Dans ce texte, Florian Gulli revient sur l’idée de « décence ordinaire » que George Orwell a popularisée dans ses écrits. Réhabilitée par Jean-Claude Michéa, elle a suscité le scepticisme, voire la critique acerbe chez de nombreux commentateurs à gauche, notamment chez Frédéric Lordon. Ce dernier, dans un long article de la défunte Revue des Livres, fustigeait la faiblesse tant de l’idée d’Orwell que des usages que l’on pourrait espérer en faire aujourd’hui, notamment dans une perspective de critique sociale. Florian Gulli revient sur ce débat et indique des pistes possibles pour un usage militant de ce concept.
La référence à la « décence ordinaire » comme norme pour la critique du capitalisme, en particulier chez Jean-Claude Michéa, suscite de vives réactions. Celle de Frédéric Lordon dans la Revue des Livres (« Impasse Michéa », septembre 2013) a le mérite de réunir à peu près toutes les critiques qu’il est possible d’opposer à ce concept. Nombre d’entre elles relèvent purement et simplement du malentendu. Elles empêchent, du coup, que les conditions d’un véritable débat soient réunies.
La « décence ordinaire », un concept flou ?
« Qu’est-ce que la common decency, écrit Frédéric Lordon ? On en cherche en vain une définition tant soit peu consistante ». Ailleurs, on lit : « faiblesse conceptuelle », « négligence théorique », « flou de la pensée »…
Jean-Claude Michéa consacre pourtant un chapitre entier à la question dans L’empire du moindre mal. Il y précise que la décence ordinaire ne trouve sa cohérence théorique que replacée sous l’éclairage de la « théorie du don ». Comment peut-on ignorer les références multiples que Jean-Claude Michéa fait aux travaux de Marcel Mauss ? Comment peut-il ignorer le dialogue avec Godbout, Caillé et la revue du MAUSS ? Doit-on comprendre que cette tradition philosophique et sociologique est négligente théoriquement ? Que L’essai sur le don est flou ? On a évidemment le droit d’être en désaccord avec ce continent théorique du 20e siècle ; mais pas de cette manière.
Il y a donc bien une théorisation de la décence ordinaire à partir de l’analyse du don. La décence ordinaire renvoie « aux jeux infiniment complexes et variés de la socialité primaire (selon l’expression d’Alain Caillé), jeux qui sont essentiellement fondés, comme on le sait, sur la triple obligation de donner, recevoir et rendre. […] Elle implique la primauté du cycle ou de la relation sur les individus eux-mêmes (que cette primauté soit consciente ou inconsciente), obligeant ainsi à inscrire au cœur du sujet humain lui-même cette dimension d’endettement symbolique qui constitue l’un des fondements essentiels de son incomplétude constituante ». La décence n’est donc que le cycle du don décrit par l’anthropologie contemporaine. Elle est un produit de la socialité primaire, des relations de face à face, de l’existence communautaire.
Une fois que l’on dispose de ce schéma anthropologique, rien n’interdit de se demander dans quels groupes sociaux la décence est davantage présente. Et Jean-Claude Michéa de répondre avec d’autres : chez les gens ordinaires. Mais c’est alors qu’on s’expose à un second reproche : celui d’idéaliser les classes populaires.
La « décence ordinaire », une idéalisation des classes populaires ?
La décence ordinaire serait incapable de proposer une description acceptable de la réalité. Car finalement, elle présuppose « un « peuple » idéalisé, plus fantasmé (et d’un fantasme d’intellectuel) que réel ». Or, les classes populaires sont capables de tout : ratonnades, homophobie, etc. (on se demande d’ailleurs qui soutient le contraire). Frédéric Lordon conclut, irrévocablement : « on n’a pas trop vu les « gens ordinaires » manifester de « décence commune » dans l’Allemagne des années 1930-1940, plutôt le contraire ». Cette objection récurrente appelle deux remarques.
1) Il faut tout de même commencer par rappeler l’intérêt de la « bienveillance théorique » -si l’on peut dire- à l’égard des classes populaires. Car s’il arrive que les intellectuels fantasment un peuple idéalisé, toute l’histoire de la philosophie ou presque (de Platon à Finkielkraut, si l’on ose comparer le second au premier) est là pour nous rappeler que le préjugé le plus tenace des intellectuels est le préjugé anti-populaire. Ce lourd passif historique, souligné aussi bien par Bourdieu que par Rancière, ne doit surtout pas être sous-estimé. Il convient de toujours y regarder à deux fois avant de déclarer ceux d’en bas indécents. La référence historique de Lordon est, à ce titre, exemplaire. Le manque de décence supposé des gens ordinaires face au nazisme méritait au moins une petite discussion. Ian Kershaw montre, dans L’opinion allemande sous le nazisme, que les classes populaires sont précisément celles qui ont été le moins perméables à la propagande nazie, tandis que les classes supérieures, industriels, banquiers et universitaires en particulier, ont largement supporté le régime.
2) Jean-Claude Michéa évoque souvent l’existence d’une indécence dans les classes populaires. Il s’agit par exemple des textes où il parle du Lumpen-prolétariat dont la version contemporaine serait, selon lui, « la Caillera ». Ces membres des classes populaires auraient largement intégré l’ethos capitaliste. Tant et si bien qu’elles ne sauraient être le moteur d’aucune transformation sociale. Les classes populaires ne développent donc pas spontanément un esprit rétif à la modernisation capitaliste. D’où vient alors la décence si elle n’est pas naturelle ? De « structures » sociales dit Jean-Claude Michéa dans une interview de janvier 2013 : « Il reste dans les quartiers populaires des structures de vie commune, fondées sur l’anthropologie du don qui, même si elles sont sérieusement attaquées par la société moderne, rendent encore possible entre voisins des rapports d’échange symbolique ». Ainsi Jean-Claude Michéa, comme Frédéric Lordon, situe sa pensée au niveau des structures sociales. La décence n’est pas l’expression d’une nature morale mais le produit par exemple d’un environnement urbain particulier (voir sur ce point : « De la destruction des villes en temps de paix » dans L’enseignement de l’ignorance). L’indécence populaire peut s’expliquer par le délitement de cet environnement sous couvert de rénovation et de modernisation de l’habitat. L’indécence d’en haut évidemment n’est pas plus naturelle ; elle découle assez largement des enjeux d’argent et de pouvoir qui définissent la situation sociale de ces classes.
La « décence ordinaire », un effet de la domination ?
La « décence ordinaire » ne serait pas une vertu, mais une « une nécessité faite vertu ». Frédéric Lordon reprend ici les analyses de Bourdieu dans La distinction. Le goût du nécessaire, le sens de la limite, qui définit pour le sociologue l’habitus des classes populaires, est adaptation à la nécessité, résignation à l’inévitable, de la part de ceux qui n’ont rien.
La décence ordinaire ne peut donc pas servir de principe normatif pour critiquer la domination puisqu’elle n’est rien d’autre qu’un effet de la domination. Les désirs de ceux d’en bas sont « bien modérés parce qu’il leur a été ôté tous les moyens de l’intempérance ». Bref, la décence est le résultat d’un conditionnement social qui a pour effet de maintenir ceux d’en bas à leur place. On ne peut vouloir la décence sans la domination qui l’accompagne nécessairement.
Mais l’acceptation de sa place et la résignation sont-elles l’essence de la décence ou seulement l’un de ses visages ? La décence ordinaire n’est-elle qu’un effet de la domination ou le produit de toute vie communautaire qui entend durer ? Peut-on penser par exemple une vie familiale à peu près réussie, une vie de quartier digne de ce nom, une vraie équipe de travail, sans décence ? Dans ce cas ce ne serait plus la décence qui pose problème mais seulement certaines de ses formes.
Tout ceci nous ramène à la question : l’existence communautaire (lieu d’origine de la décence) est-elle nécessairement une forme de domination ou peut-on penser une communauté libre ? C’est précisément le pari du premier socialisme ; penser qu’il est possible d’établir les conditions d’une vie décente en refusant l’indécence potentielle de l’individualisme libéral comme la décence pleine de soumission des hiérarchies sacralisées du passé. C’est bien ce qu’essaie de dire Marx dans le chapitre XV du Capital lorsqu’il évoque la dissolution des liens familiaux sous l’effet de l’industrialisation. Pas de nostalgie chez lui du « mode germano-chrétien de la famille ». Pas d’appel, non plus à dépasser la forme familiale au profit d’une existence individuelle. Mais l’attente d’une « forme supérieure de la famille », qui sera égalitaire. Et cette nouvelle forme familiale produira, on voit mal comment il pourrait en être autrement, une nouvelle forme de décence. Dans ce cadre, le « nouveau régime de limite » évoqué par Frédéric Lordon serait en réalité la transformation d’une structure ancienne que l’on conserve, mais débarrassée de ses oripeaux oppressants.
La « décence ordinaire », un idéal peu désirable ?
La décence ordinaire selon Frédéric Lordon ne peut servir de norme critique pour cette raison qu’elle est elle-même critiquable. Par exemple, dans l’article, la décence des gens ordinaires est supposée normalisatrice, se méfiant de toute nouveauté et de tout écart. Mais là encore, tous ceux qui ont écrit sur la décence, de Orwell à Bruce Bégout, en conviennent facilement. Non, la décence n’est pas la sainteté. Non, elle n’est pas la perfection morale. Orwell reproche à l’homme ordinaire son apathie, sa résignation, son apolitisme, une certaine médiocrité, etc.
Cette critique, non seulement donc témoigne d’une ignorance des textes, mais aussi et surtout d’une ignorance du problème qui est à l’origine de la mobilisation du concept de décence ordinaire. Ce problème est le suivant : une activité critique (ici l’anticapitalisme) s’appuie toujours implicitement ou explicitement sur des normes considérées comme justes et que la réalité dément. La question centrale est alors celle de l’origine de ces normes. Quand Orwell envisage les normes immanentes à la vie des gens ordinaires comme point de départ de la critique, c’est par opposition à celles construites par les intellectuels. Orwell sait bien que la décence n’est pas irréprochable, mais il considère qu’elle est infiniment moins dangereuse que les constructions d’intellectuels tentés par la table rase face à une réalité qu’ils jugent impure. Il ne s’agit en aucun cas de renoncer à toute activité théorique ou de demander à la philosophie de justifier toujours la perspective des gens ordinaires. Il s’agit seulement de faire en sorte que les élaborations intellectuelles ne se coupent jamais tout à fait de la décence ordinaire.
La référence à la décence n’interdit aucunement les transformations sociales. Revenons à l’exemple de la famille pris par Marx. Il y a deux manières de critiquer la famille « germano-chrétienne » ; soit on décide de faire table rase de la famille au nom de principes (liberté, égalité, etc.). Soit on décide de transformer la famille « germano-chrétienne » mais en conservant la forme familiale. Dans le premier cas, le mariage homosexuel n’a guère de sens ; dans le second il est pleinement justifié, n’en déplaise à Frédéric Lordon. Pas sûr que le « droit de se barrer », indispensable par ailleurs, puisse permettre de légitimer l’universalisation du mariage.
Sortir des impasses ?
La critique de la « décence ordinaire » et des thèses de Jean-Claude Michéa est donc bien curieuse, tant elle contient de malentendus. Une discussion plus charitable aurait pourtant permis de mettre en lumière certaines impasses de la Gauche. Frédéric Lordon propose par exemple dans son article une sorte de petit « programme » : détruire les structures néolibérales de déréglementation des marchés, plafonner les revenus, etc. D’accord ; mais cela suffit-il ? Suffit-il de désigner la finance comme notre ennemi ? N’est-il pas tout aussi essentiel de dire ce que le capitalisme met en danger et que nous voulons donc protéger ? La propagande de la Gauche en reste le plus souvent à l’énoncé de revendications économiques et syndicales. Ce qu’il s’agit de protéger de l’ennemi, de la finance, n’est pas indiqué ou de manière extrêmement allusive. Dans le meilleur des cas, les revendications économiques sont justifiées de manière très abstraites par la référence à une société « juste », « égalitaire », « plus humaine », etc. Mais ces justifications ne sont guère mobilisatrices. Il faut à la volonté un objet plus concret que l’idée de justice ou d’humanité pour se déterminer.
La Gauche devrait donc dire ce qu’elle veut, mais autrement qu’elle ne le fait aujourd’hui, c’est-à-dire en quittant l’abstraction. Pourquoi ne décrit-elle pas les conditions concrètes, quotidiennes, d’une vie bonne et authentique que le capitalisme rend impossible ? C’est ce que font les décroissants aujourd’hui et ce que faisaient les socialistes d’avant 1914 qui ne cessaient, dans leurs brochures, de dresser des tableaux de la société future d’une incroyable précision. Pourquoi tant de difficulté à s’inscrire dans ce mouvement ? Est-ce la peur de dire que certaines manières de vivre valent mieux que d’autres ? Et cette peur, est-elle un effet de la soumission au principe libéral de la neutralité axiologique ? N’est-il pas temps de se réapproprier politiquement une vieille idée du mouvement ouvrier selon laquelle il y aurait des vies aliénées et d’autres qui le sont moins ? Après avoir montré de façon presque intuitive ce qui est désirable, la Gauche pourrait alors exposer les moyens économiques permettant de parvenir à cette fin.
C’est alors qu’une autre difficulté surgit. Car il y a deux manières, bien identifiées par Jean-Claude Michéa, de s’engager dans cette voie. Soit on énonce, dans la logique du devoir-être, au nom d’une conception du bien, ce que sera la société de demain (solidaire, humaine, etc). Soit on repère où se réalisent déjà grosso modo ces valeurs d’humanité et de solidarité pour ensuite envisager leur généralisation. Deux logiques très différentes en réalité.
La première construit intellectuellement la société anticipée en se conformant à une conception du bien. C’est la pente naturelle de l’intellectuel radical qui risque d’autant moins de s’embarrasser de scrupules moraux qu’il a le sentiment d’œuvrer pour le bien. On retrouve ici la critique des révolutions comme « idéocraties », dictatures d’idées s’imposant au mépris des réalités. S’il y a, à l’évidence, de l’outrance dans cette critique, on ne peut pas néanmoins se contenter de l’ignorer purement et simplement.
La seconde part de ce qui est pour identifier ce qu’il convient de conserver et de généraliser. Cette logique de l’universalité concrète est celle de Michéa. On peut bien sûr inventer de nouveaux modes de régulation des désirs, mais pourquoi ne pas protéger aussi ceux qui existent déjà et qui fonctionneraient mieux s’ils n’étaient pas concurrencés par d’autres logiques agressives ? Les lieux où la décence émerge doivent être protégés : les familles, les quartiers, les équipes de travail, mêmes les villages! Il n’est pas très compliqué de montrer que ces lieux ou ces collectifs, auxquels les « gens ordinaires » tiennent à juste titre et pour lesquels ils se mobilisent effectivement, sont abîmés par le capitalisme. Ainsi par exemple, si le référendum sur la poste en 2009 fut un succès, ce n’est pas avant tout parce que les citoyens avaient un sens aigu du service public, mais parce que tout le monde comprenait, en particulier dans les petites communes, que ce service public contribuait à la vie collective. La baisse du temps de travail peut redevenir désirable à la condition de ne pas être présentée comme l’effet mécanique des gains de productivité. Elle gagnerait à apparaître par exemple comme la condition indispensable d’une vie de famille plus intense ou d’une vie de quartier plus riche.
Mais la voie suivie par Jean-Claude Michéa n’est pas moins problématique d’un point de vue politique. Le refus du clivage gauche-droite, qui est refus de la logique politique des organisations (lesquelles continuent à s’identifier comme de gauche ou de droite), rend obscure la réalisation d’une telle hégémonie. On ne voit pas bien comment ce programme pourrait se diffuser, comment il pourrait être mis en discussion de façon large dans les classes populaires, par quels moyens politiques il pourrait se concrétiser dans des institutions nouvelles, etc. sauf à être repris par une organisation qui se situera, logique majoritaire oblige, à gauche ou à droite.
L’idée de « décence ordinaire » soulève bien des difficultés. Mais il serait dommage de s’en passer. Ce serait se priver de toute une sémantique faisant sens immédiatement dans les milieux populaires. Ce serait se priver de revendications très mobilisatrices et assez facilement interprétables dans un sens anticapitaliste. Ce serait se priver enfin d’un garde-fou important contre le penchant des intellectuels à refaire à neuf l’ordre social, penchant ayant montré son visage calamiteux durant le court 20e siècle.