le meurtre de George Floyd, qui en sont les pivots cruciaux. Or le sentiment de solitude était alors une expérience largement partagée, un moment socialisateur, où l’envie des gens de sortir de cet isolement a constitué une force motrice de moment de l’été 2020. Peut-on dire que l’équivalent émotionnel aujourd’hui de la solitude de 2020 est la peur ? Ou s’agit-il d’autre chose ? Et qu’est-ce que cela signifie pour réfléchir aux formes que peut prendre la solidarité aujourd’hui ?
M.I. : Je ne dirais que la solitude est l’expérience affective dominante qui pourrait motiver cette forme de politique. La solidarité est davantage ancrée dans l’intérêt matériel. En t’écoutant résumer les arguments principaux de mon essai, je vois les choses peut-être un peu différemment aujourd’hui quant au rôle de l’intérêt matériel dans le type de solidarité dont nous avons besoin en ce moment et qui pourrait être possible. Néanmoins, je reviens régulièrement au problème de la solitude, car l’émergence ou non d’une solidarité de classe est une question très ouverte. Cela dépend de la capacité de la gauche à relier tous ces groupes de personnes sur le plan organisationnel. Et le principal obstacle affectif à cela, il me semble, est l’épuisement et le désespoir, qui sont les émotions dominantes du moment. Parce que la société étatsunienne est incroyablement individualiste et fragmentée, il y a un risque réel que les gens se replient sur eux-mêmes, qu’ils essaient de survivre par leurs propres moyens, qu’ils tentent de se réconforter en prenant soin d’eux-mêmes et en se divertissant, grâce à tout le confort dont nous disposons en tant qu’Américain·es au XXIe siècle, même si nous vivons dans un état d’urgence.
M. : En repensant à 2020, est-ce que tu dirais que l’importance que tu accordais à l’endurance sociale il y a quelques années est toujours valable ?
M.I. : Je pense que c’est toujours un élément crucial. Je nuancerais simplement en disant que l’endurance sociale ne peut pas être la seule base de la solidarité, contrairement à ce que je laissais entendre. Je pense qu’elle est nécessaire, mais insuffisante. La période qui s’est écoulée depuis le début du génocide à Gaza a été extrêmement douloureuse et clivante au sein de la gauche étatsunienne. Nous nous sommes rendu compte de notre impuissance à tenter d’arrêter le soutien actif de l’État à ce génocide. Et puis Trump est réélu et le fascisme est en pleine ascension. Il est donc facile de ressentir du désespoir et de diriger cet affect négatif vers ses camarades, vers d’autres personnes de gauche, et de mettre cette impuissance sur le dos de nos camarades qui ont des analyses politiques et stratégiques différentes des nôtres. Mais nous ne pouvons pas réagir ainsi, car nous avons plus que jamais besoin les un·es des autres. L’endurance sociale est donc cruciale en ce moment, car le spectre de la désintégration de la gauche est très réel.

Campement de solidarité avec Gaza, université Columbia, 21 avril 2024. عباد ديرانية, CC0, via Wikimedia Commons
M. : Quels seraient les lieux et les institutions où cette endurance sociale pourrait être construite, maintenue et transmise ? Si l’on se réfère à ta propre trajectoire, sur laquelle tu reviens dans « Maintenant la solidarité », tu parles de l’église mormone, mais les travaux de sciences sociales ont montré que les institutions religieuses en général ont tendance à inculquer cela aux gens. Quels seraient les autres sites stratégiques à rechercher ?
M.I. : Partout où les gens se rassemblent par nécessité. Les lieux de travail, évidemment, et les syndicats, sont un site majeur où les gens cultivent l’endurance sociale, parce qu’on ne choisit pas ses collègues, et si on est syndiqué·e, on a besoin de tou·tes les autres syndiqué·es. Il faut trouver le moyen de travailler ensemble même si l’on ne s’aime pas et que l’on a de profonds désaccords politiques. Les associations de quartier et les syndicats de locataires peuvent jouer un rôle similaire, car on partage un même lieu de vie et on a besoin les un·es des autres pour rester dans son logement ou améliorer ses conditions de vie. Et puis les organisations politiques, qui, même si on les rejoint volontairement, sont encore très importantes à l’heure actuelle. Je pense qu’il y a un énorme appétit pour l’action politique en ce moment, en particulier de la part des liberals qui sont en crise. Les organisations politiques telles que Democratic Socialists of America (DSA) peuvent donc accueillir ces personnes et tenter de les impliquer dans une politique constructive. Dès lors que nous sommes attaché·es à l’organisation et au programme politique, nous sommes obligé·es de trouver des manières de travailler avec des gens qui viennent d’endroits très différents au sein de la classe laborieuse, au sens large, et d’horizons politiques et de cadres idéologiques différents.
M. : Outre l’endurance sociale, avec cette nuance que tu viens d’ajouter sur le rôle des intérêts matériels, tu affirmes que l’autre élément crucial pour construire une politique de solidarité, c’est ce que tu appelles l’humilité épistémique, qui « consiste à tenir ses croyances sur le monde social ouvertes à la remise en question et à la reformulation, tout en conservant la responsabilité ultime du jugement ». Tu y vois une réponse et un antidote à la « politique de déférence », c’est-à-dire le fait de s’en remettre systématiquement à une personne opprimée en raison de l’oppression qu’elle subit. Comment cultiver l’humilité épistémique sur le plan théorique ? Et en pratique, à quoi cela ressemble-t-il depuis la réélection de Trump ?
M.I. : Lorsque je réfléchis au concept d’humilité épistémique aujourd’hui, après la réélection de Trump et les deux dernières années de militantisme pour la Palestine, je pense moins à des questions d’identité – savoir comment travailler ensemble et construire une solidarité par-delà les identités, même si cela reste clairement un problème majeur pour la gauche – mais plutôt en termes de stratégie. Il y a un certain nombre de vieux débats stratégiques à gauche qui ont atteint leur paroxysme ces deux dernières années en raison de la gravité de la situation. J’ai constaté chez d’autres personnes et chez moi-même une tendance à adopter une posture très moralisatrice et suffisante, alors qu’en fait, nous ne savons pas vraiment ce que nous faisons. La gauche est vraiment désorientée. Il est très difficile de voir la voie à suivre. Et pour cette raison, nous nous réfugions dans l’indignation et le moralisme. Le politiste Anton Jäger parle d’« hyperpolitique » pour décrire cela, une politisation de tout qui est fondée sur le moralisme, et non sur l’analyse politique. Cette politique est anti-solidaire et tend à produire de l’épuisement.
Je pense que l’humilité épistémique est importante en ce moment précisément parce que nous ne savons pas ce que nous faisons et que nous devons tester de multiples hypothèses et être prêt·es à les réviser en fonction de ce qui marche ou ne marche pas. Un exemple pourrait être, là encore, la campagne de Zohran Mamdani pour la mairie de New York, qui semble pour l’instant aller dans le sens d’une stratégie électorale de DSA qui implique de travailler au sein du Parti démocrate et d’essayer de le réaligner[2]. Bien sûr, c’est encore loin d’être le cas, mais le fait que DSA ait pu gagner une élection aussi difficile semble soutenir l’hypothèse d’une partie de l’organisation selon laquelle cette stratégie vaut la peine d’être mise en œuvre. Dans le même temps, au cours des deux dernières années, beaucoup d’autres personnes à gauche, moi compris, sont devenues assez sceptiques quant à la possibilité d’un réalignement, en particulier compte tenu du soutien sans réserve des élites démocrates au génocide à Gaza et de son incapacité totale à organiser la lutte contre Trump. La question se pose donc de savoir comment répondre au succès réel de la campagne de Mamdani, d’une part, et de l’autre aux échecs réels du Parti démocrate à prendre en compte les revendications de gauche et à mobiliser une base de gauche autour de l’élection présidentielle. Je pense que pour continuer à travailler de manière constructive, nous devons être prêt·es à réviser nos jugements sur cette question.
À quoi ressemble donc le fait de cultiver cette humilité épistémique ? Je pense que cela passe par des débats ouverts et respectueux, des désaccords ouverts et respectueux sur des questions stratégiques. Je pense également que cela passe par une plus grande discipline autour de l’utilisation des réseaux sociaux, parce qu’on ne saurait trop insister sur la manière dont ils alimentent cette tendance à l’hyperpolitique. Les réseaux sociaux récompensent la pensée simpliste et les anathèmes. Et il est très difficile de faire marche arrière quand on en arrive là.
M. : Quels sont les débats actuels à gauche, au sein de DSA et au-delà, sur la manière de répondre à ce moment et sur la voie à suivre ?
M.I. : Je pense qu’il s’agit des mêmes débats que ceux que nous avons depuis une dizaine d’années, mais les enjeux sont plus importants. Le plus gros débat porte sur les relations avec le Parti démocrate. On peut distinguer deux camps principaux, dont l’un s’engage à travailler au sein du Parti démocrate, par exemple en présentant des candidat·es avec l’étiquette démocrate lors des élections. L’autre camp souhaite couper complètement les liens avec les démocrates et se concentrer sur la construction d’un parti socialiste ou ouvrier indépendant. Mais même au sein du premier camp, il y a un débat sur la manière dont les socialistes doivent se comporter avec les élites démocrates. Jusqu’à quel point faut-il être dans la confrontation ou la conciliation ? Ces désaccords recoupent en partie la question du fascisme. Si nous sommes face à une menace fasciste, devons-nous nous engager dans une stratégie de front populaire qui implique de collaborer avec les liberals des institutions démocrates, voire même de leur emboîter le pas ? Ou devons-nous considérer les élu·es socialistes comme des tribuns du socialisme qui popularisent nos positions et combattent l’establishment démocrate ? (Mon point de vue personnel sur la question du fascisme, c’est que je pense que nous avons un régime fasciste au pouvoir, mais ce débat ne m’intéresse pas beaucoup. Je ne sais pas en quoi cela importe, en fait, de savoir si cela ressemble au nazisme ou à quoi que ce soit d’autre. Nous devons simplement le combattre).
Un autre débat au sein de DSA, qui est lié au précédent sans pour autant s’y réduire, concerne l’importance que nous accordons au travail électoral et législatif, par opposition au militantisme à la base (structure-based organizing). Ce que j’entends par là reprend les analyses de Jane McAlevey, à savoir des projets militants qui se concentrent sur des groupes partageant une même relation avec le capital, que ce soit en tant que consommateur·ices, travailleur·euses ou locataires, et qui tentent d’organiser ces personnes autour de leur pouvoir de cesser volontairement de travailler, de faire la grève des loyers, de boycotter, etc. Cette approche se concentre davantage sur le militantisme syndical, la création de syndicats de locataires, les campagnes de boycott et de désinvestissement, etc. Au sein de DSA, certaines personnes sont totalement opposées à l’électoralisme, mais il s’agit d’une petite minorité. La plupart des gens sont déterminés à s’engager dans l’arène électorale, mais il toute la question est celle des priorités et de la part des ressources de l’organisation qu’on consacre au militantisme à la base, car il est très coûteux en temps, en énergie et en argent. Pour celles et ceux qui penchent vers le militantisme à la base, le travail électoral est vraiment limité dans ce qu’il peut accomplir tant que la classe laborieuse ne sera pas organisée en tant que classe. Et en dernière analyse, son pouvoir ne réside pas tant dans sa capacité à faire pression sur les élu·es ou à ne pas voter, mais dans sa capacité à perturber le fonctionnement de la société capitaliste.
Un troisième débat porte sur les limites des manifestations de masse. La rébellion pour George Floyd a constitué l’apogée d’une décennie de soulèvements de masse à travers le monde. Or comme l’affirme le journaliste Vincent Bevins dans son livre If We Burn[3], ces soulèvements ont tous échoué. Pire, dans de nombreux cas, la situation a empiré après le soulèvement. Les manifestations de masse apparaissent donc comme la politique du mouvement social de notre époque, mais elles ne semblent pas vraiment efficaces. Et ces mouvements pêchent clairement par manque d’organisation. Je ne sais pas si c’est un débat très vivant en ce moment, mais la question de la relation possible entre organisation politique et mouvements de masse reste importante. Comment les organisations politiques peuvent-elles jouer un rôle de canalisation et de renforcement du pouvoir de perturbation des mouvements de masse ?
M. : Vers la fin de l’article, tu te concentres sur la notion de camaraderie et sur les relations politiques. Tu écris que celles-ci fonctionnent peut-être le mieux « lorsque nous ne nous aimons pas particulièrement et que nous exprimons nos frustrations, nos désaccords et notre colère dans l’espoir de progresser vers un objectif commun. Entretenir l’endurance sociale, c’est aussi valoriser la conflictualité en tant que lieu potentiel de transformation. » Dans le même temps, tu avances que l’une des questions centrales pour la gauche aujourd’hui est de construire une infrastructure capable d’affronter la formidable infrastructure bâtie par l’extrême droite. Or cela nécessite des ressources financières – et pose la question des financeurs. Ces dernières années, plusieurs personnes à gauche ont défendu l’idée que la gauche devait considérer les financeurs comme des camarades plutôt que de les forcer à donner leur argent en les affichant publiquement. Comment articuler la question du conflit productif avec celle des financements ?
M.I. : Comme l’a dit mon camarade Jasson Perez, un ancien organizer qui travaille désormais dans le monde de la philanthropie, si une organisation dépend d’un financeur pour que ses employé·es soient payé·es, cela signifie que le financeur est en réalité leur patron. Ainsi, pour que cette relation fonctionne et ne crée pas d’oppression, il faut que les deux parties reconnaissent que le financeur va, en dernière analyse, chercher à promouvoir ses propres intérêts. Il n’est pas du même côté que les travailleur·euses et l’organisation. Et c’est possible de faire ça de manière responsable. Je pense qu’il est possible de rechercher des financements et de collaborer de manière respectueuse, sans occulter les différents intérêts matériels des financeurs et des organisations représentant la classe laborieuse. Cela implique d’être au clair sur ce qu’il est possible ou non de faire dans le cadre de cette relation, et de laisser la porte ouverte à l’antagonisme lorsque c’est nécessaire.
Pour l’instant, il semble inévitable que les organisations politiques de gauche continuent de dépendre en grande partie des fondations philanthropiques pour se financer, mais il s’agit clairement d’une limitation de notre pouvoir à long terme. Ainsi, dans ces relations de financement, nous devons toujours avoir des plans à long terme pour passer des financements philanthropiques à de l’auto-financement. Clairement, c’est très difficile, surtout pour les petites organisations et celles qui n’ont pas d’adhérent·es, comme c’est le cas de la plupart des organisations de gauche étatsuniennes. Cela met en évidence le problème suivant : nous manquons d’organisations de masse financées et dirigées par leurs membres. À part les syndicats, il existe très peu d’organisations politiques de gauche qui sont entièrement financées par les cotisations de leurs membres. DSA et le Party for Socialism and Liberation sont deux exceptions. C’est la véritable force de DSA, et c’est pourquoi c’est une organisation profondément démocratique, malgré tous ses défauts. Les gens doivent donc adhérer à DSA, car il n’y a pas d’autre option ! Nous devons cesser de nous éparpiller en petites associations à but non lucratif et essayer de reconstruire une véritable organisation de masse.
Mais ta question met en lumière un écueil de mon essai sur la solidarité : on pourrait croire que je dis que tout le monde peut être un camarade, y compris les financeurs. Je me suis rendu compte de ce problème peu après la publication de l’essai parce qu’une connaissance à moi, qui n’est vraiment pas un camarade, l’a lu, l’a adoré, et m’a dit : « C’est formidable. Tu penses que les capitalistes peuvent être des camarades ! » Ce à quoi j’ai répondu que ce n’était pas du tout ce que je pensais. Mais je vois bien comment mon argumentation est compatible avec ce point de vue. C’est en partie pour cette raison que j’ai commencé par souligner que je n’avais pas assez mis l’accent sur l’intérêt matériel et la politique de classe dans la formulation initiale de mes idées.
Ceci étant dit, je continue à défendre qu’il faut introduire du social pour penser le politique. Comme la philosophe Jodi Dean l’a souligné dans sa réponse à mon texte, je minimise un peu le rôle du politique. Je comprends parfaitement qu’elle insiste sur le rôle crucial de « l’endurance politique », mais je continue à penser que l’endurance sociale est tout aussi essentielle, et qu’elle est peut-être même nécessaire pour pouvoir cultiver et nourrir l’endurance politique.
M. : Pour rebondir là-dessus et revenir à ce que tu as dit sur l’endurance sociale comme moyen de combattre le désespoir, cela me fait penser à cette idée de la militante féministe abolitionniste Mariame Kaba que « l’espoir est une discipline ». Cela peut sembler étrange, mais cela me ramène toujours à l’idée que, malgré tous ses défauts, la pratique du yoga pourrait être un moyen de mettre en œuvre cette discipline. Certes, on ne fait pas du tout du yoga par nécessité, ça relève clairement de l’adhésion volontaire, si on reprend ta distinction. Et on pourrait même dire qu’on ne rejoint pas franchement un collectif en faisant du yoga, dans la mesure où, très souvent, les gens ne parlent pas à leur voisin·e de tapis. De même, il paraît peu réaliste de considérer la plupart des professeur·es de yoga comme de potentielles recrues pour le socialisme. Mais j’ai malgré tout le sentiment que c’est un canal particulièrement répandu pour diffuser cette humilité épistémique dont tu parles. Est-ce qu’on pourrait considérer les domaines que les gens de gauche identifient comme étant les plus individualistes et néolibéralisés comme des endroits où on pourrait pousser les contradictions du capitalisme à notre avantage ?
M.I. : Je pense que c’est un point très important. Cela fait très longtemps que je fais du yoga, et cela me permet de garder toute ma tête, ce qui n’est pas négligeable ! Je ne sais pas si cela renforce mon endurance sociale, mais cela m’empêche de devenir complètement folle. En ce moment, nous devons cultiver notre jardin, pour citer Voltaire. Nous devons faire l’essentiel : faire de l’exercice physique, dormir, manger, passer du temps avec nos ami·es, nous engager dans des relations volontaires qui nous permettent d’apprécier l’humanité et ses possibilités. Je pense que nous devons faire tout cela pour survivre aux horreurs de notre époque. Il est donc important de prendre soin de soi, même si je ne pense pas que ce soit politique.
Ceci étant, je pense aussi que nous devrions envisager d’intégrer davantage de rituel dans l’organisation politique, de manière à renforcer l’endurance sociale et à cultiver ce que Kaba appelle la discipline de l’espoir. J’ai toujours été frappée par l’absence de rituels dans de nombreux espaces politiques auxquels j’ai participé. J’aimerais beaucoup commencer et terminer chaque réunion de la DSA par une chanson. J’aimerais faire partie d’une chorale syndicale ou autre. Je participe actuellement à la conférence Socialism, à Chicago, qui est organisée tous les ans par la maison d’édition Haymarket Books, et il y a des cours de yoga pendant la conférence. Quand j’y étais allée, l’année dernière, cela m’avait à la fois plu et émue. J’avais aussi assisté à une sorte de réunion de masse à connotation religieuse organisée par les Dream Defenders, que j’avais trouvée incroyablement émouvante et politiquement édifiante. Il y avait beaucoup de chants, des lectures de Freedom Dreams, de l’historien Robin Kelley, des prêches, qui ne faisaient pas référence à Dieu ou à une quelconque métaphysique mais au socialisme et à l’abolition. Cette absence totale de rituel dans ma vie politique me marque fortement. Ce n’est peut-être pas le cas dans tous les pans de la gauche, mais ça l’est clairement à DSA. Mais j’aimerais qu’il y en ait davantage car, en tant que marxiste humaniste, si je me bats depuis l’intérieur du pays le plus capitaliste de la planète, c’est parce que je veux être un être humain à part entière. Je veux pouvoir exercer toutes mes capacités humaines avec d’autres personnes pour le bien collectif. Dans de nombreux espaces politiques, nous avons tendance à nous considérer comme des créatures unidimensionnelles dont le seul but est de militer, de faire des tâches administratives, de débattre et de délibérer, mais nous sommes aussi des êtres sensibles, incarnés, et nous apprenons et construisons du rapport de forces de ces différentes manières aussi. Donc, oui, j’aimerais bien voir plus de yoga dans les milieux militants socialistes.
[1] Ce terme désigne les personnes nées entre le début des années 1980 et la fin des années 1990.
[2] La notion de « réalignement » renvoie à des débats nés dans le creuset des mouvements sociaux des années 1960 et qui portaient sur la possibilité de « réaligner » le Parti démocrate autour d’une coalition sociale-démocrate s’appuyant sur le monde du travail et excluant les élus démocrates sudistes ségrégationnistes.
[3] Vincent Bevins, If We Burn : The Mass Protest Decade and the Missing Revolution, New York, Public Affairs, 2023, non traduit en français.

