« Depuis la mort de Zyed et Bouna, rien n’a changé. Il y a toujours autant de brutalités policières, de violences institutionnelles, de racisme structurel qui touchent les habitants des quartiers populaires et les descendants de l’immigration. Plus que jamais il appartient à la société civile de s’organiser, de taper du poing sur la table pour obtenir la dignité, le respect de ses droits et la justice qui s’impose »[1].
Le 31 octobre 2015, une dizaine de milliers de militant-e-s des quartiers populaires défilaient dans les rues de Paris au nom de la dignité, de la justice, de l’égalité et contre le racisme. La marraine du mouvement, Angela Davis, icône du mouvement afro-américain des années 1970, incarnait cette filiation entre la lutte des minorités des deux côtés de l’Atlantique – « de Ferguson à Paris ». Dans les rangs des manifestant-e-s, on pouvait voir des militant-e-s de longue date mêlé-e-s à de jeunes activistes formé-e-s aux méthodes du community organizing, certain-e-s ayant fait le voyage aux États-Unis pour se familiariser avec les méthodes apparues dans les quartiers de Chicago il y a près de quatre-vingts ans.
Pourquoi cette nouvelle génération politique s’est-elle davantage nourrie de la lutte pour les droits civiques, des actions de Malcom X ou de Saul Alinsky – un des inventeurs du community organizing – que des écrits de Marx ou de Trotsky ? Les États-Unis, ce pays où les inégalités sociales sont plus fortes que jamais, où les minorités raciales sont discriminées, incarcérées – sans parler de leur assassinat par la police – , pourraient-ils inspirer un renouveau du militantisme dans les banlieues françaises ?
L’intérêt de ces jeunes militant-e-s pour ces expériences états-uniennes tient tout d’abord à l’enjeu de la question raciale et de la lutte contre les discriminations pour les classes populaires d’aujourd’hui. Face au déni des institutions et à l’incapacité de la gauche à prendre en charge cette question, les mobilisations des activistes aux États-Unis constituent une source d’inspiration pour les combats des minorités françaises. La gauche n’est en effet jamais parvenue, depuis les années 1980, à s’adapter à la nouvelle sociologie des classes populaires : davantage issues de l’immigration que par le passé, moins unifiées par des conditions de travail partagées du fait de la tertiarisation, de la montée du chômage et de la précarité[2]. Pire, c’est parfois contre les élu-e-s de gauche que les habitant-e-s des quartiers populaires se mobilisent aujourd’hui, dénonçant leurs pratiques paternalistes et leur incapacité à s’engager dans la lutte contre les discriminations[3]. Au regard de l’éclatement des classes populaires, de la disparition de leurs espaces d’organisation et de représentation, leurs possibilités d’expression et de mobilisation semblent aujourd’hui bien limitées. La montée de l’abstention et le déclin de l’adhésion partisane ou syndicale sont patents[4].
Les quartiers populaires ne sont pourtant pas des déserts politiques[5] : ils connaissent des moments de forte mobilisation électorale (comme lors des élections présidentielles) et un investissement associatif durable, malgré les coupes drastiques dans les financements. Le mouvement social apparaît cependant fragile, fragmenté entre des syndicats, des associations de quartier, des partis politiques et des organismes d’éducation populaire qui collaborent peu entre eux. La force du mouvement ouvrier avait reposé sur l’articulation entre des organisations syndicales et politiques adossées à une identité de classe fédérant au-delà des origines nationales, des identités locales ou des statuts professionnels. Si ce processus d’unification symbolique s’est accompagné de la domination de certaines fractions des classes populaires sur d’autres – notamment des hommes blancs –, l’histoire n’est pas vouée à se reproduire. La convergence des luttes apparaît aujourd’hui indispensable face à la puissance du capitalisme néolibéral. Face au danger que représente la droitisation générale du monde politique, il y a urgence à retrouver les leviers de la mobilisation et l’union des classes populaires, qui ne peuvent provenir que des premiers concernés. Le community organizing offre une réponse à cette urgence. Forme de mobilisation « par le bas », il consiste à ce que des organisateurs investissent les cages d’escalier et les marchés, les préaux d’école et les usines pour aller vers les personnes isolées et en colère, les accompagner dans la formation de leaders et la construction de campagnes, obtenir de petites victoires, justes et concrètes, afin qu’ils sortent de leur marginalisation sociale et politique. Ces formes de contre-pouvoir contribuent à ce que les habitants des quartiers populaires résistent au clientélisme, à l’encadrement et au contrôle social que leur imposent les institutions. Et les petites victoires peuvent contribuer à faire émerger les grands récits mobilisateurs, à l’instar du groupe de community organizing auquel appartenait Rosa Parks, en 1955 à Montgomery, qui a préparé et accompagné son refus des règles racistes qui l’obligeaient à céder sa place à un passager blanc dans l’autobus ; acte de désobéissance civile qui va précipiter l’émergence du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis.
Dans ce dossier, Mouvements interroge les pratiques du community organizing et leur importation en France, montre comment elles peuvent participer à renouveler le mouvement social et plus largement à rénover la gauche. Si nous souhaitons avant tout accompagner le développement du community organizing de transformation sociale, analyser ses innovations et ses vertus, nous pointons aussi ses limites. Nous explorons ici les questionnements, les tensions, les paradoxes et parfois même les contradictions de cette pratique « pragmatique ». L’attrait pour le community organizing en France tient à sa capacité de mobilisation de populations qui participent en général peu à la vie politique ; en quête de légitimité, les institutions se penchent ainsi avec intérêt sur ces techniques bien plus efficaces pour toucher les classes populaires que les dispositifs participatifs les plus innovants. Le risque est de fétichiser ces techniques, de les transformer en « boîte à outils » ou en « kit méthodologique », utilisables au profit de tout projet politique, comme l’illustre leur récupération par le Tea Party aux Etats-Unis. Si Saul Alinsky, l’un des père-fondateurs du community organizing, ne manque pas de faire référence à la révolution, s’il a écrit Être radical[6] pour expliquer aux pauvres comment s’emparer du pouvoir, nous sommes aussi conscient-e-s de l’ambiguïté constitutive de ces pratiques d’auto-organisation et des objectifs antagoniques qu’elles peuvent servir. Le community organizing apparaît comme un moyen de conquérir du pouvoir, tout l’enjeu est de savoir si celui-ci bénéficiera à des individus isolés et discriminés qui se lancent en politique, à des travaill-eur-euse-s soci-aux-ales à la recherche d’innovations procédurales, à des mouvements conservateurs ou à des collectifs œuvrant à l’émancipation des classes populaires.
Si tout n’est pas neuf ici et si ces pratiques font bien souvent écho à des traditions militantes anciennes (de l’éducation populaire à la coopération ouvrière), elles tracent un chemin nouveau. A l’opposé de l’avant-gardisme qui a longtemps marqué le mouvement ouvrier au XXe siècle, les expériences présentées dans ce dossier ont en commun de chercher à faire des classes populaires, prises dans leur diversité, les actrices de leur propre émancipation. Ce processus n’est pas exempt de tensions, liées en particulier au rôle des professionnels de la mobilisation qui peuvent exercer un certain paternalisme sur ces formes ascendantes de participation. Mais il n’en incarne pas moins un espoir pour refonder un mouvement de masse. Un des enseignements de ce dossier est en effet que le pouvoir dépend bien souvent du nombre. Cela suppose à la fois une capacité à mobiliser les masses, mais aussi à s’allier, à coopérer au sein de vastes coalitions pour tordre le bras à des adversaires puissants.
[1] [1] S. Assbague, Le Courrier de l’Atlas, 8 juillet 2015.
[2] [2] O. Masclet, La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2003.
[3] [3] « Ma cité a craqué », Mouvements, 2015/3.
[4] [4] C. Braconnier, J. Dormagen, La démocratie de l’abstention, Paris, Gallimard, 2007.
[5] [5] Voir A. Hajjat, « Révolte des quartiers populaire, crise du militantisme et postcolonialisme », in A. Boubeker, A. Hajjat (dir.), Histoire politique des immigrations post-coloniales. France 1920-2008, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 249-264.
[6] [6] S. Alinsky, Être radical : manuel pragmatique pour radicaux réalistes, Bruxelles, Editions Aden, 2012 [1971]