Le bonheur, idée neuve en Europe ? Une certaine économie tente d’en évaluer les conditions d’amélioration. Ilana Löwy s’intéresse à la branche anglaise, étroitement associée à l’action politique du New Labour de Tony Blair.

Le bonheur est à la mode — et pas uniquement dans les romans à l’eau de rose. Philosophes et psychologues, mais aussi sociologues du travail, économistes et experts de santé publique conduisent des recherches sur le bonheur. Le point de départ de ces nombreuses investigations est le constat que l’accroissement rapide des populations occidentales n’a pas conduit à une amélioration parallèle de leur bien-être. Si, dans les populations pauvres, l’augmentation des revenus a des effets spectaculaires et durables sur le bien-être, cette amélioration a un effet limité et/ou passager dans les populations riches.

Ce qui ne signifie pas qu’en Occident, les pauvres se portent aussi bien que les riches. En effet, dans les pays industrialisés, comme dans ceux en voie de développement, les gens les plus riches sont aussi les plus heureux. Cependant, à partir d’un certain niveau de revenu (estimé à 15 000 euros environs, par an et par personne), les ressources matérielles additionnelles n’apportent qu’un supplément modeste de bonheur. En outre, le principe que les gens qui ont plus d’argent sont aussi plus heureux ne s’applique pas aux nations. Il n’y a pas de lien direct entre le PIB et le bien-être des citoyens d’un pays donné, et le pays le plus riche de tous, les États-Unis, est plutôt mal placé sur l’échelle de bonheur.

Les recherches sur le bonheur se sont développées avant tous aux États-Unis, et en Grande-Bretagne. Les chercheurs Nord-Américains qui travaillent dans ce domaine sont principalement des psychologues. Le « père » officiel de ce courant est Daniel Kahneman, lauréat du prix Nobel d’économie en 2002 pour ses recherches sur le rôle des facteurs psychologiques dans des décisions économiques. Kahneman et ses collègues ont essayé de quantifier le bonheur en demandant à des individus de reconstituer aussi fidèlement que possible leurs sentiments pendant la journée et les placer sur une « échelle de plaisir » allant d’un à cinq. D’autres chercheurs nord américains qui ont travaillé dans ce domaine – tels les psychologues Daniel Gilbert et Timothy Wilson et l’économiste George Lowenstein — ont aussi conduit des recherches quantitatives et des expériences psychologiques visant à évaluer le degré de bien-être des individus. Bien qu’ils se définissent en règle générale comme des « progressistes », ces chercheurs sont réticents à traduire les résultats de leurs recherches en recommandations politiques |1| .

Le New Labour et la science du bonheur

L’approche de leurs collègues britanniques — auxquels s’intéresse avant tout cet article — est diamétralement opposée. Ils perçoivent la « science de bonheur » comme un outil important d’intervention politique. En Grande-Bretagne, les études sur le bonheur ont été directement rattachées à la politique de New Labour, avec toute son ambivalence : d’une part, une aspiration sincère à société plus juste et la défense d’intervention étatique qui vise à promouvoir une telle société ; d’autre part, l’incapacité de mettre en question l’économie de marché telle qu’elle existe aujourd’hui. Cette dernière contrainte a souvent conduit les chercheurs qui étudient le bonheur à privilégier des explications psychosociales et des solutions qui, au mieux, tentent de corriger des excès du capitalisme tardif et, au pire, visent à améliorer l’adaptation psychologique des gens aux contraintes économiques et sociales.
Réformistes, modérées, et parfois franchement timides, les recherches sur le bonheur version britannique s’intéressent toutefois à des questions négligées par la gauche traditionnelle et, de ce fait, ouvrent des espaces d’interrogation et d’action nouvelles. Si on considère que les romans à l’eau de rose style Harlequin ont un certain potentiel subversif, puisqu’ils permettent à leurs lectrices d’imaginer une vie différente |2| , le même principe peut s’appliquer aux recherches sur la « quantité de bonheur » dans des sociétés occidentales.

Richard Layard et la quantification du bonheur

Le prix du bonheur de l’économiste britannique Richard Layard, publié en 2005, est devenu rapidement un best-seller et un ouvrage de référence pour les politiciens |3|. Layard a fait une carrière parfaitement classique. Passé par Eton, Cambridge et la London School of Economics (LSE), il est devenu enseignant dans cette dernière institution, et y a fondé un « Centre pour la performance économique ». Étroitement lié au Labour, il fut un des principaux conseillers économiques de Tony Blair, et fut anobli en 2000.

Jusqu’au début de XXIe siècle, Sir Richard, en bon économiste, était convaincu que le but de sa discipline était de favoriser la croissance économique et l’augmentation du PIB. Mais, au tournant du siècle, il s’est rendu compte que l’amélioration de la performance économique ne se traduisait pas par l’augmentation du bien-être des individus : en bref, l’argent n’apporte pas toujours le bonheur. Un des événements qui l’a conduit à cette conclusion fut sa nomination à la tête d’une commission gouvernementale chargée d’étudier la santé mentale en Grande-Bretagne. Cette commission a constaté une augmentation inquiétante des troubles mentaux, notamment chez les jeunes. Des indices internes à la profession psychiatrique (nombre des consultations, des journées d’hospitalisation, des prescriptions de psychotropes), mais aussi des indices indépendants (taux de suicide, nombre de consultations pour des troubles mentaux dans les services d’urgences des hôpitaux, problèmes comportementaux graves des enfants scolarisés, prévalence des pathologies liées à l’alcoolisme et à la consommation de drogues).

Concluant que les maladies mentales sont une source majeure du malheur dans nos sociétés, et s’interrogeant sur les raisons d’augmentation de leur prévalence, Layard fut conduit à s’intéresser aux études sur le bonheur.

Les recherches de Layard sur le bonheur se situent dans la continuité directe des études quantitatives de Daniel Kanheman, (à qui Le prix du bonheur est dédié). Son livre est rempli des tableaux, graphiques, et références à des investigations empiriques. Layard est convaincu que la « science de bonheur », bien qu’à ses débuts, deviendra bientôt une branche de savoir aussi solide que l’économie (il est aussi persuadé que l’économie est une science exacte). Selon Layard, l’outil le plus souvent utilisé pour mesurer le bonheur — l’auto-évaluation — n’est pas fiable sur un petit échantillon (si on demande quelqu’un : « êtes-vous heureux ? », une des variables qui influencent sa réponse est la qualité de son sommeil la nuit précédente…), mais il se révèle plus fiable dans le cadre d’enquêtes conduites à grande échelle, qui produisent des résultats stables dans le temps. En outre, leurs résultats peuvent être mis en rapport avec d’autres données, telle l’incidence du crime et de la violence, de la maladie mentale ou du suicide. Résumant des multiples enquêtes quantitatives, Layard met en avant les sources de satisfaction durables : vie familiale, loisirs, liens d’amitié, et souvent aussi la satisfaction liée au travail. L’« indice du bonheur » reflète en parallèle l’absence d’événements rendant les gens malheureux : mauvaise santé physique et mentale, chômage, solitude, insécurité, violence.

La montée des attitudes individualistes et égoïstes, l’érosion de la confiance dans autrui diminuent, affirme Layard, le « quota de bonheur » d’une société donnée. Des pays dans lesquels l’ « indice de méfiance » à l’égard des inconnus est particulièrement élevé, et où les gens ont une plus grande tolérance à l’égard des comportements malhonnêtes (les chercheurs étudient par exemple quel pourcentage de portefeuilles laissés dans des lieux publics avec l’adresse de leur propriétaire sont retournés à cette adresse), sont aussi ceux qui se trouvent en bas de l’ « échelle de bonheur ». Et inversement, les pays dans lesquels la majorité des gens sont honnêtes et confiants ont des « scores de bonheur » élevés.

Un autre élément important est la comparaison avec le niveau de vie et les avantages d’autres personnes. Selon Layard, autrefois, une telle comparaison incluait principalement l’entourage immédiat (on s’en sort mieux ou moins bien que les voisins ou les collègues du travail) tandis que, de nos jours, les individus se comparent souvent aux héros des feuilletons télévisés et aux images véhiculées par la publicité. Les gens sont incités à « travailler plus pour gagner plus » au détriment de leur temps de loisir et leur vie sociale, donc leur bien-être. Pour y remédier, Layard propose une taxation progressive qui décourage les excès de travail et favorise un meilleur équilibre entre producteurs et consommateurs. En parallèle, il s’oppose à la flexibilisation croissante du travail, à des réformes fréquentes des institutions, et à l’encouragement de la mobilité géographique. De telles mesures peuvent, il est vrai, apporter des gains de productivité, mais au prix de la déstabilisation des rapports de travail, de l’augmentation du stress des familles, et de l’affaiblissement des liens sociaux. Le résultat – l’augmentation de la prévalence des maladies mentales, de la criminalité et de la violence — peut coûter plus cher à la société que le gain de productivité.
Layard conclut son ouvrage avec une liste des interventions étatiques susceptibles de favoriser l’accroissement du bonheur. Certaines des mesures qu’il préconise sont parfaitement traditionnelles : la lutte contre pauvreté et l’isolement social, la promotion d’un meilleur équilibre entre le travail et la vie familiale, une taxation plus forte des revenus élevés, la réduction du chômage et de l’insécurité. D’autres correspondent à ses préoccupations propres : le contrôle de la publicité à la télévision, notamment celle destiné aux enfants, la promotion de l’éducation civique à l’école, la valorisation de l’entraide, la réduction de la mobilité géographique des employés, l’intensification de la lutte contre la maladie mentale, le développement des services psychologiques et psychiatriques accessibles à tous.

Afin d’évaluer l’impact de ces mesures, Layard propose d’introduire un suivi systématique des indices de bien-être des populations (des indicateurs nationaux de bien-être sont en cours de construction en Canada et en Australie, et une commission de l’OCDE tente de produire un tel instrument pour tous les pays de cette organisation). Actuellement, de tels indices reposent sur des mesures indirectes et approximatives. Layard croit cependant que dans l’avenir, le progrès des neurosciences et de l’imagerie médicale permettra des études rigoureuses de la « réponse de bonheur ». Sa perception du bonheur comme un état biologique bien déterminé (il croit aussi à l’hérédité de l’aptitude à être heureux) a fait dire à certains de ses critiques que sa vision d’un État omniprésent qui mesurerait et manipulerait le bonheur des citoyens semble sortir tout droit des dystopies d’Huxley ou de Orwell .

Richard Sennett et le bonheur des artisans

D’autres chercheurs ont laissé de côté le terrain contesté de la biologie des sentiments et se sont focalisés sur les effets négatifs de la « défaillance du bonheur ». Dans son livre, La Culture du nouveau capitalisme (2006) un collègue de Layard à la LSE, le sociologue Richard Sennett, analyse les développements qui rendent les gens malheureux dans la culture du capitalisme tardif R. SENNETT , La culture du nouveau capitalisme, |4| . Sociologue nord-américain recruté par le LSE après une carrière aux États-Unis, Sennett étudie depuis longtemps les conséquences dévastatrices de l’économie de marché sur les individus |5| . Dans son analyse de la culture de capitalisme tardif, Sennett ne tente pas de quantifier le bonheur ; il s’intéresse avant tout aux rapports de classe et aux relations du travail. Néanmoins, ses conclusions ont des nombreux des points de similitude avec celles de Layard.

Sennett décrit une société « flexible » et globalisée dans laquelle une éthique fondée sur l’acquisition du savoir-faire et la satisfaction que procure le travail bien fait, sont remplacées par la valorisation du mérite et du talent inné. La « modernité liquide », pour reprendre une expression du sociologue Zygmunt Bauman, est fondée sur le règne absolu des marchés financiers. Les entreprises apparaissent, se réunissent, se séparent et disparaissent en fonction des fluctuations de la bourse. Leur sort est dissocié de la qualité de leurs produits ou des services qu’elles fournissent.

Cette évolution a affaibli les liens entre hommes et le travail. Les employés « flexibilisés » ne se sentent plus fidèles à leur lieu du travail, ont moins confiance en leurs collaborateurs, et ne sentent plus dépositaires d’un savoir d’entreprise. Sennett décrit deux accidents industriels qu’il a observés, à un quart de siècle d’écart : dans le premier — au sein d’une entreprise « traditionnelle », chacun des employés savait ce qu’il fallait faire, malgré le peu d’efficacité de la réaction de leurs supérieurs hiérarchiques. Dans le second, la hiérarchie a fourni des instructions précises en cas d’accident, mais en l’absence de liens durables entre les travailleurs, la situation est rapidement devenue chaotique.

Dans une culture caractérisée à la fois par une grande insécurité d’emploi, par la fragmentation des expériences et du parcours, et par une éthique du « chacun pour soi », de nombreuses personnes sont hantées par le « spectre d’inutilité », elles perdent leurs attaches sociales, et deviennent profondément malheureuses.

Sennett ne s’attaque pas frontalement à la structure du capitalisme tardif, mais propose trois mesures visant à atténuer ses effets. La première est la restitution d’une continuité narrative dans la vie des gens, en favorisant le développement d’un parcours de travail unifié qui permette de valoriser l’expérience passée. Autrefois, une telle structure était prodiguée par l’entreprise. Dans un marché du travail « liquide », elle peut être fournie par les syndicats, qui assumeront une tâche nouvelle de stabilisation des parcours professionnels. Les syndicats « nouveau style » (expérimentés, à une échelle modeste, aux États-Unis et en Grande-Bretagne) canaliseront la recherche d’un emploi nouveau, garantiront le paiement de l’assurance chômage, et deviendront le lieu principal d’échanges autour du travail. Une plus grande continuité des trajectoires de vie peut être aussi assurée à travers le partage du travail. Quand la quantité de travail diminue, les employés gardent tous une « partie » du poste dans leur ancienne entreprise, tout en étant libres de chercher un poste à temps partiel ailleurs — une telle approche est expérimentée en Hollande.

La deuxième solution est la revalorisation sociale du travail au service d’autrui. Sennett propose deux mesures pour y parvenir : l’extension du service public, et la rémunération du travail de « care ». Le service public – au moins en Grande-Bretagne — offre aux gens un sentiment de fierté et d’accomplissement. Les interviews avec les fonctionnaires britanniques de tous niveaux, des aides-soignantes aux hauts fonctionnaires, ont mis en évidence la présence d’un esprit de corps, et la valorisation d’un véritable service public. Le démantèlement du secteur public diminue souvent la valeur sociale des services à la personne, en les transformant en tâches subalternes et dépourvues de dignité. Au lieu de réduire le service public, Sennett conseille de l’élargir, notamment dans le domaine de l’aide aux personnes. Il propose de compléter un tel élargissement par une compensation financière pour les gens qui font un travail de « care » auprès de leurs proches. L’amour n’a certes pas de prix, mais la reconnaissance de l’utilité sociale d’une tâche passe par une rémunération pour le travail accompli.

Enfin, Sennett propose de revenir à l’esprit traditionnel de l’artisanat, et d’accorder plus de valeur au travail bien fait. L’une des sources de misère des individus dans le capitalisme tardif est la difficulté d’être fier du travail qu’ils accomplissent et de l’expertise qu’ils développent en l’accomplissant, qui permettent de tisser des liens sociaux stables autour du travail. Il aimerait aussi encourager les gens à avoir plus de responsabilité à l’égard des autres, notamment sur le lieu de travail. Sennett ne parle pas d’un « bonheur » abstrait, mais plutôt d’identités stables, de responsabilité partagée, et du sentiment qu’on fait des choses qui ont un sens. Mais ses recommandations ne sont guère éloignées de celles de Layard, qui propose lui aussi de renforcer le lien social afin d’augmenter le bonheur de tous. Elles se rapprochent des recherches de Richard Wilkinson et de ses collègues sur les liens entre l’inégalité et la maladie.

Richard Wilkinson ou les conséquences mortelles du déficit de bonheur

Richard Wilkinson, médecin et épidémiologiste, (aujourd’hui, directeur de l’unité d’épidémiologie sociale de l’université de Nottingham), s’intéresse depuis un quart de siècle aux effets de l’« indice d’inégalité sociale » sur la santé. L’inégalité, affirme Wilkinson, est une pathologie sociale qui rend malade — et donc malheureuse — toute la société. Les effets de l’inégalité ne doivent pas être confondus avec ceux de la pauvreté. Les pauvres travaillent dans des conditions pénibles, sont mal logés, mangent mal, et ont un accès plus limité aux soins préventifs et curatifs de qualité. Ils ont donc, ceci va de soi, une santé plus précaire que les riches. Mais l’argument développé par Wilkinson et ses collègues est différent : toutes choses égales par ailleurs, les personnes vivant dans des sociétés industrialisées fortement inégalitaires ont plus de problèmes de santé que ceux qui vivent dans des sociétés plus égalitaires. Un tel effet est en particulier visible sur la mortalité infantile et la « mortalité précoce » – le taux de décès des personnes de moins de 65 ans.

La thèse sur la pathogénicité intrinsèque de l’inégalité a été développée par Wilkinson dans ses ouvrages, Des Sociétés malsaines : les maladies d’inégalité, et Les conséquences d’inégalité : comment guérir des sociétés malades . |6| Un des points de départ de ses travaux fut les recherches du groupe de Michael Marmot sur la santé des fonctionnaires britanniques. L’enquête Whitehall (du nom d’une rue de Londres où se trouvent de nombreux ministères) a suivi une population dotée d’un emploi stable, relativement bien éduquée, et couverte par la sécurité sociale. Toutefois, l’enquête a relevé des différences surprenantes de mortalité selon le statut des fonctionnaires : ceux du bas de l’échelle avaient quatre fois plus de chances de mourir dans l’année suivante que ceux au sommet de la hiérarchie (il s’agissait de personnes en service actif, donc de moins de 65 ans). Une telle différence ne s’explique pas par les différences de revenu, d’éducation ou d’accès au soin. Elle est partiellement rattachée aux éléments de mode de vie, tels le tabagisme et l’excès du poids. Mais, en tenant compte de ces variables, l’enquête laisse apparaître des différences de mortalité très importantes qui peuvent être attribuées aux conséquences du stress lié au travail – notamment en raison des maladies cardiovasculaires et du diabète. Marmot et ses collègues ont ainsi conclu que le fait d’accomplir un travail stressant et peu respecté, ajouté au sentiment d’être incapable de contrôler sa vie, tue — littéralement.

Wilkinson a élargi ce principe aux sociétés tout entières. Celles qui affichent des différences de revenu et de statut très grands entre les « gagnants » et les « perdants » ont une proportion plus élevée de personnes souffrant de maladies chroniques, des taux plus élevés de mortalité infantile, et une durée de vie plus courte que la moyenne. De nouveau, ces résultats ne s’expliquent pas simplement par la proportion d’individus qui n’ont accès aux soins ou qui vivent dans la pauvreté. Même en excluant du calcul les habitants des États-Unis qui n’ont pas d’assurance-maladie et ceux qui vivent sous le seuil de la pauvreté, la santé des Américains (une société fortement inégalitaire) est beaucoup plus mauvaise que celle des Norvégiens (une société fortement égalitaire) et ce, malgré un PIB beaucoup plus élevé aux États-Unis.
Les sociétés fortement inégalitaires, argumente Wilkinson, sont véritablement malades. L’affaiblissement des liens sociaux, du degré de confiance dans autrui, du niveau d’entraide et du sentiment de sécurité (ce dernier étant lié au taux de chômage et de criminalité) ont des effets négatifs sur la santé. De tels effets sont soit directs — les gens dans les sociétés inégalitaires souffrent davantage du stress chronique et de ses conséquences physiologiques – soit indirects — les gens sont moins incités à prendre soin d’eux-mêmes. Les effets négatifs de l’inégalité peuvent même être transmis à la génération suivante, puisque les enfants nés de mères qui ont souffert d’un niveau élevé de stress pendant la grossesse ont une tendance plus élevée à développer des maladies cardiovasculaires à l’âge adulte.

Le diagnostic sévère des méfaits du capitalisme tardif présenté par Wilkinson ne le conduit pas vers les rives du radicalisme politique. Les différences de santé entre les pays industrialisés — on vit plus longtemps et mieux Japon ou dans les pays scandinaves qu’aux États-Unis — indiquent que l’on peut réduire les effets nocifs de l’inégalité sans remettre en question les fondements de l’économie de marché. Wilkinson s’intéresse plus spécifiquement aux efforts pour redistribuer plus équitablement le pouvoir sur le lieu de travail, par exemple à travers l’encouragement à l’actionnariat des salariés. Il pense aussi que l’impôt peut réduire les écarts entre les plus hauts et les plus bas revenus. Des interventions publiques bien cibles, conclut Wilkinson, peuvent avoir un effet considérable sur le bien-être physique, psychosocial et émotionnel de sociétés entières |7|.

L’économie du bonheur entre realpolitik et utopie

Les penseurs britanniques qui s’intéressent à la « science du bonheur » se réclament directement ou indirectement de l’héritage de l’utilitarisme et des écrits de fondateur de ce mouvement, Jeremy Bentham (1748-1832). Bentham est connu en France avant tout comme l’inventeur du panoptique : une prison modèle dont l’architecture permet une observation permanente de toutes les activités des détenus – et, pour Michel Foucault, un symbole de la société de surveillance moderne. Une telle image n’est pas trop éloignée de la présentation de l’utilitarisme par ses détracteurs britanniques. Par exemple, le roman de Dickens, Temps difficiles (1854), décrit l’utilitarisme comme une doctrine matérialiste radicale qui aspire à utiliser les acquis de la science pour façonner des êtres humains homogénéisés et standardisés destinés à devenir les rouages parfaits de la grande machine industrielle moderne.

D’autre part, les avocats de l’utilitarisme — tel Layard, qui se définit comme un disciple de Bentham – mettent en avant son progressisme. Ils soulignent que les créateurs de ce mouvement ont combattu l’obscurantisme religieux, se sont opposés à l’esclavage, ont défendu les droits des femmes et ont tenté de créer une société plus juste et plus heureuse. Le but des utilitaristes fut de promouvoir « la plus grande quantité du bonheur pour le plus grand nombre des personnes ». Cela supposait qu’on puisse quantifier le bonheur, et trouver les moyens de l’optimiser à l’échelle de la société tout entière. Bentham a aussi affirmé — un principe repris par Layard – que la promotion du bonheur de tous est l’activité qui procure à l’individu la plus grande satisfaction, proposition qui peut être interprétée comme un éloge de l’engagement politique. Les avocats de l’économie de bonheur britanniques, Layard, Marmot et Wilkinson, membres des commissions mises en place par le gouvernement Blair, ont été vraisemblablement écoutés ; il est moins sûr qu’ils aient été entendus. Ou plutôt, il est probable qu’ils ont été entendus d’une manière très sélective. Les politiciens du New Labour ont été prêts à accepter l’argument que certaines interventions, telles que l’augmentation du nombre des dispensaires psychiatriques, une meilleure compensation du travail de « care », un système d’assurance-chômage plus performant, une éducation qui favorise le développement de l’estime de soi des élèves — peuvent améliorer le bien-être des individus. Ils ont été vraisemblablement moins ouverts à l’argument que l’augmentation du bonheur de tous passe par une modification radicale de la distribution des revenus et du pouvoir.

Les hommes politiques savent pertinemment que l’inégalité a des effets négatifs, mais ce savoir est éclipsé par une vision bien plus puissante : celle qui perçoit l’accumulation des richesses au sommet de l’échelle sociale comme un signe infaillible de la bonne santé de l’économie et de dynamisme social |8|| . Au début des années 1980, trois études importantes ont mis en avant des éléments qui peuvent contribuer à une détérioration de la santé – et donc, du bien-être des individus : le rôle des caillots de sang dans la production d’un infarctus, le lien entre l’analphabétisme des mères et la mortalité infantile dans les pays en voie de développement, et la corrélation entre inégalités de revenu dans une société donnée et la santé de cette société. Les réactions à ces trois études ont été très différentes. La première a conduit à des investissements massifs dans le changement du traitement d’infarctus de myocarde, avec, in fine, des gains relativement modestes en termes de survie. La deuxième a donné lieu à de nombreuses déclarations d’intention, et relativement peu d’actions concrètes. La troisième n’a eu aucun effet, puisqu’il n’était pas envisageable de modifier radicalement la distribution des richesses |9| .

Layard et Wilkinson ont explicitement lié leur proposition d’accroître le bien-être général au mot d’ordre « liberté, égalité, fraternité » |10| . Si la Déclaration du Droits de l’homme et de citoyen du 26 août 1789 évoque le « bonheur de tous », ce dernier ne figure pas dans la devise la plus célèbre de la Révolution française. En revanche, le droit au bonheur est au cœur de la déclaration d’indépendance des États-Unis du 4 juillet 1774, qui proclame que les individus « sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent celui à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur ». La formule est une adaptation de la proposition du philosophe britannique John Locke, qui parle de « vie, liberté et propriété privée » et qui apparaît dans l’un des premiers documents de l’Assemblée constituante des États-Unis . L’écart entre l’aspiration de créer une société égalitaire et fraternelle, et celle de construire une société qui rende possible la recherche de bonheur et protège la propriété privée, résume bien les tensions de la nouvelle « économie de bonheur ».


|1| J. GERTNER, « The futile poursuit of happiness, » New York Times, 7 septembre 2003.

|2| J. RADWAY, Reading the Romance : Women, Patriarchy ad Popular Literature, University of North Carolina Press, 1991.

|3| R. LAYARD, Happiness : Lessons From a New Science, Penguin Press, 2005, trad. fr. Le prix de bonheur, Armand Colin, 2007

|4| The Culture of New Capitalism, Yale University Press, 2006, trad .fr. Albin Michel, 2006.

|5| Parmi les plus connus, The Hidden Injury of Class, Knopf, 1973 et The Corrosion of Character : The Personal Consequences of Work in the New Capitalism, Norton, 1998, trad. fr. Le Travail sans qua-lités : les conséquences humaines de la flexibilité, 10/18, 2003.

|6| R. WILKINSON, Unhealthy Societies : The Afflictions of Inequality, Routledge, 1996 ; The Impact of Inequality : How to Make Sick Societies Healthier, New Press, 2005.

|7| R. WILKINSON, « The impact of inequality », Social Research, été 2006

|8| M. KOHN, « Review of Richard Wilkinsons’s “The Impact of Inequality” », Prospect Magazine, septembre, 2005. |->http://homepage.ntlworld.com/…

|9| S. BEZRUCHKA, « Unhealthy societies », New England Journal of Medicine, 1997, 336:1616-1617.

|10| C. ALIX, « Interview avec Richard Layard », Libération, 14 juillet .2007 ; R. WILKINSON, « The impact of inequality », art. cit.