Dans une interview accordée au quotidien El Nacional, Margarita López Maya, intellectuelle de gauche, explique son désaccord avec la réforme constitutionnelle qui, selon elle, met en danger les acquis démocratiques et sociaux de huit ans de processus bolivarien.

L’historienne Margarita López Maya est connue pour sa mesure face aux passions partisanes et pour son esprit de tolérance. Spécialiste des mouvements sociaux au Venezuela, elle pronostique des troubles si la réforme constitutionnelle que propose le gouvernement est adoptée.

Bonne connaisseuse des complexités du « processus » |1| , elle signale que le pays se trouve face à beaucoup plus que de simples retouches au texte constitutionnel de 1999 (élaboré et promu par les partisans de Chávez) et que, en refusant de convoquer une Assemblée constituante, « le gouvernement viole la Constitution, il a recours à un procédé illégitime pour obtenir le changement qu’il vise ».

Il y a dans cette réforme des éléments qui impliquent des changements profonds, soutient la chercheuse : « L’orientation en direction du socialisme, la restructuration territoriale, la recentralisation et l’institution du Pouvoir Populaire, qui est une nouvelle structure de l’État qui supprime des prérogatives du pouvoir municipal et régional ». Elle qualifie de contradictoire la façon dont a été mené le processus de réforme : « Une Constitution est un pacte entre les citoyens, une œuvre collective, et le Président a souligné à plusieurs reprises qu’il s’agissait de son projet personnel ». D’après elle, la réforme a été promue au rythme d’une opération militaire. « À quoi se réduit le délai que le Président nous a concédés pour nous informer, discuter, assimiler et accepter ou non le projet de réforme ? À deux mois, alors que lui-même a pris huit mois pour présenter son projet ».

Une des grandes faiblesses de cette réforme, affirme-t-elle, « c’est de proposer la marche vers un socialisme qui reste complètement dans le vague. Le débat entre les Vénézuéliens sur ce qu’est au juste le ‘‘socialisme du XXIe siècle” n’a pas eu lieu, alors pourquoi faut-il s’empresser d’introduire cette idée dans une nouvelle constitution ? »

Quelles conséquences peut avoir l’approbation d’une réforme préparée en ces termes ?

Si cette réforme est approuvée, le Venezuela va connaître de graves problèmes d’instabilité politique. C’est un projet qui suscite un profond malaise non seulement dans l’opposition, mais au sein du chavisme. En témoignent les prises de position du général Raúl Baduel ou du parti Podemos |2| , mais aussi les critiques voilées qui se manifestent dans tous les secteurs du chavisme. La volonté d’avancer à marche forcée sans chercher à convaincre, sans négocier et, en définitive, sans jouer le jeu que suppose ce type de changement, va se traduire sous la forme d’une crise de gouvernabilité. Nous en voyons déjà les effets dans la rue, et il est probable que cela continue dans les mois qui viennent. L’autre problème, c’est qu’il n’existe aucune force capable de canaliser le mécontentement.

À quoi attribuez-vous cette hâte de Chávez ?

L’accélération est entièrement du fait du Président. Il a obtenu une nette victoire aux présidentielles de décembre et il considère que s’il laisse passer trop de temps, il y a une possibilité d’usure du régime, ce à quoi nous sommes d’ailleurs en train d’assister depuis deux mois. Au fur et à mesure que les gens se rendent compte de ce qui est en jeu, le soutien à la réforme est en train de s’affaiblir. Comment se fait-il que la réforme enlève du pouvoir aux municipalités et aux régions ? Pourquoi le Président est-il désormais responsable de toutes les promotions au sein des forces armées ? Pourquoi la Banque centrale ne pourra-t-elle plus rien faire sans demander son autorisation au Président ? Pourquoi y aura-t-il droit à la réélection indéfinie pour le chef de l’État et pas pour les gouverneurs ? L’objectif du pouvoir est de faire passer tout cela le plus vite possible, quitte à examiner ensuite comment contrôler la situation, mais il s’agit d’un procédé pervers, la démocratie exige du temps.

Il y a quelques mois, vous aviez anticipé que nous étions en face d’une tentative de changer de régime politique. Maintenant que les dés sont jetés, comment voyez-vous la chose ?

C’est un changement de régime caractérisé par une concentration des pouvoirs aux mains de l’exécutif et du Président de la République, avec un affaiblissement du principe de l’alternance et du pluralisme. Il est clair que cela va en direction d’un autre type de gouvernement où il n’y aura pas de garantie d’équilibre entre les pouvoirs publics. Il y a des avancées sociales indéniables dans le nouveau texte constitutionnel – le fonds de sécurité sociale pour les travailleurs informels, la lutte contre les discriminations, la parité de genre dans les listes électorales –, mais ce n’est pas là le noyau de la réforme.

La question de fond, c’est le changement du régime politique, et il y a des éléments qui indiquent que nous allons vers un socialisme de type étatiste. À un moment où l’on promeut les renationalisations, on voit s’établir aussi les bases d’une recentralisation et d’une concentration des pouvoirs aux mains de l’exécutif qui exacerbe le présidentialisme, alors qu’existait déjà un très fort déséquilibre des pouvoirs au Venezuela. La possibilité de création de nouveaux territoires dont les autorités seront désignées arbitrairement par le Président est une régression. L’augmentation considérable du nombre de signatures nécessaires pour convoquer un référendum révocatoire en est une autre |3| . Chávez affirme que ce qu’il veut, c’est transférer le pouvoir au peuple. En raison de ses caractéristiques, l’État vénézuélien a toujours été à l’initiative des processus de transformation sociale. Avec le Pouvoir Populaire, il prétend impulser un processus de démocratie participative. Le problème, c’est que l’approche adoptée pour atteindre cet objectif est étatiste, et que le concept de socialisme utilisé suppose que tout relève de l’État.

Dans cette réforme constitutionnelle, le Pouvoir Populaire devient une structure de l’État |4|.

En ce moment il y a une confusion générale entre l’État, le gouvernement, le parti, les conseils communaux, les missions sociales. Toutes les structures de l’État sont mises au service de la construction du PSUV (Parti socialiste uni du Venezuela), on fait sortir des activistes des missions pour les mettre dans le PSUV, on utilise l’argent public pour faire campagne pour le OUI au référendum. En arrière-fond de tout cela, il y a l’idée que le peuple et l’État ne font qu’un, soit un principe du socialisme du XXe siècle qui a connu un échec retentissant. À mon avis, c’est cela qui est en train de se répéter.

Comment pouvons-nous qualifier un système de ce type ?

Comme quelque chose qui ne ressemble plus au socialisme du XXe siècle. J’ai l’impression que le projet bolivarien est en train de commencer à changer en direction de quelque chose à quoi le Président a déjà fait allusion et qui correspond à une logique étatiste : un projet nationaliste de constituer une puissance moyenne, avec une aire d’influence comprenant les Caraïbes et une partie de l’Amérique du Sud. C’est dans ce but que le Président entend organiser un Pouvoir Populaire à son service, une force armée contrôlée directement par lui, un territoire centralisé par lui, le tout avec des ressources énergétiques qu’il contrôle également. Il semblerait que nous allions dans cette direction et que, pour ce faire, nous devions sacrifier la démocratie.

Comment percevez-vous la dichotomie entre démocratie et dictature au Venezuela ?

La démocratie a diverses dimensions et ici, il y a eu une dynamique d’inclusion, ce qui est un référent important de la démocratie. On ne peut donc pas parler de dictature, mais il y a des faiblesses dans d’autres dimensions. Il existe une tentation autoritaire, une tendance à la concentration du pouvoir. Nous allons vers un régime politique qui implique un affaiblissement croissant du pluralisme, de l’alternance et de la capacité de coexistence pacifique, parce que les Vénézuéliens ne sont pas convaincus par ce socialisme que nous propose le Président. On veut faire passer à marche forcée une réforme qui pourrait mettre en danger les acquis mêmes que ce gouvernement a accumulés pendant les huit premières années du processus. De fait, il me semble que c’est ce qui est en train de se passer.

Et l’opposition, a-t-elle appris les leçons du passé ?

Elle commence seulement à le faire, mais elle a perdu une grande partie de sa crédibilité. Parmi les nombreuses erreurs qu’elle a commises, il faut compter l’appel à l’abstention (aux élections législatives de décembre 2005) et son insistance sur l’idée que le CNE (Conseil national électoral) promeut la fraude électorale. Comment va-t-elle faire maintenant pour mobiliser les gens pour qu’ils aillent voter non ? Tout comme le reste des pouvoirs publics, le CNE a montré à plusieurs reprises qu’il est fortement subordonné à l’exécutif, mais il a également fait un effort pour mettre en place une infrastructure technologique (de vote électronique) très transparente. L’opposition a eu tort de ne pas le reconnaître. Je pense que l’opposition actuelle est dans une impasse. Le « processus » a des aspects irréversibles, il ne va pas disparaître, mais ce qui est en train de se manifester, c’est qu’il y a d’autres alternatives en son sein même. Je crois que ça va prendre du temps, que l’ampleur du phénomène n’est pas encore bien définie, mais que c’est en gestation. Et de cette dynamique, ainsi que du mouvement étudiant et d’autres espaces politiques et sociaux, émergera un début de réarticulation d’une opposition.

Traduction Marc Saint-Upéry.


|1| Au Venezuela, il est très courant de désigner la « révolution bolivarienne » comme « el proceso », à savoir « le processus ».

|2| Le parti Podemos, membre de la coalition chaviste, a critiqué les décisions unilatérales de Chávez et appelé à voter NON au référendum. De même, le général Raúl Baduel, jadis soutien et proche du président, ministre de la Défense jusqu’en juillet 2007, est aujourd’hui accusé de trahison pour ses prises de position critiques à l’endroit de l’évolution du “processus”.

|3| Pour organiser un référendum susceptible de révoquer le mandat présidentiel, la nouvelle rédaction du texte constitutionnel exige que 30 % du corps électoral en fasse la demande, contre 20 % dans la Constitution bolivarienne de 1999.

|4| Selon le nouveau texte constitutionnel, « le peuple est le dépositaire de la souveraineté et l’exerce directement à travers le Pouvoir Populaire. Ce dernier ne naît pas du suffrage ni d’aucune forme d’élection, mais de la condition des groupes humains organisés en tant que base de la population ». Outre l’étrangeté de ce caractère non électif du Pouvoir Populaire, dans les faits, pour l’instant, les substantielles dotations budgétaires destinées au fonctionnement des « conseils communaux » en formation dépendent directement de la présidence de la République, sans aucune forme de contrôle ou de justification délibérative.