Pronostiquée par les sondages, l’élection de Barack Obama apparaît rétrospectivement comme une victoire annoncée et acquise facilement. L’idée d’un raz-de-marée est reprise par les médias, comme si les Etats-Unis se réveillaient subitement démocrates pour tourner la page de l’ère Bush. Josh Pacewicz et Etienne Ollion reviennent sur les conditions du succès en montrant qu’il a été obtenu grâce à des méthodes de campagne innovantes qui feront date.
Tout au long de la soirée du 4 novembre, les mêmes images, accompagnées de commentaires en substance identiques, ont déferlé sur les écrans de télévision de part et d’autre de l’Atlantique. Les photos de bureaux de vote bondés, accompagnées de récits épiques d’attente, prouvaient d’elles-mêmes la mobilisation qui avait eu lieu. Les résultats qui se donnaient à voir sur la carte bicolore montraient une Amérique virant de plus en plus au bleu, parfois au-delà des prévisions les plus optimistes des stratèges Démocrates. La soirée électorale ne manquait pas de symboles : des États Républicains de longue date avaient penché pour Obama, signe d’un changement politique profond. Richmond (Virginie), ancienne capitale du Sud confédéré, se donnait au jeune et séduisant président. L’Amérique avait élu un président Noir, et remisé dans les armoires de l’histoire ses vieux démons racistes. C’était d’ailleurs en substance la remarque de John McCain le soir même de l’élection, quand il s’est réjoui de la victoire de Barack Obama, signe d’un pays qui offre son plus haut poste à celui qui sait le prendre, quelle que soit sa couleur de peau. Barack Obama avait conquis l’Amérique, une nouvelle ère politique s’ouvrait avec cette élection.
L’histoire est belle, mais est-ce vraiment ce qui s’est passé ? Au risque de briser certains mythes auxquels on aime croire, une analyse un peu plus précise tempère ces déclarations triomphalistes. Si Obama dépasse largement McCain au compte des grands électeurs à l’arrivée, c’est en large partie dû au système électoral qui en attribue la totalité au candidat qui remporte la majorité des voix dans chaque État, quelle que soit la marge qui le sépare de son adversaire. L’avantage en termes de « vote populaire », mesure par laquelle sont élus les présidents dans la plupart des régimes à suffrage direct, est lui bien moins conséquent : le candidat Démocrate récolte moins de 53% des voix (près de 67 millions de suffrages exprimés), contre un peu plus de 46% (plus de 58 millions) à son opposant Républicain. L’écart s’est même situé pendant longtemps en deçà de 4 points, avant que différents votes ne viennent accroitre l’avance du sénateur de l’Illinois. Plus encore : la plupart des « swing states », ces États sur lesquels les candidats ont concentré leur effort de campagne, ont été remportés par Obama avec marge encore plus faible : 5 points seulement le séparent de McCain en Virginie, 4 points en Ohio, 2 points en Floride, et moins de 0,5 points des votes en Caroline du Nord et en Indiana |1|. Et si on ajoute à cela que les électeurs enregistrés comme Républicains se sont proportionnellement moins déplacés, et que les Démocrates ont été plus assidus dans les bureaux de vote, on est en droit de douter du changement tant annoncé. Enfin, contre l’idée d’une mobilisation populaire massive, il convient de remarquer que le taux de participation n’a rien de la vague annoncée par certains analystes : il se situera visiblement aux alentours de 60%, soit légèrement supérieur aux taux habituels, mais inférieur à celui de 2004 |2||. À l’aune des seuls résultats électoraux, on peut donc affirmer que l’élection de 2008 était finalement assez similaire aux précédentes.
Cela ne signifie pas que tout reste à l’identique dans la vie politique étasunienne, mais qu’il faut probablement déplacer un peu la focale de l’analyse pour comprendre ce qui s’est réellement produit au cours des douze derniers mois. La double victoire du candidat Obama – il faut en effet se garder d’oublier les primaires – a de fait été rendue possible par la « campagne » qu’il a su mettre en place, et qui lui a permis modifier la donne et la carte politiques des États-Unis. Ces organisations, entièrement mises en place par les candidats, financées indépendamment, et dirigées à l’écart de chacun des partis, jouent en effet un rôle majeur dans les élections étasuniennes. Plus qu’une révolution des esprits et une communion générale donnée à une Amérique convertie, ce qui se dessine derrière la victoire de Barack Obama, c’est une nouvelle manière de créer et de gérer une campagne. Les Démocrates, qui avaient eu tant de mal à s’adapter aux changements survenus depuis la fin des années 1970 (et en particulier la perte de pouvoirs des syndicats, électeurs mais aussi colonne vertébrale des campagnes jusqu’à l’ère Reagan), ont su cette année avec Obama créer une infrastructure dont il y a fort à parier qu’elle lui survivra. Le triomphe tant de fois prédit tellement il semblait inévitable repose alors plus sur une nouvelle manière de faire campagne, que sur un changement radical de la façon dont on fait de la politique. Disséquer le succès de Barack Obama ne revient nullement à en nier le caractère historique, mais plutôt à montrer ce qui l’a rendu possible, et la réorganisation de la vie politique qu’elle risque d’entraîner.
Trois décennies de campagnes Démocrates
Structures mises en place autour d’un candidat, dirigées par lui, et distantes des partis, les campagnes sont aux États-Unis nées avec la République. Créée par différence avec le modèle européen et ses groupes d’intérêt organisés (dont l’existence ratifiait aux yeux des pères fondateurs l’existence de différences fortes au sein de la société), le système politique tel qu’il fut pensé par ses créateurs avait pour but d’éviter de mettre en scène les divisions, ces « factions » dénoncées par Georges Washington dans sa dernière allocution publique |3|. C’est là l’ironie de la vie politique étasunienne, mondialement célèbre pour son système bipartite, et en même temps gouvernée par des personnes qui préfèrent à l’organisation collective des partis la structure personnalisée de la campagne. Dans ce système, les partis jouent certes un rôle, mais ont finalement peu de place lors des élections nationales. Après avoir été nominés à l’issue de primaires qui se déroulent très largement à l’extérieur du parti (le fait de se déclarer démocrate ou républicain n’équivaut pas à une adhésion, puisqu’il s’agit uniquement d’une mention portée aux marges des listes électorales), les candidats organisent leur campagne sans véritable soutien du parti. Le contraste est ici saisissant avec la France : on imagine mal en effet une élection, présidentielle ou non, se dérouler sans le soutien massif, mais aussi les ressources et l’infrastructure du parti que représente le candidat. L’élection de 2007 l’a encore bien rappelé, où Nicolas Sarkozy a construit son succès en s’appuyant sur une structure réorganisée et mis à son service, et qu’en négatif les tensions entre la candidate socialiste et son parti ont probablement limité les chances de victoire finale de cette dernière. De même, les dons, élément central des campagnes étasuniennes, vont pour l’essentiel aux candidats plutôt qu’aux partis qui les ont investis |4|. Le pendant de cette désaffection partisane, c’est l’étonnante absence de capacité organisationnelle au niveau local. Dans un état comme l’Iowa (Midwest), peuplé de près de 3 millions d’habitants, le parti Démocrate n’avait jusqu’à récemment que trois salariés à temps plein, en charge de l’ensemble de l’animation sur l’ensemble d’un territoire dont la superficie dépasse les 145 000 km2. Après son élection à la présidence du parti en 2004, Howard Dean avait initié la « 50 States Strategy », une opération visant à réinvestir l’échelon politique local dans l’ensemble du pays. Largement publicisée et souvent applaudie, l’initiative avait alors permis de faire embaucher deux permanents supplémentaires en Iowa, avant qu’un poste ne soit supprimé pour des raisons budgétaires.
Par bien des aspects, le fameux système bipartisan des États-Unis est en fait une structure où deux candidats, une fois nominés par leur parti respectif, tentent par eux-mêmes de quadriller le pays, selon la stratégie électorale qu’ils choisissent, et les ressources dont ils disposent. Dans le camp Démocrate, et jusque dans les années 1970, cette tâche incombait aux syndicats et à leurs alliés. Structurés sur des bases professionnelles, implantées dans différentes villes d’un état, les unions et leurs alliés disposaient d’une infrastructure permanente qu’ils activaient tous les quatre ans. Les campagnes étaient alors relayées au niveau local par des militants expérimentés et des professionnels de l’organisation, pour lesquels elles n’étaient qu’un événement dans un calendrier plus global. Les syndicats fournissaient aux Démocrates des ressources, une base de bénévoles rapidement mobilisables, parfois un local, et un ensemble de compétences dont la connaissance précise du terrain n’est pas la moins importante. S’ils ne l’étaient pas eux-mêmes, les bénévoles de la campagne s’appuyaient sur des militants aguerris, qui dans une même journée pouvaient faire du porte à porte, préparer une salle ou des gâteaux pour une réunion publique, appeler des électeurs indécis, ou réparer tel ou tel problème au siège de campagne. S’il faut se garder de tomber dans la caricature en faisant des membres des campagnes passées des militants totalement investis et dévoués à la cause (qu’on opposerait aux nouveaux, moins impliqués et en quête d’une réalisation personnelle), il faut aussi constater que ce modèle d’engagement a progressivement disparu depuis le début des années 1980. Les années qui suivirent l’élection de Ronald Reagan en 1980 n’ont pas seulement vu la brutale perte d’influence des syndicats, elles ont aussi marqué la disparition progressive d’un type de campagne qui avait jusque là su porter régulièrement un Démocrate à la Maison-Blanche. Bill Clinton mis à part (en 1992, il avait battu Georges H. Bush dans une triangulaire où le milliardaire texan Ross Perot était venu brouiller la donne), le Parti Républicain a vu ses candidats remporter toutes les élections depuis près de trente ans, en dépit de candidats parfois impopulaires comme en 2004.
Par bien des aspects, la campagne menée par John Kerry il y a quatre ans illustrait, jusque dans ses manques, la disparition de l’ancien modèle de campagne et les difficultés des Démocrates à parvenir au pouvoir en son absence. Dans une élection certes entachée par de nombreuses irrégularités lors du scrutin, le sénateur du Massachussetts n’avait pas réussi à défaire le Président sortant, pourtant empêtré dans une guerre dont les justifications apparaissaient de plus en plus douteuses à l’ensemble de la population. C’est que, à l’inverse des Républicains qui sous l’impulsion de Karl Rove, conseiller politique de Georges Bush, avaient mené une campagne ambitieuse et par certains aspects innovante, les Démocrates s’étaient retrouvés piégés par les problèmes qu’ils connaissaient de manière ponctuelle depuis une vingtaine d’années. Avec le rétrécissement des effectifs syndicaux, les Démocrates ont eu à affronter une pénurie de bénévoles locaux. La solution adoptée de manière croissante par le parti depuis deux décennies avait été d’envoyer des professionnels de la mobilisation, salariés rémunérés pour la durée de la campagne. Ceux-ci étaient en charge de recruter et de former une base de bénévoles, qui étaient ensuite envoyés réaliser les activités du quotidien. Ce n’est pas exactement ce qui s’est passé, comme tendent à le montrer les récits de la campagne de 2004 |5|. Pour diverses raisons, l’équipe de John Kerry avait eu toutes les peines du monde – et n’a jamais vraiment réussi – à mettre sur pied une équipe de bénévoles actifs, et à conquérir les voix qui lui ont au final fait cruellement défaut.
L’une de ses faiblesses, telle qu’elle a pu être diagnostiquée après coup |6|, fut l’incapacité de l’équipe Kerry à faire venir, et encore plus à conserver, des bénévoles motivés tout au long de la campagne. Les troupes déployées, des professionnels de l’organisation, avaient eu bien des difficultés à recruter, et à créer une structure politique forte. La coopération entre salariés et bénévoles avait été difficile. Sur place, les premiers avaient largement été perçus comme uniquement intéressés au résultat de l’élection finale, se mettant par là même à l’écart des enjeux politiques locaux, et refusant de consacrer du temps à ces alliés objectifs. Les bénévoles avaient eux sou
vent l’impression qu’ils étaient déconsidérés et trop peu informés des choix de la campagne, et renvoyés vers des tâches ingrates. Le problème s’est trouvé renforcé avec le changement, progressif mais indéniable, du recrutement social des bénévoles ces vingt dernières années. Dans l’Iowa, où l’un de nous a enquêté pendant près de deux ans sur la vie politique locale au sein des deux partis, nombre de tâches autrefois prises en charges par les bénévoles (réparations en tout genre, préparation des réunions publiques etc.) ont parfois dues être déléguées à une entreprise privée. Les bénévoles, qui considéraient qu’ils étaient employés à des tâches qui ne correspondaient pas à leurs compétences, rechignaient en effet à s’y attacher, et parfois même ne revenaient pas. Pour pallier ces défections, l’équipe de campagne avait alors offert à certains de prendre en charge des tâches plus importantes, comme par exemple de prévoir la stratégie électorale… quand bien même ces décisions étaient prises à un échelon supérieur. En bref, la campagne Kerry avait eu du mal à créer une véritable émulation chez ces bénévoles, et cela a fortement influencé les résultats finaux au moment même où les Républicains menaient une campagne ambitieuse, grâce à un recrutement important de chrétiens conservateurs.
La campagne Obama : inversion et symétrie
Les analystes de la vie politique étasunienne n’ont pas manqué de souligner, bien souvent avec une certaine fascination, les stratégies développées par l’équipe Obama au cours des deux dernières années. Le recours à Internet pour soulever des fonds ou l’investissement des réseaux sociaux qu’offre cet outil ont été, à juste titre, largement commentés. D’autres, moins visibles, ont aussi contribué au succès du candidat Démocrate. Probablement moins nouveaux que ce qu’on a pu en dire, ces décalages sont souvent un reflet (direct ou inversé) de formes d’organisations mises en place lors des campagnes précédentes. Prises ensemble, ces transformations montrent qu’une nouvelle formule de campagne s’est développée dans le sillage de l’élection de Barack Obama, qui pourrait bien lui survivre.
On l’a dit, la diminution des capacités d’organisation de certains alliés des Démocrates, couplée à un recrutement de bénévoles parmi d’autres couches de la population, avaient largement limité le potentiel des campagnes menées au nom de ce parti depuis trente ans. Sans même se demander si Obama et ses conseillers ont explicitement cherché à se démarquer de John Kerry et de sa campagne en 2004, on est toutefois forcé de constater que sur certains points, l’organisation ressemble à une image inversée de ce qui avait été mis sur pied quatre ans auparavant. Une des principales différences tient à la manière dont les équipes ont été envoyées sur le terrain, sur le rôle respectif attribué aux salariés et aux bénévoles, et sur les objectifs pour chacun.
Parce qu’ils font l’élection, les « swing states », ces états où la victoire est possible pour chaque camp, sont au cœur des stratégies des candidats élection après élection. Mais à la différence de ce qu’avait fait John Kerry en 2004, les professionnels envoyés sur place avaient des consignes quelque peu différentes. Il s’agissait en effet moins de parachuter une équipe qui resterait tout le temps sur place et qui, s’appuyant sur des réseaux préexistants, serait en charge de gérer les bénévoles, que de créer une nouvelle structure pour promouvoir au niveau local le candidat Démocrate à l’élection présidentielle. Si, de loin, la pratique pouvait sembler similaire à ce qui s’était produit quatre ans auparavant, leur fonctionnement différait. Cette année, en plus des classiques activités de démarchage et de sensibilisation, les professionnels récemment arrivés avaient aussi pour mission de former des bénévoles locaux aux tâches d’encadrement et de gestion d’une antenne locale. L’idée était de leur transférer une partie des responsabilités, de façon à pouvoir déployer les salariés ailleurs si le besoin s’en faisait sentir. Ils le furent, de plus en plus alors que l’élection approchait, et que les sondages redessinaient la carte des États à investir. Assurément, Obama a pu multiplier ces actions grâces aux sommes record et aux nombreux bénévoles qu’il a su attirer, ressources sans lesquelles sa campagne n’aurait pas été aussi efficace.
La mise sur pied de groupes relativement autonomes destinés à remplacer à termes les salariés a toutefois eu des effets indéniables sur le budget du candidat : il a permis d’établir dans de nombreuses villes et quartier des relais dont l’influence s’est révélée déterminante le jour de l’élection. Plus, il a aussi permis à la campagne Obama de bénéficier des connaissances de terrain des bénévoles, élément souvent crucial pour pouvoir localiser et nouer contact avec les leaders d’opinions, responsables de communautés, ou journalistes locaux.
Inspirée des méthodes de community organizing |7|, forme de mobilisation où les salariés ne sont censés être que des catalyseurs d’action, la création de groupes où ne restaient finalement que quelques membres sur une équipe de dix ou quinze personnes initialement envoyées dénote aussi un changement dans le rapport aux bénévoles. Une telle approche fut en effet combinée avec une réorganisation de la division du travail au sein des équipes locales. De nouvelles tâches ont été, et ce à travers l’ensemble du pays, créées et confiées aux volontaires. Gestion de l’antenne locale et du personnel, collecte de fonds, participation à la prise de décision, les bénévoles ont été invités à prendre en charge des activités qui jusqu’alors avaient été presque entièrement contrôlées par les professionnels dans l’équipe Kerry. En plus d’une capacité d’action démultipliée (en Ohio, John McCain avait 22 bureaux, contre 99 pour le sénateur de l’Illinois |8|), une telle répartition des tâches semble avoir suscité plus d’intérêt, et finalement motivé, les bénévoles. Réticents à effectuer les tâches autrefois prises en charges par les syndicalistes, nombreux furent les bénévoles qui sont restés jusqu’au dernier jour avec une motivation intacte. Valorisés par la campagne qui prenait soin de communiquer avec eux (ce que l’équipe de Kerry n’avait su ou pu faire), certains de ceux interrogés ont affirmé avoir eu le sentiment d’apprendre et d’être impliqués tout au cours des mois de leur engagement. Et ils sont restés.
Image inversée de la campagne menée par John Kerry, le système mis en place autour de Barack Obama a par contre emprunté certains éléments à l’organisation Républicaine qui avait mené Georges W. Bush à la victoire en 2000. L’intuition de Karl Rove était alors la suivante : plutôt que de tenter de convaincre les électeurs indépendants (et encore moins les Démocrates) du bien-fondé du programme du candidat Républicain, une politique efficace cherche avant tout à s’assurer du vote des « irregular Republicans », ces Républicains déclarés mais ponctuellement abstentionnistes. Ces derniers correctement ciblés et incités constitueraient des réserves de voix suffisantes pour faire pencher la balance dans certains États |9|. Dans un pays où le taux d’abstention oscille entre 40% et 50% de la population inscrite, quelques milliers de voix dans un État peuvent ponctuellement faire la différence. Ce n’est pas un hasard si Rove fut surnommé « l’architecte » des victoires républicaines : pour mener à bien son plan, il avait mis en place un registre destiné à recenser les électeurs Républicains par quartier, et à s’assurer qu’ils avaient bien reçu la visite de bénévoles, en plus de courriers et d’appels téléphoniques spécifiques.
En 2008, l’équipe Obama a recouru à la même technique, en l’améliorant sensiblement. Suivant le modèle du système inventé par Rove huit ans auparavant, la campagne s’est lancée dans la constitution d’une imposante base de données, destinée à recenser les électeurs Démocrates déclarés, mais aussi – et surtout – tous les contacts qu’ils avaient eu avec des militants du parti, et de quel type. Accessible par tous les membres de la campagne à travers le pays, elle était actualisée tous les quarts d’heure, permettant le partage d’une information primordiale. Car loin d’avoir cherché à convaincre au-delà des lignes partisanes, l’équipe du sénateur de l’Illinois s’est surtout concentrée lors des six derniers mois sur les électeurs Démocrates irréguliers. Recourant efficacement à la procédure de vote par avance, qui cette année offrait dans près de trente États la possibilité de voter jusqu’à quatre semaines avant l’élection, ils ont tout mis en œuvre pour s’assurer de la transf
ormation en un vote concret de ces intentions affichées, allant jusqu’à proposer à ces « irréguliers » de les conduire au bureau de vote. L’objectif était alors de faire progressivement diminuer ce pool d’électeurs, recensés comme Démocrates, mais dont le vote n’était pas certain. Ce faisant, la stratégie mise en place reposait sur un objectif clair (la diminution d’une population déterminée d’électeurs), dont l’évolution était facile à mesurer, et dont la réalisation ne requérait que peu de compétences proprement politiques.
Cette technique, couplée aux spécificités du système politique étasunien qui autorise les membres des partis à enregistrer les électeurs (ie. à préinscrire sur les listes électorales des personnes qui n’y sont pas) a donné lieu à des scènes qui étonneraient plus d’un observateur étranger. Ainsi, il n’était pas rare de voir, lors d’une de leurs séances de porte-à-porte, des bénévoles Démocrates demander au résident des lieux pour qui il comptait voter, puis remercier poliment et s’en aller aussitôt sans rien ajouter (ni même laisser quoi que ce soit) si la réponse était « John McCain ». À l’inverse, une discussion s’engageait s’il répondait « Obama », et l’électeur potentiel se voyait, selon la situation, offrir de se faire inscrire sur les listes électorales, ou remettre un bulletin de vote par correspondance. Les campagnes massives d’enregistrement menées par les membres de la campagne Obama ont donc été doublement ciblées : clairement localisés dans des zones du pays où les indicateurs socio-démographiques indiquaient un réservoir de votes Démocrates, elles pouvaient ensuite s’affiner au niveau de chaque interaction individuelle. Il y a tout lieu de penser que cette stratégie a été payante, et que jointe aux autres techniques plus classiques, elle fut un élément déterminant de la victoire d’Obama.
Le soir de l’élection
Mardi 4 novembre, 20h, à la périphérie d’une petite ville de l’Iowa. Sur le parking de ce supermarché, peu fréquenté à cette heure, deux bâtiments se font face. L’un héberge le siège local de la campagne de John McCain, l’autre celui de Barack Obama. C’est ici que pendant des mois ont été coordonnées les opérations des deux candidats dans une partie de cet État du Midwest. Faire l’aller-retour entre les deux lieux offrait, ce jour-là, un spectacle intéressant. Toute la matinée, un visiteur inexpérimenté aurait pu croire que John McCain se dirigeait vers une victoire facile : le bureau était plein, et les salariés s’affairaient alors que plus de vingt bénévoles appelaient incessamment des électeurs pour les inciter à aller voter. À y regarder de plus près, les choses étaient cependant différentes. Les conversations téléphoniques qu’on pouvait surprendre ici et là offraient une image moins reluisante de l’organisation :
« Ah, il n’habite plus là ? …Et vous savez comment le joindre ? …Non, bon. Merci quand même, bonne journée ».
« Ah, vous avez déjà voté, bravo, merci beaucoup, et bonne journée ».
|Un bénévole, à un autre| : « et là non plus, ça ne répond pas… ».
Tout au long de la journée, ces scènes se sont reproduites. Lassés, critiquant le manque d’organisation, les militants Républicains arrivés en nombre depuis… la veille suite à la visite de Sarah Palin dans la ville repartaient les uns après les autres. À partir de 16h, au moment où les relances téléphoniques deviennent efficaces, avec le retour chez eux des électeurs, ils n’étaient plus que cinq. Après 20h, il n’en restait que deux pour voir défiler les États, la cruciale et très disputée Pennsylvanie en tête, attribués à Barack Obama.
De l’autre côté du parking, l’ambiance était beaucoup plus calme, et ressemblait à n’importe quel bureau, un jour comme n’importe quel autre. Parmi les quelque vingt personnes présentes qui vaquaient à leurs occupations, aucune ferveur n’était discernable. À l’extérieur, deux hommes relativement âgés fumaient une cigarette. Et à l’intérieur, des bénévoles étaient au téléphone, mais sans réelle frénésie. Là encore, la première impression est trompeuse. Chaque groupe était de fait occupé à une tâche bien précise. Comme chez les Républicains, un premier groupe appelait les électeurs Démocrates pour s’assurer qu’ils avaient voté. La scène était toutefois très différente : équipés d’ordinateurs portables connectés à la base de données nationale, ils appelaient les numéros qui s’affichaient sur l’écran, et dont le nombre réduisait au fur et à mesure de la journée. Á côté d’eux, deux personnes se consacraient uniquement cette même base à jour à partir des résultats collectés localement. Un troisième groupe élaborait, autour de nombreuses cartes, un trajet qui permettrait de rendre visite à un maximum d’électeurs en un minimum de temps, pendant qu’un quatrième se préparait à recevoir ces instructions et à passer son après-midi à faire du porte-à-porte. De temps en temps, une personne se levait et se dirigeait vers la sortie avec un bout de papier griffonné dans la main. Elle la tendait à l’un des deux hommes restés dehors, qui avait alors pour mission d’emmener un électeur au bureau de vote. De manière surprenante, peu de choses changèrent à 19h30, quand fut annoncé la victoire d’Obama en Ohio, signe que le succès ne pouvait plus lui échapper au niveau national. Sans arrêter de travailler, un membre de la campagne précisa : « Ca ne change pas grand-chose pour nous, et c’est pas vraiment une surprise. On a été informé récemment qu’ils avaient réussi à dépasser le quota de Démocrates irréguliers qui leur avait été assigné. Puis d’ajouter, nous aussi, on a dépassé le nôtre ». A 21h, quand le succès Démocrate fut annoncé pour l’Iowa, le travail touchait à sa fin. Après avoir fini ce qu’ils avaient à faire, les militants se dirigèrent, tranquillement, vers un bar où était organisée une soirée. Il ne faut se garder d’inférer une image globale à partir de cette simple description. Dans plusieurs endroits, les équipes d’Obama ont été désorganisées, et le soir de l’élection s’est déroulé dans une ambiance tendue ou frénétique. Mais les résultats dont on dispose à l’heure actuelle laissent penser que la stratégie mise en place a porté ses fruits au niveau national. Les sondages réalisés sur les personnes ayant eu recours au « Vote Early » dans les semaines précédant l’élection indiquent une marge d’avance conséquente pour Obama. Le sénateur de l’Illinois aurait en effet recueilli entre 55% et 70% chez ces personnes, contre 45% à 30% pour son opposant. Invisibles au niveau national, où la participation n’a pas dépassé celle des années passé, les stratégies d’incitations au vote et d’inscription sur les listes électorales ont été efficaces. Dans certains comtés investis par la campagne Obama, le taux d’abstention s’est effondré de 60 à 25%, et nombre d’électeurs enregistrés à très fortement augmenté. L’absence de changement global des statistiques s’explique par le fait que cette participation massive fut compensée, dans l’autre camp, par l’incapacité du candidat Républicain, à mobiliser son cœur de cible, et parmi celui-ci les électeurs chrétiens qui avaient été si importants lors des deux dernières élections.
A bien des égards, les bases de données et leurs usages ont été à l’image des organisations de campagne des deux candidats. Jamais vraiment au point du fait d’un manque d’informations et de bénévoles pour la mettre régulièrement à jour chez McCain, elle était un objet de fierté dans l’équipe Obama. Précise, claire, constamment modifiée pour s’adapter aux nouveaux besoins, elle fut largement utilisée. Ce faisant, on voit qu’il est impossible de nier l’existence d’un « effet Obama » au cours de cette campagne, tant il est vrai que le sénateur de l’Illinois a su attirer des dons et des bénévoles dans des proportions jamais vues jusque là. Bien sûr, le succès du candidat Démocrate n’aurait sûrement pas été possible sans ce soutien massif, qui a vu plusieurs campagnes locales refuser des bénévoles devant le surnombre. Mais la force de la campagne, et probablement la victoire finale, sont très certainement dues à la capacité de cette organisation créée pour la circonstance à canaliser et à conserver ces précieuses ressources. Après tout, c’est moins la perspective de la défaite annoncée un peu partout que le sentiment d’inefficacité et d’inutilité des bénévoles Républicains qui leur ont fait abandonner le siège local le jour de l’élection dans cette petite ville de l’Iowa. Meilleure organisation, plus grande communication entre bénévoles et salariés, tous ces éléments ne pouvaient que plaire à ces nouveaux volontaires Démocrates. Novices des campagnes politiques, pour beaucoup, ils étaient bien décidés à participer, pourvu qu’on leur offre les possibilités de le faire dans des conditions qui leur conviennent.
Les images largement diffusée du pasteur Jesse Jackson, militant historique des droits civils et ancien candidat à la nomination Démocrate, pleurant le soir de l’élection sur la pelouse de Grant Park, ne veulent-elles donc rien dire ? Faut-il conclure que rien n’a vraiment changé avec cette élection, et que derrière les commentaires enthousiastes et la vague d’espoir qui a saisi une partie des Etats-Unis, tout se résume à la mise en place d’un système efficace d’encadrement des électeurs en faveur d’un candidat ? Une telle conclusion serait hâtive, et doublement erronée. Après tout, c’est quand même bien sur son nom, et autour de son programme, que le nouveau président des États-Unis a ré
uni non seulement une majorité des votes le 4 novembre 2008, mais aussi provoqué un mouvement de soutien populaire probablement jamais atteint dans l’histoire d’une électorale étasunienne.
Le succès de Barack Obama repose bien évidemment sur sa capacité, largement évoquée, à mobiliser des personnes et des fonds. Ces ressources lui ont évidemment donné un avantage décisif, que ce soit en termes de communication dans les médias (et dont les fameuses trente minutes de publicité diffusées sur trois chaines de télévision à six jours du scrutin resteront probablement le symbole), ou de recrutement de salariés. Sans elles, il y a fort à parier que rien de cela n’aurait été possible, et l’échec de John McCain sur ce même terrain le prouve a contrario. Rien n’aurait été possible sans ressources, et rien n’aurait sans doute été possible sans la mise en place d’une nouvelle forme d’organisation, qui a permis de catalyser cet engouement. En ce sens, la forme de la campagne est historique. C’est là toute l’habileté des stratèges Démocrates que d’avoir su transformer ces personnes en électeurs. Il est impossible de savoir ce que l’élection apportera comme changements, ni ce que le 44ème président des États-Unis sera en mesure de réaliser. Une chose est sûre cependant : de multiples déplacements se sont produits, dont les effets n’ont pas fini de se faire sentir.
|1| Estimations réalisées sur la base des premiers résultats rendus publics par : Virginia State Board of Elections, Ohio Secretary of State, North Carolina State Board of Elections, Florida Department of State, Indiana Secretary of State
|2| M. MCDONALD. United States Elections Project : |->http://www.elections.gmu.edu
|3| J. FURLING. Setting the World Ablaze : Washington, Adams, Jefferson and the American Revolution. Oxford University Press, 2000
|4| D. MUGOLBY, A CORRADO, K PATTERSON, Financing the 2004 Election, Brookings Institute Press, 2006.
|5| W. BENOIT. Bush versus Kerry : A Functional Analysis of the 2004 Campaign, Lang Press, 2006
|6| Ibid.
|7| M. WARREN, Dry Bones Rattling. Community to Revitalize American Democracy, Princeton University Press, 2001
|8| Informations collectées sur les sites internet des candidats
|9| L. DUBOSE, J REID, et C. CANNON. Boy Genius : The Brain behind the Remarkable Triumph of George W. Bush, Public Affairs, 2003.