© Carsten SCHULZE

© Carsten SCHULZE

La « menace populiste » : l’éternel retour du même (peuple) ?

Par Federico Tarragoni, Maître de conférences en sociologie à l’Université Paris 7-Denis Diderot.

« Il est urgent pour la gauche de se réapproprier un langage détourné tantôt par la droite dite “classique” tantôt par l’extrême droite, c’est-à-dire de redonner sens à des termes empruntés aux discours, pour certains du mouvement ouvrier et, pour d’autres, de l’analyse sociale dans ses expressions critiques, telles que “justice sociale”, “égalité des chances”, “valeurs”, “république”, “démocratie”, “intégration”, “système”, “oligarchie”, et cela vaut bien sûr par excellence pour le terme de “peuple”. Les luttes politiques se jouent toujours aussi dans l’ordre du langage. Elles ont pour enjeu non seulement des options dans des domaines particuliers, mais aussi et surtout la clôture du champ de la problématique acceptable. Il ne faut pas laisser l’extrême droite s’emparer, comme elle tente de le faire aujourd’hui, de la définition de ce qui fait problème, de ce qui est urgent, des “questions” centrales, qui d’après elle, s’imposeraient “à tous” ».

Dans la « droitisation » générale du langage politique, le mot peuple est l’un des principaux objets de mésentente. Comme le souligne L. Boltanski dans une tribune cosignée avec A. Esquerre1, l’une des principales missions échouant à la gauche dans le temps présent est la résemantisation du « peuple », originairement porteur du conflit démocratique et aujourd’hui caution pour un ensemble de discours anti-démocratiques et xénophobes.

Car le peuple est l’un des mots-clés du « brouillard idéologique » contemporain2. Aussi deux « brouilleurs professionnels », E. Zemmour et R. Camus, font-ils du peuple l’axe central de leur discours politique : le peuple français, naguère glorieux, serait aujourd’hui menacé, à cause du choc civilisationnel, de la « fémininisation » ou encore de la corruption progressive de la politique. Le peuple doit être protégé : voici le leitmotiv qui, apparu dans la pensée post-révolutionnaire française, anglaise ou allemande du début du XIXe siècle, resurgit dans la nouvelle rhétorique réactionnaire contemporaine3. Ce changement de signification du peuple dans le discours politique conduit de nombreux chercheurs à s’en méfier. Et pourtant, si le peuple se charge de « nouvelles » significations, son histoire n’est pas pour autant supprimée. Celui-ci continue de désigner, dans la philosophie politique et les sciences sociales, le sujet politique de nos démocraties, l’opérateur civique et conflictuel qui les fait vivre. Par ailleurs, si le peuple est ambivalent et peut se prêter à des usages politiques si différents, c’est aussi en raison de son amphibologie propre. Comme peu de concepts, le peuple est doté d’une amphibologie, c’est à dire d’un système de contradictions internes découlant de la superposition de plusieurs définitions, de plusieurs couches de sens. Le peuple désigne a minima un groupe d’individus réunis par le fait de partager un territoire et d’être les objets d’un gouvernement : tout peuple est, originairement, une population4. Mais il désigne une sorte de transformation politique de la population, dans quatre sens différents : le démos (l’unité civique de la population, et la projection collective de tout conflit visant un élargissement des droits5), la plebs (la partie la plus nombreuse de la population, ensemble des exploités et des sans-part, pouvant se réclamer du démos pour décliner politiquement un tort6), la nation (l’unité culturelle de la population, assise sur le partage d’une même « tradition »7) et l’ethnos (le fond visible du peuple-nation, à savoir l’essence même du peuple déjà-là8).

Cet excursus rapide dans l’amphibologie du peuple nous montre à quel point celui-ci est politiquement ambivalent, sa signification dépendant au fond de l’articulation politique qu’il supporte dans le discours. Aucune raison pourtant de s’en méfier a priori : l’analyste, conscient de son ambivalence foncière, se doit de décrypter, pour chaque discours et chaque pratique politique qu’il observe, de quel peuple il est question. C’est l’exercice auquel nous nous attellerons ici, afin de déconstruire la « menace populiste » et de réhabiliter, sur la base d’une analyse historique de ses manifestations, le concept de populisme.

Du peuple au populisme

Car la manifestation la plus symptomatique de cette méfiance vis-à-vis du peuple dans le débat public, et de la nécessité de clarifier les écueils posés par son emploi, est l’usage du concept de populisme. Comme cela a été relevé à maintes reprises, celui-ci sert avant tout, d’un point de vue rhétorique, à discréditer et stigmatiser l’ennemi politique, en l’évacuant du débat. Est populiste en ce sens toute option inacceptable en démocratie, en raison de son irrespect de la raison politique qui la fonde. Les preuves de la résistance de l’« argument populiste » au fil du temps sont nombreuses : de son primat au moment de la recomposition électorale des années 90, qui virent l’essor du FPÖ autrichien, de la Ligue Nord italienne et du Front national (FN) français9, à sa résurgence comme chœur de déplorations aux « non » au Traité européen de la part de nombreux politistes français10, le populisme vient ponctuer régulièrement toutes les poussées électorales du FN en France et celles des partis xénophobes d’extrême droite en Europe. Ce qui a été qualifié récemment de « poussée populiste » aux législatives européennes en a été une preuve supplémentaire11. Dans tous ces cas, l’attribut de « populisme », davantage que rendre compte d’un type spécifique de politisation (quel type de contestation observe-t-on derrière l’extrême droite européenne ? Quelle est la signification du « non » au Traité européen ? Quels points communs décèle-t-on entre ces différents phénomènes politiques ?) sert à en discréditer les acteurs.

Si le concept a servi majoritairement, depuis le milieu des années 1990, de matrice de dénonciation de la rhétorique xénophobe et illusionniste de l’extrême droite européenne12, il commence toutefois à supporter une opération de discrédit plus large. Loin de se référer uniquement à l’extrême droite, le populisme identifie désormais, pour ses utilisateurs profanes et savants, une manière de faire la politique et d’illusionner l’électorat, propre aux extrêmes politiques. Il en viendrait à désigner un « style » politique proche de la séduction et de la démagogie, construit sur une opposition entre le peuple et les élites, d’une part, et sur une définition extrêmement large et « post-idéologique » du peuple13. Celui-ci y recouperait le démos constitutionnel (car les partis et les mouvements définis comme populistes ont accepté, contrairement à leurs ancêtres fascistes, les règles de la démocratie), la plebs (car tous les populistes promettent de donner la parole aux délaissés, aux laissés pour compte, aux invisibles de la République), la nation (tous les populistes adoptent un discours anti-mondialisation promouvant la fermeture nationale) et l’ethnos (tous les populistes, de droite et de gauche, partagent une vision a minima de l’immigration consentie). Séduction démagogique, dichotomie « peuple vs élites » et indétermination idéologique du peuple sont, dans la plupart des usages scientifiques contemporains du concept14, les traits singuliers de la politique populiste. Ces traits spécifiques conduiraient, par ailleurs, à une transformation du peuple lui-même, abordé à partir de sa manifestation démocratique première : l’électorat. C’est dans la mesure où la politique tendrait à bifurquer dans son ensemble, entre un socle sain mais peu convainquant (les partis de l’establishment libéral) et des marges pathologiques et séducteurs (extrême droite et extrême gauche), que le peuple dévierait aussi de sa mission civique. Le temps du peuple révolutionnaire, du peuple sage et constituant de 179215, du peuple résistant de la Libération, est désormais révolu. Le peuple s’érigerait désormais contre la démocratie, conséquence même de l’emprise de la « menace populiste »16.

Ainsi le domaine de pertinence empirique du populisme s’élargit-il et l’opération politique qu’il supporte se transforme-t-elle. De plus en plus dans le débat public, est étiquetée comme « populiste » toute option politique revendiquant une place pour l’ensemble des exclus du contrat néo-libéral de gouvernement. C’est ainsi qu’extrême droite et extrême gauche peuvent être magiquement réunies dans l’étiquette « populiste ». Un tel usage du concept de populisme a deux conséquences majeures : d’une part, délégitimer toute présence du peuple en démocratie, censée faire le jeu des politiques démagogiques et de leurs tribuns ; de l’autre, cristalliser dans les esprits l’équation peuple = ethnos, en oubliant le lien génétique entre démos, sujet populaire et conflit dans la constitution des démocraties.

La place du populisme dans les débats scientifiques et médiatiques contemporains semble ainsi révélatrice du sort fait au peuple, dans son ambivalence foncière, comme dimension constituante de la démocratie. Afin de déjouer ces pièges, l’une des voies qui s’offrent au sociologue est celle de l’archéologie conceptuelle : que désigne le populisme ? De quoi est-il le nom ? Et surtout : que veut-on faire et dire, quand on invoque, avec la force de l’unanimité et l’autorité du consensus, le « populisme » comme argument invalidant une proposition politique, quelle que soit son inscription idéologique ?

Répondre à ces différents questionnements impose un changement de perspective ; il ne s’agit plus de définir le propre du « phénomène populiste »17, mais d’interroger la normativité (et la conception de la démocratie) se cachant derrière la fabrication et l’évolution d’un concept. Cette déconstruction critique nous place face à un dilemme : soit l’on abandonne le concept en raison de ses tropismes, soit on le confronte à une tradition intellectuelle alternative qui permette de le repenser à nouveaux frais. C’est ce deuxième chemin que nous empruntons ici, afin de clarifier, à l’aide de la « tradition populiste » redécouverte, les enjeux d’un certain nombre de débats politiques contemporains. À l’orée de cette analyse, l’on disposera de deux « populismes » antagonistes dans le champ politique : un populisme anti-démocratique et xénophobe, seul étalon de référence dans le débat public contemporain, et un populisme progressiste et démocratique, dont l’histoire du XXe siècle livre plusieurs manifestations, et qui permet aujourd’hui de penser une politique de gauche contre le consensus néo-libéral. À suivre de façon rigoureuse le chemin indiqué par la « tradition populiste », seul le deuxième peut être, à juste titre, qualifié de « populisme » : le premier relève d’une autre tradition idéologique et intellectuelle. Ainsi, à l’orée de ce parcours critique, une nouvelle cartographie des populismes contemporains fera surface : si les discours de Marine Le Pen ou du Tea Party américain ne relèvent guère de la tradition populiste, celui du Front de gauche français, du Syriza grec ou des Indignés s’en approchent davantage.

Populisme anti-démocratique ou populisme progressiste ?

À une exploration des « populismes historiques », l’on observe en effet que ce que l’on appelle aujourd’hui « populisme » n’a pas grand chose à voir avec l’histoire des politiques populistes. Le populisme apparaît historiquement comme un mouvement, une tradition et une idéologie politique aux manifestations multiples entre le XIXe et le XXe siècle, en Russie, aux Etats-Unis et en Amérique latine18. Si le populisme est plus inactuel que ne le croient ses exégètes contemporains, les yeux rivés sur la nouvelle « menace populiste »19, l’équation « populisme = national-populisme xénophobe » est, quant à elle, bien plus récente. Elle a été construite dans le discours médiatique et politique des années 90, censé réagir à l’apparition d’une multitude de nouveaux partis défiant le bipolarisme démocratique en Europe20.

C’est en cautionnant cette réduction conceptuelle que, avec le bébé encombrant du Front National français, de la Ligue Nord italienne ou du FPÖ autrichien, l’on jette l’eau de bain d’une tradition intellectuelle et politique très riche, entre le populisme russe des années 1840-80 (narodnitschestvo), le People’s Party étatsunien des années 1890 et le populisme latino-américain (1940-70). L’histoire du populisme en tant que tradition politique n’a rien à voir avec le « national-populisme xénophobe » de la fin du XXe siècle : elle est plutôt liée au développement de l’idéologie socialiste au XIXe siècle (pour le narodnitschestvo21), à l’antinomie de la démocratie et du capitalisme financier (pour les Grangers étatsuniens22), à l’accès des classes populaires à la politique (pour les populismes latino-américains, en particulier le cardénisme mexicain23 et le péronisme argentin). Dans les trois cas évoqués, le populisme entretient des liens forts avec un sujet populaire en voie de constitution24. À l’instar du socialisme, il a même constitué le berceau d’un écheveau d’émancipations populaires (et continue de l’être comme le montrent de nombreuses expériences politiques en Amérique latine contemporaine25). Tradition politique traversée de contradictions comme toute idéologie du XIXe et du XXe siècle, le populisme a été le point d’orgue d’un ensemble de politiques du peuple, oscillant entre l’intégration sociale et le conflit populaire, un progressisme plébéien et le maintien d’une tradition menacée : des tensions jamais résorbées, qui ont structuré la modernité démocratique26.

Comment différencier alors un populisme censément « progressiste », ancré à gauche du spectre politique, et une menace populiste à droite, faisant fi de la démocratie et rêvant d’expulser les nouveaux ennemis internes, les musulmans ou les étrangers ? Le populisme ne fait-il pas office précisément, dans les débats publics, d’opérateur d’indistinction entre extrême gauche et extrême droite ? À tel point, ajouterait-on, que la gauche et la droite n’ont plus de sens en tant que marqueurs idéologiques ? Le populisme n’est-il pas précisément le symptôme d’une entrée de la politique dans un âge « post-idéologique » et, en un certain sens, « post-démocratique » ?

Ces questions, malgré leur diffusion dans les médias et la science politique, n’en sont pas moins mal posées, dès lors qu’on les met en perspective avec la « tradition populiste ». Celle-ci prônait hier une révolution démocratique, certes ambivalente dans son usage du « peuple », mais fondamentalement progressiste. Les narodniki souhaitaient « aller au peuple » pour produire dans la paysannerie russe une prise de conscience conflictuelle. La société devait se réconcilier, dans leurs intentions, avec son sujet majoritaire et pourtant invisible et exploité, le moujik. Elle devait se réformer suivant les modes de vie de la paysannerie, en retrouvant une solidarité perdue au gré du processus de modernisation europhile des tsars : ici gît la signification profonde de l’exaltation par les narodniki de l’obscinia (la « communauté » paysanne) et du mir, le système de solidarités sociales et économiques de la paysannerie. Quelles que soient les ambivalences internes de ce conflit, où les différentes acceptions du peuple sont toutes présentes (le démos et la plebs, mais aussi la nation et l’ethnos sous la forme de la slavophilie des populistes)27, les narodniki souhaitent avant tout enclencher une révolution démocratique, opposée à l’autocratie tsariste et aboutissant à une extension des droits28.

Une évolution comparable peut être constatée dans le mouvement des Grangers étatsuniens, où il est question d’élargir les droits sociaux des travailleurs agricoles (et par extension de tous les travailleurs « productifs ») contre l’oisiveté des rentiers de Wall Street. C’est dans ce même sens civique et conflictuel qu’il faut interpréter la proposition centrale du People’s Party, principale porte-parole du mouvement, à savoir la réforme du système monétaire29. À l’instar du narodnischestvo, le peuple des fermiers nord-américains ne relève pas uniquement du démos ou de la plebs : derrière les Grangers, l’on trouve également la représentation jeffersonienne d’un « peuple de petits propriétaires terriens » et l’opposition, très prégnante dans la modernité libérale étatsunienne, entre une ville cosmopolite dévoyée et une campagne traditionnelle « authentiquement américaine ». Derrière la plebs et le démos, on trouve donc la nation et l’ethnos, mais sans que cela nuise fondamentalement à la production d’un conflit démocratique.

La même acception démocratique peut être débusquée dans le populisme latino-américain : malgré la concentration du pouvoir qui le caractérisa par moments, et dans certains contextes nationaux plus particulièrement (comme le Brésil de G. Vargas dans les années 1930), le populisme latino-américain se définit surtout par son projet de modernisation sociale. Dans des sociétés durablement marquées par la fracture coloniale, puis par la dépendance néocoloniale, ce projet tient à l’intégration des masses exclues dans un circuit social, économique et politique indépendant30. Il s’agit donc, tout à la fois, d’intégrer les classes populaires, reléguées dans les périphéries urbaines ou dans les régions rurales, à travers le travail ; de leur conférer une image symboliquement valorisante, en en faisant des citoyens (cf. la valorisation péroniste des descamisados) ; de rendre la société, restructurée par un État interventionniste et un tissu très dense de syndicats et d’acteurs sociaux institutionnels, plus autonome vis-à-vis de l’intervention étrangère. Si, à l’instar du moujik russe et du granger étatsunien, c’avant tout le travailleur national qu’il faut intégrer, il ne faut pas pour autant taire la nature fondamentalement démocratique du processus : que ce soit sur le terrain des droits sociaux des travailleurs, de l’extension du droit de vote, de la visibilisation des sans-part, le populisme latino-américain s’inscrit pleinement dans le sillage d’une modernisation démocratique des sociétés du sous-continent.

Ce qu’on nomme « populisme » aujourd’hui, dans le sens commun, les médias et la science politique, semble aux antipodes de ce projet démocratique. En désignant une résurgence de la xénophobie et du racisme, le nouveau populisme semble refondre entièrement les équilibres du peuple de la « tradition populiste ». Celle-ci plaçait naguère la dyade « démos-plebs » sur le devant de la scène politique et laissait en coulisse le couple « nation-ethnos » : le moujik russe de 1850, le granger étatsunien de 1890 et le descamisado argentin de 1940 étaient les symboles d’un peuple d’exclus du contrat politique (gouvernemental) et, secondairement, un peuple national à protéger. Au contraire, le peuple des nouveaux populismes est un peuple national à protéger car menacé dans ses valeurs et sa culture par l’étranger31. L’économie des dyades « démos-plebs » et « nation-ethnos » y est structurellement antithétique, en définissant un fonds progressiste chez l’un (« il faut faire un peuple démocratique ») et un ancrage réactionnaire chez l’autre (« il faut protéger le peuple existant »).

Enfin, l’opposition peuple-élite y joue un rôle différent. Dans la tradition populiste, la dichotomie peuple-élite est pensée à l’intérieur de la raison démocratique, s’agissant de dévoiler une expropriation de droits, formels et réels, du peuple au profit de l’élite32. Dans les populismes nouveaux, cette dichotomie assume le statut d’argument rhétorique privilégié pour justifier une opposition de principe aux partis de l’establishment, sans que des institutions nouvelles, de participation et de citoyenneté, soient proposées dans l’économie des systèmes démocratiques.

Ces différents arguments montrent bien comment, dans le cas français, le lepénisme ne relève guère de la tradition populiste. Son héritage idéologique, qui imbrique nationalisme « à la française » (Maurras, Barrès) et fascisme « exceptionnel »33, se situe aux antipodes du caractère progressiste de la tradition populiste. Avant d’être un opérateur de conflit et d’expression de droits, son peuple est synonyme de retotalisation de la communauté nationale par expulsion de tous les « boucs émissaires ». Aussi, malgré l’infléchissement idéologique du discours de Marine Le Pen vers les exclus et les « laissés pour compte » de la République, la politique du FN demeure, vis-à-vis de la définition du peuple, dans une continuité de fond avec les orientations fondatrices du parti : son peuple est le peuple déjà-là, français et blanc, constitué en excluant la pluralité et les différences internes jugées inassimilables. Il ne s’agit pas de forger un nouveau peuple, formé par les demandes de justice émanant des exclus du contrat libéral, démocratique, étatique34. Enfin, si l’on reprend le critère d’ouverture démocratique propre à toute politique populiste digne d’être reconnue comme telle, le projet lepéniste manque tragiquement de propositions et d’outils. Lors même qu’il interroge de manière critique la démocratie représentative néolibérale, le lepénisme contemporain ne témoigne d’aucune ouverture vers la question de la participation démocratique. En ce sens, aucun moyen de contrôle de l’État par le peuple, ou d’élargissement conflictuel de la démocratie, n’est mis à la disposition de ce peuple dont le FN se réclame le porte-parole (unique) et la principale voix politique.

Attention, ceci n’implique guère que le populisme « progressiste » soit dénué de contradictions internes : loin de correspondre à une sorte de « solution magique » pour les démocraties contemporaines achoppant sur les paradoxes de la raison néolibérale35, le populisme est traversé de contradictions internes. La principale demeure l’articulation, dans les politiques du peuple proposées (d’intégration sociale, d’inclusion symbolique et de participation démocratique), du civique et du national, soit les deux dyades qui structurent toute politique populiste (démos-plebs et nation-ethnos). À cette première contradiction, l’on pourrait ajouter la tension spécifique qui caractérise tout populisme entre une organisation populaire densifiée par l’appel au peuple et un pouvoir qui, moyennant sa représentation consensuelle de la société et invoquant la tâche de transformation démocratique qui lui incombe, peut tendre paradoxalement vers la concentration. Ce processus est particulièrement visible dans le Venezuela bolivarien, cas symptomatique de révolution populiste, et peut être observé dans différents populismes latino-américains « classiques » (étatisation de l’organisation populaire et syndicale sous le péronisme et le cardénisme, corporatisme gétuliste etc.)36.

Des deux choses, l’une. Le populisme, loin d’être une « pathologie politique », renvoie donc à une idéologie bien identifiable qui, tout en défendant un projet démocratique, n’est pas exempte de tensions et contradictions internes. Par contre, cette idéologie sied mal aux extrêmes droites contemporaines, en France et en Europe ; ce qui suppose que le concept de « national-populisme »37, matrice dominante d’appréhension du populisme, mérite d’être révisé.

Conclusions

Cela entraîne deux conséquences majeures : la première, celle de réactiver le pouvoir des clivages idéologiques dans les formes de politisation contemporaines. Si les usages courants du populisme insistent sur une sorte de « brouillage idéologique » entre droite et gauche (ou sur le caractère « trans-idéologique » du populisme), la tradition populiste, elle, oblige l’analyste à arrimer le populisme à des idéologies spécifiques. Ainsi, si les repères idéologiques semblent se brouiller dans nos sociétés contemporaines, ce n’est pas à cause d’une évolution globale de la politique imputable à la « menace populiste », mais de l’efficacité située d’un ensemble de tactiques de brouillage38. Efficacité partielle, car une partie importante de l’électorat dit « populiste » demeure fidèle à la boussole idéologique, ce qui distingue en dernière analyse les électeurs du Front national et ceux du Front de gauche39, abusivement rassemblés sous l’étiquette « populiste ». Par ailleurs, c’est également à l’intérieur de la boussole idéologique qu’il faut appréhender le populisme comme tradition politique. Loin de « brouiller les pistes », le populisme relève d’une tradition démocratique et contestataire de gauche bien ancrée dans l’un des deux pôles du spectre idéologique.

Pouvoir performatif des clivages idéologiques dans l’électorat populiste et inscription de la tradition populiste dans le spectre idéologique : voici comment l’on peut différencier aujourd’hui une droite réactionnaire, islamophobe, raciste en voie de normalisation et une idéologie populiste traversant l’extrême gauche républicaine (le Front de Gauche français, le parti espagnol Podemos, le parti grec Syriza), ainsi qu’un certain nombre de mouvements sociaux structurés par l’opposition du peuple aux élites capitalistes et financières (Indignés, Occupy Wall Street, 99%). La deuxième conséquence, découlant de la première, est de dissocier le peuple, nom politique et opérateur du conflit en démocratie, des mésaventures du concept de « populisme ». Le peuple n’est pas tributaire (ni responsable), en tant que sujet politique, des déboires xénophobes de l’extrême droite européenne. Dans son livre percutant Gauche : l’avenir d’une désillusion, É. Fassin souligne que la dérive de la gauche dépend en large partie d’une méprise sur le sujet politique qu’elle supporte et qui la structure en dernière instance. La gauche social-libérale, minée par l’« illusion réaliste » (la défense de la « politique du nécessaire », autre nom de l’hégémonie néo-libérale), par la dérive droitière et le désenchantement de son électorat, doit ainsi retrouver « son » peuple. En utilisant l’adjectif possessif, l’auteur ne suppose guère une identité fondamentale entre le peuple de la gauche et son électorat. Le peuple de la gauche ne se réduit pas à son électorat : il constitue la clef-de-voûte de son idéologie, de son programme de changement, de son positionnement conflictuel dans le spectre politique. La gauche doit changer le peuple, à savoir la définition majoritaire et consensuelle du peuple qui vient de la droite (la nation contre le xénos), et changer de peuple (en le reconstituant à partir des manifestations civiques, plébéiennes et conflictuelles qui peuplent l’espace public, des publics constitués des minorités agissantes, des publics potentiels des sans-part). L’auteur propose, dans les termes de notre démonstration, un « tournant populiste » pour la gauche40.

Appeler les choses par leur nom est la première opération critique des sciences sociales, afin de construire le spectre d’oppositions idéologiques et politiques pertinentes pour comprendre l’actualité. On se souvient du plaidoyer passionné de W. Benjamin dans les Thèses sur l’histoire pour distinguer le bon grain des catégories progressistes et l’ivraie des catégories conservatrices en Histoire. Derrière les confusions sur le populisme, il y a plus qu’un simple problème de mode d’emploi des concepts, mais une mésentente au sujet même de ce qu’est la démocratie41. Le (més)usage du populisme, créant un état d’indétermination entre la gauche et la droite, le progressisme et la réaction, revient à disqualifier le peuple et à opacifier son fond « civique ». Cette opération est lourde d’enjeux théoriques et normatifs : non seulement elle empêche de porter un diagnostic critique sur le présent, mais elle empêche également de penser la logique démocratique.

1 http://www.lesinrocks.com/2014/06/03/actualite/contre-lideologie-dominante-11508024/. Cf. également Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Vers l’extrême. Extensions du domaine de la droite, Paris, Éditions Dehors, 2014.

2 Philippe Corcuff, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, Paris, Textuel, 2014.

3 Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.

4 Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Paris, Gallimard, 2004 (1978-79).

5 On trouve cette définition chez Moses Finley, L’invention de la politique. Démocratie et politique en Grèce et dans la Rome républicaine, Paris, Champs Flammarion, 1985.

6 On trouve cette définition chez Jacques Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.

7 On trouve cette définition chez Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), L’invention de la tradition, Paris, Amsterdam, 2012.

8 On peut ajouter à ces différentes significations la « classe ». Pour une revue synthétique des différentes acceptions du peuple, on verra Thomas Berns et Louis Carré (dir.), Dossier « Noms du peuple », Tumultes, n°40, 2013.

9 Jean-Yves Camus, « Extrêmes droites mutantes en Europe », Le Monde diplomatique, mars 2014, p. 18-19. Lire également Serge Halimi, « Le populisme, voilà l’ennemi ! », Le Monde diplomatique, avril 1996. Cf. Annie Collovald, Le « populisme du FN ». Un dangereux contresens, Paris, Croquant, 2004.

10 Jacques Rancière, « Non, le peuple n’est pas une masse brutale et ignorante », Libération, 3 janvier 2011, p. 7.

11 Gérard Mauger, « “Populisme”, itinéraire d’un mot voyageur », Le Monde diplomatique, juillet 2014, p. 3.

12 Olivier Ihl, Janine Chêne et Éric Vial (dir.), La tentation populiste au cœur de l’Europe, Paris, La découverte, 2003.

13 Pierre-André Taguieff, L’illusion populiste. Essai sur les démagogies de l’âge démocratique, Paris, Champs Flammarion, 2007.

14 Alexandre Dézé, « Le populisme ou l’introuvable Cendrillon. Autour de quelques ouvrages récents », Revue française de science politique, 54, n° 1, 2004, p. 179-190.

15 Sophie Wahnich, La longue patience du peuple, 1792. Naissance de la République, Payot, Paris, 2008.

16 Guy Hermet, Le peuple contre la démocratie, Fayard, Paris, 1989 ; Dominique Reynié, Populismes : la pente fatale, Paris, Plon, 2011. Dans ce dernier ouvrage, l’accolage entre le « populisme de droite » et le « populisme de gauche », ainsi que celui entre « mouvements populaires » et racisme xénophobe, constituent les hypothèses de base pour définir l’essence du « nouveau phénomène populiste ».

17 Margaret Canovan, Populism, New York et Londres, Harcourt Brace Jovanovich, 1981.

18 Guy Hermet, Les populismes dans le monde. Une histoire sociologique XIXe-XXe siècle, Fayard, Paris, 2001.

19 Reynié, Populismes, op. cit.

20 Federico Tarragoni, « La science du populisme au crible de la critique sociologique : retour sur l’archéologie d’un mépris savant du peuple », Actuel Marx, n°54, octobre 2013, p. 56-70.

21 Franco Venturi, Les intellectuels, le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au XIXe siècle, Gallimard, Paris, 1972 (1952), Tome I, p. 11-12. L’auteur fait du narodnischestvo une « page d’histoire du mouvement socialiste européen ». Plus précisément « Herzen et Bakounine en 1840, Cernysevskij en 1860, Isutin en 1866, Lavrov et Tkacëv, Zemlja i Volja et Narodnaja Volja dans les années 70, constituent la réponse russe aux problèmes du socialisme romantique, à l’apparition de la 1ère Internationale et à ses luttes internes ».

22 Lawrence Goodwyn, Democratic Promise : The Populist Movement in America, Oxford University Press, New York, 1976.

23 Du nom du Président L. Cárdenas (1932-40), qui nationalisa le pétrole et mena une réforme agraire d’envergure.

24 Ernesto Laclau, La raison populiste, Seuil, Paris, 2008. Pour une histoire de ce sujet populaire dans le contexte latino-américain, cf. Emilio de Ipola et Juan Carlos Portantiero, « Lo nacional-popular y los populismos realmente existentes », in Juan Labastidas, Los nuevos procesos sociales y la teoria politica contemporánea (Seminario de Oaxaca), Siglo XXI, Mexico, 1985. Repris in Emilio de Ipola Emilio, Investigaciones politicas, Buenos Aires, Nueva Visión, 1989, p. 21-36.

25 Federico Tarragoni, « Raison populiste, démocratie et émancipation populaire », in Hadrien Buclin et alii (dir.), Penser l’émancipation, La dispute, Paris, 2013, p. 215-234.

26 Roger Dupuy, La politique du peuple. Racines, permanences et ambiguïtés du populisme, Albin Michel, Paris, 2002.

27 Sur l’ambivalence du « peuple » des populismes, l’on verra Catherine Colliot-Thélène, « Quel est le peuple du populisme ? », in Catherine Colliot-Thélène et Florent Guénard (dir.), Peuples et populisme, PUF, Paris, 2014, p. 5-26.

28 Venturi, op. cit. p. 29.

29 E. Castleton, « Une “armée d’hérétiques” face à une “croix d’or” : le premier populisme américain et l’hétérodoxie monétaire », Critique, LXVIII, n° 776-77, p. 24-35.

30 Alain Touraine, La Parole et le Sang. Politique et société en Amérique Latine, Paris, Odile Jacob, 1988.

31 Ce qui amène D. Reynié a insister sur la dimension symboliquement « patrimoniale » des nouveaux populismes et R. Liogier à les définir comme des « populismes culturels ». Cf. Reynié, op. cit. et Raphaël Liogier, Ce populisme qui vient, Paris, Textuel, 2013.

32 Ernesto Laclau, op.cit., p. 268.

33 Annie Collovald, op. cit., p. 26-29.

34 Ernesto Laclau, op. cit., p. 260.

35 Comme le voudrait Vincent Coussadière, Éloge du populisme, Paris, Elya, 2012.

36 Cf. Federico Tarragoni, Le peuple et le caudillo. La question populiste en Amérique latine contemporaine, Rennes, PUR (à paraitre).

37 Pierre-André Taguieff, Le nouveau national-populisme, Éditions du CNRS, Paris, 2012.

38 Corcuff, op. cit. Cf. Éric Dupin, « Glissements idéologiques du Front national » et É. Pieiller, « La galaxie frontiste, ses petites embrouilles et ses illusionnistes », Le Monde diplomatique/Manières de voir, n°134, avril-mai 2014, p. 54-60.

39 Pour les électeurs du FN on verra l’excellente monographie de Daniel Bizeul, Avec ceux du FN : un sociologue au FN, Paris, La découverte, 2003.

40 Éric Fassin, Gauche : l’avenir d’une désillusion, Textuel, Paris, 2014. Cf. Laurent Bouvet, Le sens du peuple. La gauche, la démocratie et le peuple, Gallimard, Paris, 2012.

41 Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La fabrique, 2005.