Tenu en mai 2012 à Genève, le colloque What is Coalition? Reflections on the Conditions of Alliance Formation with Judith Butler’s work, abordait cet enjeu central dans les recherches de la philosophe : les façons de faire alliance dans différents contextes culturels. Les contributions en ont été rassemblées par Delphine Gardey et Cynthia Kraus dans Politiques de coalition. Penser et se mobiliser avec Judith Butler. Politics of Coalition. Thinking Collective Action with Judith Butler[1]Mouvements propose ici deux recensions critiques de ce recueil, issues d’une rencontre avec les deux coordinatrices de l’ouvrage dans le cadre du séminaire de recherches du Centre en études genre de l’Université de Lausanne, en novembre 2017. Des échanges qui font aussi écho aux questionnements du dossier du numéro 94, que Mouvements consacre aux perspectives ouvertes depuis 2009 en Espagne par la formation de la Plateforme des victimes du crédit hypothécaire, l’émergence du 15-M et la fondation de Podemos.

 

Coalitions : lignes de fuites et sujets en tension

Par Éléonore Lépinard

 Le livre proposé par Delphine Gardey et Cynthia Kraus, Politiques de coalition : Penser et se mobiliser avec Judith Butler (Éditions Séismo, 2016) est un bel hybride à de nombreux égards : parfaitement bilingue en anglais et en français – chaque page est traduite en vis-à-vis – il propose dans un même espace de lecture des analyses théoriques sur la coalition comme figure instable du sujet politique en vue d’une émancipation incertaine, et des analyses empiriques venues de contextes variés – Turquie, Serbie, Palestine, Suisse, France – qui viennent nourrir, plus qu’illustrer, cette réflexion. Théorie et pratique, est/ouest, nord/sud, anglais-français : les binarités sont ici troublées au profit d’une co-présence qui tisse de nombreux liens, interrogeant la façon dont les coalitions se forment et survivent, et la possibilité de les envisager comme des formes politiques viables et non excluantes, comme des sujets politiques au-delà des politiques identitaires et de leur dialectique.

Comme l’indique son titre, ce livre propose un dialogue avec l’œuvre de Judith Butler qui contribue ici avec un texte original sur la coalition. En effet, outre les deux textes introductifs des éditrices qui reviennent, en particulier celui de Cynthia Kraus, sur l’évolution de la pensée de Judith Butler au regard de ses textes récents sur la vulnérabilité, de nombreux chapitres font référence et discutent ses positions théoriques comme autant de propositions politiques pouvant être lues ou déchiffrées dans des coalitions contemporaines. Le livre ne se limite cependant pas à la seule option théorique butlerienne : il offre aussi plusieurs chapitres de théorie politique ancrés dans le contexte allemand (Sabine Hark) et français (Philippe Corcuff) qui font retour sur la trajectoire historique des politiques identitaires dans ces deux contextes, proposant une critique et une transformation de ce vocabulaire politique en dialogue avec la critique proposée par Butler elle-même. Ainsi ces contributions racontent et analysent comment notre vocabulaire politique a changé, et comment il pourrait aussi continuer d’être transformé. Ce livre propose donc une lecture transversale de l’œuvre de Butler sur un sujet, la coalition, qui a été peu exploré malgré sa récurrence dans l’œuvre de la théoricienne. Ce pari est réussi car la richesse de la pensée politique de Butler se déploie, non seulement sous sa plume mais aussi sous celle de celles et ceux qu’elle inspire et qui la discutent dans les autres chapitres.

Je propose ici de montrer comment le livre tisse des liens entre théorie et pratique de la coalition, ou plutôt « expériences » et « perspectives » pour reprendre les parties de l’ouvrage, à travers une lecture de quelques chapitres. Dans le même temps, je pointe les tensions à l’œuvre dans le sujet politique de la coalition tel qu’il se donne à voir dans les lignes de fuite tracées par cet ouvrage et en particulier la proposition théorique et politique faite par Butler.

Les deux contributions introductives proposées par les deux directrices de l’ouvrage dessinent des perspectives fortes pour comprendre les enjeux soulevés par la figure politique de la coalition et la contribution de Butler. L’introduction de Cynthia Kraus revient, avec acuité et finesse, sur l’arc de la pensée de Butler, de Gender Trouble (1990 – que Kraus a traduit en français) à la vulnérabilité et la notion de vie précaire, concepts qui marquent les ouvrages les plus récents. Elle rappelle ainsi à juste titre que si Gender Trouble est connu pour son analyse performative du genre, Butler y introduit son propos par une critique de la crise du féminisme et des politiques identitaires – et des exclusions qu’elles produisent. Ainsi, dès Gender Trouble la coalition, dans le contexte du projet féministe, apparaît comme une figure politique traçant une nouvelle perspective. Contrairement à certaines lectures réductrices, Cynthia Kraus nous rappelle que la proposition politique de Gender Trouble ne se limite donc pas à une soi-disant subversion individuelle du genre. Butler inscrit dès le départ la dimension collective, et les tensions qui lui sont inhérentes, au cœur de son travail. En effet, dès les années 1990, Butler insiste, en mobilisant entre autres la théorie psychanalytique, sur les exclusions inhérentes à toute politique identitaire, à la constitution de tout sujet collectif autour d’un ‘nous’, en particulier le ‘nous’ féministe, prônant un féminisme auto-critique capable de déstabiliser les catégories mêmes sur lesquelles il prétend se fonder [2].

Au-delà du féminisme, l’anti-fondationalisme de la pensée de Butler se retrouve dans sa pensée de la démocratie, et la nécessité pour toute critique démocratique d’interroger les fondements et les catégories qu’elle est amenée à forger dans le cours de la lutte. Ainsi Kraus rappelle que la théorie de la performativité de Butler « vise à repenser le politique – et non ‘juste’ le genre, les corps, le sujet et la capacité d’agir – en des termes performatifs plutôt qu’en termes de représentation » (p. 20). Au cœur de cette performativité politique se trouve la question du ‘nous’, des possibilités de coalitions. La proposition théorique novatrice introduite par Butler dans ses travaux plus récents consiste justement à continuer de penser cette question du ‘nous’, intimement articulée à celle des corps, autour du concept de vulnérabilité puis de celui de vie précaire. Comme le rappelle Kraus, la vulnérabilité est liée à la perte, au deuil, alors que la notion, plus récente, de vie précaire évoque nos interdépendances en tant qu’êtres ‘incorporés’ (ce qui implique la possibilité de penser l’interdépendance au-delà des humains entre être vivants). La précarité partagée pourrait, selon elle, devenir le site d’un projet politique de coalition – une proposition qui n’est pas sans rappeler les éthiques politiques du care, en particulier celle développée par Joan Tronto. Comme le rappelle à juste titre Kraus, commentant le chapitre de Butler présent dans l’ouvrage, la précarité est, selon Butler, une condition partagée, et non une fondation ou identité, en ce sens elle permet de penser une coalition, une communauté, sans fondements et donc potentiellement sans les exclusions qui les accompagnent. Pour Butler, et comme elle le rappelle dans son chapitre, la vulnérabilité commune n’est pas une caractéristique ontologique de l’existence, mais un constat sur ce que notre survie, la survie de nos corps, exige. En ce sens cette proposition théorique est pleinement butlerienne car elle réarticule les éléments centraux de sa pensée : la subjectivité est liée à la matérialité des corps, indissociable du monde social qui les soutient et en donne la clé de lecture psychique et discursive.

Pour Butler, la vie précaire est partagée mais, comme elle le rappelle dans sa contribution, la vulnérabilité reste inégalement répartie et les institutions soutiennent ces agencements inégalitaires. Ainsi la délimitation d’une condition partagée n’occulte pas les inégalités flagrantes dans l’exposition à la vulnérabilité. Butler pointe d’ailleurs de façon précise l’articulation entre la précarité partagée et ces expositions différenciées à la vulnérabilité, sous la forme de la tentation de négation de l’une par l’autre : « ceux qui cherchent à exposer les autres à la vulnérabilité, cherchent à nier une vulnérabilité qui les lie à ceux qu’ils veulent assujettir » (p. 254). La vulnérabilité est ainsi une relation sociale, « précontractuelle », qui nous lie, mais que nous pouvons (prétendre) nier, projeter, manipuler, exploiter, ou reconnaître : « affirmer que nous sommes toutes des êtres vulnérables, c’est établir notre dépendance radicale non seulement envers les autres, mais aussi envers un monde qui soutient la vie » (p. 264). La proposition est séduisante, et ce d’autant plus que Butler s’attache à présenter la vulnérabilité comme un lien éminemment politique. Cependant, elle trace une ligne de fuite problématique. Si la coalition se base sur la vulnérabilité partagée, s’étend-t-elle à l’humanité entière ? Dois-je distinguer entre le proche et le lointain dans les relations que je veux reconnaître ? Cette proposition est-elle supposée neutraliser le principe politique de l’antagonisme et de l’hégémonie pour reprendre le vocabulaire de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau ? Butler répondrait certainement que ce sont les contingences historiques de chaque contexte qui tracent les limites des coalitions possibles. Et plusieurs chapitres empiriques de l’ouvrage documentent avec précision ce processus. Cependant, les dernières pages de la contribution de Butler à cet ouvrage, en écho à son discours lors d’Occupy Wall Street en 2011, semblent éluder la question. Elle définit ainsi sans autre précaution l’assemblée des corps réunis comme un « nous le peuple », un nous qui « résiste » et qui serait dans une confrontation aux institutions chargées, elles, d’assurer la survie et tenues pour responsables de le faire de façon plus égalitaire. Ce schéma binaire et totalisant, élude tout à coup – et comme par magie – toutes les tensions pouvant traverser ce « nous le peuple » : une ligne de fuite attrayante mais qui fait l’impasse sur les tensions de tout sujet politique collectif.

En ce sens, le chapitre de Sushila Mesquita et Patricia Purtschert qui propose une critique de la « gouvernance gay » mettant au jour son caractère profondément post-colonial, nous rappelle à juste titre qu’il est « nécessaire de s’intéresser à la répartition différentielle de la précarité au sein des groupes marginalisés » (p. 160). Les coalitions LGBT progressistes sont elles aussi traversées, dans le contexte de la Suisse post-coloniale, par des tensions refoulées, des rapports de pouvoir et d’invisibilisation de certaines subjectivités. Ce sujet en tensions pose la question du travail de la coalition, non seulement comme un travail de reconnaissance de la vulnérabilité partagée, mais aussi comme un travail de désapprentissage de son/ses privilège(s) et des modalités selon lesquelles ce travail peut être effectué ou non.

Le deuxième chapitre introductif du livre, écrit par Delphine Gardey, articule son propos en faisant résonner le terme de coalition avec celui de la « maison », home, qui amène la question de l’hospitalité et de la relation – une lecture de la problématique de la coalition qui fait écho à la fameuse analyse de Bernice Johnson Reagon : “You don’t go into coalition because you like it. The only reason you would consider trying to team up with somebody who could possibly kill you, is because that’s the only way you can figure you can stay alive”[3]. À la sécurité de la maison, Reagon oppose la coalition, comme travail difficile et fondamentalement insécurisant. Cette métaphore a souvent été réutilisée dans les écrits féministes, mais elle est peut-être trompeuse, car, comme le souligne Gardey, la maison est aussi accueil des autres, lieu de cette relation paradoxale de l’hôte à l’invité. Reprenant Derrida et Lévinas elle rappelle ainsi que celui qui reçoit dans sa maison est en réalité lui aussi un hôte reçu dans sa propre maison. Ainsi la relation hôte-invité est en fait symétrique, elle est partage d’une maison commune. Là où Butler fait de la vulnérabilité une condition partagée, Gardey tisse avec Derrida une autre ontologie, à partir du langage, qui est notre maison, notre forme de vie pour reprendre la proposition de Stanley Cavell, et donc aussi une condition partagée. L’invitation c’est la reconnaissance – ou la promesse – que nous partageons la même maison. Filant cette métaphore Gardey voit dans la théorie féministe une maison accueillant toujours de nouveaux sujets, invitant des sujets ‘étranges’ exclus du langage à compter parmi nous (p. 40). C’est certainement une lecture possible de l’œuvre de Butler, celle de pouvoir donner à des corps illisibles et des subjectivités non-autorisées, le statut d’invités, partageant notre maison.

Si je partage l’objectif normatif de placer le projet politique féministe sous l’égide de l’hospitalité, il ne faut pas oublier les tensions et la tentation constante de l’exclusion qui le soutiennent. Butler l’a rappelé à de nombreuses reprises, le ‘nous’ féministe produit sa part de sujets abjects et non-autorisés, non-invités à partager la maison. Filant elle aussi la métaphore de l’hospitalité pour décrire le projet féministe, Sara Ahmed pointe cette tension omniprésente dans une citation particulièrement lucide : “We need to take care not to install feminist ideals as ideals that others must embody if they are to pass into feminism. Such a reification of political ideals would position some feminists as ‘hosts’, who would decide which others would receive the hospitality of love and recognition, and would hence remain predicated on a differentiation between natives and strangers”[4].

La métaphore de l’hospitalité et de la maison féministe entre en résonance avec plusieurs des chapitres empiriques, en particulier celui sur la Turquie écrit par Eirini Avramopoulou. En effet, la coalition de femmes religieuses et de militantes LGBT dont elle décrit le délicat processus de formation, s’est auto-nommée « nous faisons attention les unes aux autres ». Cette centralité du care dans la relation politique qui est ici nouée contre toute attente dans le contexte turc rappelle bien évidemment l’idée butlerienne de vulnérabilité comme condition partagée, tout comme celle proposée par Gardey d’une hôte qui est tout autant invitée dans la maison qu’est la coalition. Celle-ci n’existe que par l’attention que les unes peuvent porter aux autres. Dans ce contexte, et dans une veine typiquement butlerienne, Eirini Avramopoulou argumente que le terme « femmes » n’est pas essentialiste, il n’est pas là pour désigner une catégorie de corps ou d’identités, mais plutôt une condition partagée, celle d’une précarité particulière face à un État totalitaire et à son idéologie ouvertement patriarcale. Le chapitre décrit ainsi finement ce que veut dire soutenir des femmes qui sont « différentes ». Cela peut vouloir dire parfois signer une pétition, parfois au contraire retirer sa signature, car celle-ci pourrait s’avérer contre-productive. La coalition apparait ainsi comme un travail incessant pour essayer de trouver la bonne façon de « faire attention les unes aux autres ». En effet, comme le rappelle Émilie Hache, « bien traiter un tiers n’est jamais acquis » [5], et ceux.celles qui appellent et ceux.celles qui répondent changent au cours de ce processus.

Autrement dit, le travail de la coalition c’est de trouver les modalités de ce care, la façon, toujours changeante et dépendante de la relation qui se noue, de bien traiter l’autre. Dans cette optique, l’objectif de la coalition ne semble pas être celui de former un « nous le peuple » face aux institutions qui produisent de la vulnérabilité, mais plutôt d’établir entre les termes de ce « nous » une relation. C’est la qualité de cette relation qui traduit le projet politique de la coalition. Alors même que le sujet politique de la coalition est, par définition, en tensions, prêter attention à ces tensions serait le propre du travail de coalition, au sens d’un travail de care. L’exemple turc trace une ligne de fuite incertaine – peut-il en être autrement ? – en particulier au regard du projet féministe.  Il pose en effet la question de savoir ce que peut être une coalition féministe quand une de ses parties ne s’identifie pas du tout comme telle. Une coalition est-elle féministe par le fait de se dire comme telle, une auto-identification à un projet (qui positionne certaines comme des hôtes et d’autres comme des invitées), ou par le type de relation qu’elle tente d’instaurer entre ses membres ? Est-ce encore du féminisme ? Cette question ne va pas cesser de se poser : c’est celle de la possibilité d’un futur pour le projet féministe. Le féminisme capable de critiquer ses propres fondements et catégories, celui que Butler propose depuis Gender Trouble, ce féminisme exige-t-il, pour ne plus définir des hôtes et des invité.e.s,  d’inventer une nouvelle maison, un nouveau nom, pouvant accommoder ces coalitions ? Que peut vouloir dire nous considérer toutes et tous comme invité.e.s dans cette utopie politique ?

Le beau chapitre d’Ana Vulic sur la Serbie et le mouvement des femmes en noir fait écho à une autre thématique du livre, celle de la vie précaire comme fondement de la coalition. Ici la vie précaire est définie, comme chez Butler, à partir de la question du deuil. C’est cette vie qui vaut la peine d’être pleurée. Vulic illustre ici ce que peut vouloir dire une coalition fondée sur cette idée de vies dignes de nous endeuiller, et la façon dont la reconnaissance de la vulnérabilité partagée, à travers l’expérience du deuil dans le conflit, permet de dépasser –non sans peine – des clivages identitaires entre Serbes et Bosniaques, et de reposer dans l’espace public la question de la responsabilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Il s’agit bien ainsi selon Vulic d’affirmer une interdépendance : nous devons vivre ensemble – nous sommes lié.e.s les un.e.s aux autres.

Si le cas analysé par Vulic semble si bien illustrer la proposition théorique de Butler basée sur le deuil des vies précaires, il interroge également la pertinence de cette proposition théorique pour d’autres contextes, ceux dans lequel l’action politique n’est pas motivée avant tout par le deuil partagé (réel ou imaginé). Est-ce que l’action du deuil, de pleurer des vies précaires est la seule action qui découle de la proposition théorique de Butler ? Comment penser l’agir politique au-delà du deuil ou de la co-présence sur le mode d’Occupy ? Y a-t-il d’autres figures possibles du sujet politique de la coalition butlerienne au-delà des deux figures esquissées, celle du sujet qui a le deuil en partage, et celle de la co-présence de cette masse de corps, le ‘nous le peuple’ dont les contours sont avant tout performatifs ? Ce sujet endeuillé ou ces corps massés frappent par leur passivité relative. Cette passivité traduit, selon moi, les limites de l’ontologie relationnelle basée sur la vulnérabilité proposée par Butler. En effet, comment agir à partir du constat de la vulnérabilité partagée ? Avec qui cette reconnaissance me met-elle en relation ? jusqu’où ? Chez Butler il semble que la positionnalité contre l’État fournisse les limites du sujet de la coalition. Ceux et celles qui sont soumis.e.s au pouvoir de l’État constituent le sujet d’une coalition possible, au-delà des différentiels de vulnérabilité, car ils et elles sont tou.te.s soumis.e.s à une vulnérabilité infligée par les institutions. Mais ce sujet construit en négatif est-il satisfaisant ? Ce déplacement de l’antagonisme politique sur la frontière entre l’État et le peuple peut-il réellement faire émerger un sujet politique agissant ? Il me semble, en suivant la réflexion posée par Eirini Avramopoulou dans son chapitre sur la Turquie, que penser la coalition non pas seulement comme produite par cette condition partagée de vulnérabilité, mais aussi comme un travail de care, c’est recentrer l’attention sur le fait que le sujet politique de la coalition est aussi un sujet agissant, il construit un monde commun dans la pluralité, pour reprendre ici le vocabulaire théorique d’Hannah Arendt. L’éthique de la coalition, l’attention aux autres avec qui je tente de faire coalition, est en ce sens aussi une politique, car elle permet la constitution d’un monde commun.

À la lecture de cet ouvrage, le triste constat s’impose que les coalitions analysées dans les chapitres empiriques n’ont pas apporté les changements escomptés, mais au contraire ont été confrontées à des formes de répression encore plus dures depuis la publication de l’ouvrage. Pour autant, elles ont tracé des perspectives, des lignes de fuite. Elles invitent, avec les chapitres théoriques réunis ici, à nous interroger sur nos impensés politiques, nos façons de faire coalition, de traiter nos allié.e.s, elles nous proposent de questionner qui nous invitons dans notre maison et par quelles opérations de sédimentation des rapports de pouvoir nous décidons que la maison est à nous alors que nous devrions nous considérer nous aussi comme des hôtes.

[1] Zurich, Éd. Seismo, coll. Questions de genre, 2016, 282 pages.

[2]J. Butler, “Contingent Foundations”, in S. Benhabib, D. Cornell and N. Fraser (ed), Feminist Contentions: A Philosophical Exchange, New York, Routledge, 1995, p. 48.

[3] B. Johnson Reagon, “Coalition Politics: Turning the Century,” in Home Girls. A Black Feminist Anthology, by B. Smith, New York, Kitchen Table: Women of Color Press, 1983, p. 357.

[4] S. Ahmed, Cultural Politics of Emotion, Second edition, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014, p. 178.

[5] É. Hache, Ce à quoi nous tenons, Paris, La Découverte, 2014, p. 30.