Quelles leçons stratégiques retenir de l’expérience du laboratoire politique espagnol depuis 2011 ? La diversité des projets de la « démocratie réelle » qui ont émergé à la suite du mouvement des Indigné·es, avec notamment le renouveau du municipalisme, met en avant les tensions et les combinaisons possibles entre les stratégies interstitielles et symbiotiques de la transformation sociale, en vue d’une érosion de la démocratie représentative.

Dans les réflexions actuelles sur les stratégies de transformation sociale, le cas espagnol est souvent cité en exemple, avec le mouvement des Indigné·es à partir du 15 mai 2011 (15M), l’émergence du parti Podemos en janvier 2014 et l’arrivée au pouvoir de coalitions citoyennes dans de nombreuses municipalités dites « du changement » en mai 2015. Si son ouvrage sur les utopies réelles est initialement paru en 2010, Erik Olin Wright mentionne dans sa préface à l’édition française (datée de 2016) « la protestation des Indignados en Espagne, le mouvement Direct Democracy Now! en Grèce et le mouvement Occupy aux États-Unis » comme des expressions de l’aspiration à penser et créer des alternatives en contexte de crise du capitalisme[1]. En réclamant une « démocratie réelle », les Indigné·es s’inscrivent ainsi dans une série de mobilisations sociales qui revendiquent l’idéal démocratique depuis le début des années 2010 et proposent des réponses à la crise des régimes représentatifs. Dans son livre sur les stratégies anticapitalistes de 2020, Wright cite Syriza et Podemos parmi les partis politiques qui combinent une stratégie de changement « par le haut » et « par le bas » en alliant conquête du pouvoir et relations étroites avec les mouvements sociaux[2].

Explorer l’expérience espagnole depuis 2011 permet d’enrichir et prolonger la réflexion de Wright sur la dimension démocratique de la transformation sociale. Ayant focalisé mes recherches sur la manière dont les Indigné·es ont mis en pratique leur revendication de « démocratie réelle » au cours de la décennie qui a suivi le 15M, au sein des institutions comme en dehors, je ne développerai pas tant la question des alternatives économiques que celle des innovations institutionnelles. Or, cet élément est central dans sa théorie de la transformation sociale : « L’une des voies permettant de défier le capitalisme consiste, dans la mesure du possible, à construire des relations et des organisations plus participatives, égalitaires et démocratiques, et de lutter politiquement pour étendre et défendre ces espaces en changeant les règles du jeu à l’intérieur de la société capitaliste. Nul doute qu’une telle situation requiert aussi des efforts pour approfondir le caractère participatif et démocratique du pouvoir étatique. » (p. 9) Wright consacre ainsi un chapitre de son ouvrage sur les utopies réelles au « pouvoir d’agir social et État », en distinguant trois formes institutionnelles de démocratie (directe, représentative, associative) et en exposant plusieurs cas empiriques comme le budget participatif municipal inspiré de l’expérience brésilienne.

L’analyse s’appuie ici sur une enquête de terrain menée à partir de 2011 dans la région de Madrid, qui inclut des observations et des entretiens – parfois répétés dans le temps – avec une soixantaine de participant·es pour suivre les différentes expérimentations de « démocratie réelle » des Indigné·es à la fois dans les mouvements sociaux, les initiatives d’inspiration anarchistes (comme les squats collectifs autogérés) et les institutions locales. J’ai notamment mené l’enquête auprès de deux délégations dédiées à la démocratie participative à la mairie de Madrid – celle à la participation citoyenne et à la transparence, et celle à la coordination territoriale et à la coopération public-social – sous le mandat d’Ahora Madrid (2015-2019). J’ai aussi suivi l’assemblée des Indigné·es et un cercle local de Podemos dans la ville périphérique de Parla, dont plusieurs membres ont intégré l’équipe municipale dans le cadre d’un gouvernement de coalition avec les socialistes de 2019 à 2023. Ce travail de terrain nourrit les deux stratégies d’analyse de Wright : l’une, empirique, sur les différents projets de la « démocratie réelle » qui ont émergé à la suite du 15M et l’autre, théorique, sur les tensions et les combinaisons possibles entre les stratégies interstitielles et symbiotiques en vue d’un dépassement de la logique de représentation politique. Cet article présente ainsi l’intérêt de transposer la théorie de Wright sur « l’érosion du capitalisme » à la question de la démocratie représentative.

Plusieurs versions de la « démocratie réelle »

On peut repérer, à partir de l’analyse du laboratoire politique espagnol depuis 2011, différents projets de la « démocratie réelle », qui reposent sur des rapports variés à la représentation et sur des conceptions diverses de la participation.

Un premier ensemble de projets vise à approfondir la représentation, c’est-à-dire à améliorer le système de démocratie représentative en promouvant des partis politiques davantage orientés vers le bien commun, des élus plus honnêtes, des pratiques plus transparentes. Cette voie s’inscrit dans la continuité des Indigné·es qui revendiquaient, dans un texte adopté à l’assemblée générale de la Puerta del Sol le 25 mai 2011, « une démocratie plus représentative, réellement proportionnelle et qui développe des mécanismes effectifs de participation citoyenne ». Elle s’incarne dans un certain nombre de principes éthiques mis en avant par Podemos et les coalitions citoyennes municipales pour éviter la professionnalisation et la corruption de leurs responsables, comme le plafonnement des indemnités ou la limitation des mandats dans la durée. Le « code éthique » adopté par Podemos en 2014 limitait ainsi les indemnités à trois salaires minimum et la durée d’un mandat à huit ans, deux mesures qui ont été supprimées lors du troisième congrès du parti en 2020 en arguant d’une augmentation du salaire minimum. Les élu·es de Podemos doivent également renoncer à tout privilège juridique ou matériel lié à leur fonction de représentant·e et refuser la pratique du pantouflage (système des « portes tournantes » entre institutions publiques et entreprises privées).

Cette revendication d’une « démocratie plus représentative » se traduit aussi dans les pratiques d’élu·es issu·es du 15M qui cherchent, comme à Parla entre 2019 et 2023, à faire des comptes-rendus de mandat réguliers ouverts à toute la population et à davantage associer l’ensemble des collectifs citoyens à l’élaboration des politiques publiques locales. Il s’agit notamment d’ouvrir les conseils consultatifs sectoriels, traditionnellement réservés aux représentant·es associatifs·ves, à des personnes qui se mobilisent sur la thématique sans faire partie du registre officiel des associations. Les forums locaux mis en place par d’anciens dirigeant·es des associations de quartier, qui ont pris des responsabilités politiques à la mairie de Madrid entre 2015 et 2019, procèdent de la même conception d’une démocratie associative élargie. Ces instances de concertation sont actives à partir de 2017 dans chacun des 21 arrondissements de la ville pour permettre aux associations et aux citoyens non organisés de faire des propositions sur les politiques municipales qui sont ensuite discutées et votées en conseil d’arrondissement. La démocratie participative est ici surtout synonyme de démocratie de proximité permettant un dialogue régulier et transparent entre représentant·es et représenté·es.

Ces projets d’amélioration du fonctionnement de la démocratie représentative ont toutefois été limités à l’échelle nationale. En effet, les revendications plus ambitieuses des Indigné·es – comme la refonte du système électoral – ne se sont pas traduites par un changement institutionnel, car elles nécessitaient une réforme de la Constitution que Podemos n’a pas pu impulser en raison de sa position minoritaire au sein du gouvernement et du Parlement. Au pouvoir à l’échelle nationale de janvier 2020 à novembre 2023, Podemos n’a pas mis à l’agenda cette question, ce qui témoigne aussi d’une baisse accordée aux enjeux démocratiques dans la hiérarchie des priorités du parti.

Des graines ont germé ensemble,
puis poussé en racines tordues, bizarres et riches
Et soudain un tronc des branches un houppier
La vie palpite désormais dans l’Arbre-Maison tout à la fois cœur et squelette
La vie se rebelle dans l’Arbre contre l’accaparement des ressources, il est temps de remuer
Les fourmis s’unissent en ponts, en passerelles et en échafaudages
pour faire bouger l’Arbre, dans la danse immémoriale de la co-évolution
Leur action conjuguée peut faire trembler la terre, tomber des empires,
Abolir les barreaux et chanter des printemps
Gare à celleux qui pensent user leur détermination à petit feu, comme les vagues érodent la roche…
Car quand elles bougent comme un seul être, il n’y a pas de montagne
Qu’elles ne puissent déplacer.
Texte et image : Aurora (@aurore.chapon sur Instagram)

Le deuxième ensemble de projets de la « démocratie réelle » impulsés par les Indigné·es vise à dépasser la délégation politique par l’instauration d’une démocratie directe. Ces initiatives prennent différentes formes au sein et en dehors du champ institutionnel, à commencer par les assemblées du 15M à la Puerta del Sol comme sur les places d’autres villes et quartiers. Il s’agissait du principal mode d’organisation et de délibération des Indigné·es, marqué par la pratique du consensus. Ces groupes existent toujours aujourd’hui sur quelques thématiques, comme la commission juridique du 15M, ou dans certains quartiers à l’instar de Carabanchel. Cette démocratie d’assemblées, déjà présente avant 2011 comme dans les centres sociaux occupés autogérés, a connu avec le 15M une nouvelle impulsion et un élargissement des personnes concernées. Des associations, des collectifs et des mouvements sociaux ont ainsi démocratisé leurs pratiques d’organisation interne. Par exemple, les « marées », qui ont constitué des mobilisations massives dans les secteurs publics (principalement l’éducation et la santé) entre 2011 et 2013, se sont inspirées du mode d’organisation en assemblées des Indigné·es quitte à se confronter à l’action syndicale traditionnelle. De la même manière, les cercles de Podemos, qui se sont autoorganisés selon une logique territoriale (par ville ou quartier) ou sectorielle (le cercle des féminismes, des infirmières, etc.) au moment du lancement du mouvement politique début 2014, ont au départ un fonctionnement très proche de celui des assemblées du 15M, avant que le parti adopte une structuration verticale et centralisée en octobre 2014.

Une autre version de la démocratie directe est ancrée dans le mouvement de la culture libre et la partie digitale du 15M, qui promeuvent une conception de la « technopolitique » fondée sur l’usage des outils numériques. Un exemple est la plateforme Decide Madrid, lancée par des responsables de la délégation à la participation citoyenne, qui se sont rencontrés et politisés à la Puerta del Sol, trois mois après leur arrivée à la mairie de Madrid en 2015. Elle est utilisée pour plusieurs processus participatifs, à commencer par les votations citoyennes. Cette variante locale des référendums d’initiative populaire, inspirée du cas suisse, permet à tous les résident·es âgé·es d’au moins 16 ans de faire une proposition sur les politiques municipales, qui est soumise à un référendum décisionnel si elle obtient le soutien d’un certain nombre d’électeurs (le seuil est fixé à 2 % puis à 1 %). Malgré un nombre important de propositions (plus de 26 000), seulement deux ont obtenu le nombre de soutiens requis et fait l’objet d’un référendum au cours de la mandature. Un budget participatif est également mis en place à partir de 2016, avec la mise en débat de 100 millions d’euros dès 2017. Selon Pablo Soto, l’élu qui est à l’initiative de ces processus participatifs : « Les gens n’ont pas besoin que nous les représentions. Les gens ont besoin que nous arrivions aux institutions et fassions les changements nécessaires pour qu’ils puissent se représenter eux-mêmes[3] ».

Le Partido X, lancé par des anciens Indigné·es en 2013, s’inscrivait aussi dans cette logique, en résumant son programme à des processus de démocratie directe. Ce « parti du futur » se définit sur son site internet comme « une méthode pour conquérir l’espace électoral et établir une démocratie réelle », à travers la promotion de plusieurs mécanismes : la transparence dans la gestion publique, un contrôle citoyen du gouvernement (« wiki-gouvernement »), le pouvoir législatif citoyen (« wiki-législation »), le droit à un vote réel et permanent, et le référendum décisionnel. Il s’agit donc, dans les organisations du mouvement social comme dans les partis politiques et les institutions, de dépasser la logique représentative pour permettre aux participant·es et/ou à l’ensemble des citoyen·nes de prendre directement des décisions sans passer par l’intermédiaire de représentant·es.

Le troisième ensemble de projets de la « démocratie réelle » cherche à articuler la représentation avec d’autres logiques de démocratie directe, délibérative et/ou participative. C’est le cas de l’initiative « Démocratie 4.0 » promue par Juan Moreno Yagüe et Francisco Jurado, un député régional de Podemos et son assistant en Andalousie entre 2015 et 2019, dont l’objectif est de donner le choix aux citoyen·nes de voter directement les lois ou de laisser les député·es le faire à leur place, donc d’insérer une dose de démocratie directe au sein du régime représentatif en vigueur. Il s’agirait d’introduire un droit de véto sur les lois les plus contestées, une idée particulièrement stimulante pour repenser la relation de délégation du pouvoir entre représentant·es et représenté·es[4], qui pourrait être accompagnée d’une réflexion sur la délibération en amont du vote des lois. Cette procédure n’a toutefois pas pu être mise en place, non seulement en raison de la position minoritaire de Podemos au Parlement andalou, mais aussi parce qu’elle faisait l’objet de réticences au sein de ce parti où coexistent différentes manières de penser la représentation et la participation[5].

On peut aussi citer la brève expérience de l’Observatoire de la ville à Madrid, mis en place en fin de mandature en 2019. Cette chambre municipale permanente composée de 49 citoyen·nes tiré·es au sort, qui se réunissent huit samedis par an et se renouvellent tous les ans, cherchait à combiner la démocratie directe numérique de Decide Madrid avec la dynamique délibérative des assemblées de citoyens tirés au sort, invités à délibérer des propositions les plus votées en ligne. Yago Bermejo, à l’initiative de cette expérience au laboratoire citoyen ParticipaLab, définit une « démocratie du futur » basée sur trois piliers – la technopolitique, la démocratie directe et la démocratie délibérative – qui concrétiserait la revendication de « démocratie réelle » du 15M dans les institutions[6]. Ces voies diverses d’hybridation de la démocratie élargissent le répertoire des expérimentations cherchant à associer différentes sources de légitimité, qui a été ouvert par les assemblées citoyennes basées sur le tirage au sort et articulées à des référendums au Canada, en Islande ou en Irlande[7].

 

Tableau : Synthèse des projets de « démocratie réelle » issus du 15M dans la région de Madrid

Hybridation des stratégies et érosion de la représentation


Sans pouvoir approfondir ici chaque cas empirique, du point de vue de ses potentiels démocratiques comme de ses limites[8], on peut tirer trois implications théoriques de cette typologie. La première concerne la diversité des projets de la « démocratie réelle » issue de l’expérience des Indigné·es, qui pointe vers une hybridation des formes institutionnelles de démocratie. Les réponses du 15M à la crise du régime représentatif ont été multiples, en s’appuyant sur différentes conceptions de la démocratie (directe, participative, délibérative, représentative, associative) et déclinaisons pratiques (assemblées, outils numériques, tirage au sort, référendum d’initiative populaire, etc.), qui peuvent s’articuler dans des combinaisons inédites. La quête de « démocratie réelle » impulsée par le 15M ne se réduit pas au choix binaire qu’expose le politiste Quim Brugué à partir de la mobilisation des Indigné·es : celui de la démocratie directe, qui cherche à éviter l’intermédiation des représentant·es politiques jugé·es incapables d’exprimer la volonté populaire, et celui de la démocratie délibérative, qui vise à améliorer les décisions publiques en faisant appel à l’intelligence collective de citoyen·nes tiré·es au sort[9].

L’expérience des Indigné·es montre, au contraire, comment des articulations peuvent être imaginées entre différentes logiques démocratiques en fonction des espaces, des échelles et des organisations. Comme le défend Wright, « une transformation émancipatrice ne doit pas être considérée comme le passage binaire d’un système à un autre, mais plutôt comme un changement des rapports de pouvoir au sein de la configuration particulière qui constitue un hybride » (p. 493). L’expérience du 15M et la diversité des projets qui ont suivi l’occupation des places, notamment le municipalisme, invitent donc à penser une pluralité de formes et de pratiques démocratiques, certes différentes mais complémentaires, depuis à la fois les institutions et l’espace des mouvements sociaux. Wright souligne ainsi la nécessité d’approfondir la démocratie partout où c’est possible, en donnant un espace légitime à différents types d’activisme.

La deuxième implication théorique concerne l’articulation entre les stratégies interstitielles et symbiotiques. Sans réellement nourrir la stratégie de rupture, au-delà de certains discours aux accents révolutionnaires (le 15M a, par exemple, été qualifié de « Spanish revolution » sur les réseaux sociaux), l’analyse du cas espagnol confirme les interdépendances et complémentarités entre ces deux voies, sans dissimuler pour autant qu’elles sont en tension. Pour Wright, ces deux stratégies visant une transformation progressive du système social se distinguent principalement par le rapport qu’elles entretiennent à l’État : la transformation interstitielle, associée à l’anarchisme, vise à construire des alternatives en dehors de l’État, alors que la transformation symbiotique, dans la tradition de la social-démocratie, cherche à utiliser l’État et à lutter à l’intérieur des institutions.

Ces deux conceptions coexistaient dans le 15M et représentaient le principal clivage des Indigné·es dans leur rapport à la politique. En témoigne la division du groupe de travail « sur la politique » dès les premiers jours du campement à la Puerta del Sol en deux-sous groupes : le premier, consacré à « la politique à court terme », cherchait à avoir une influence sur les politiques publiques et à améliorer le système représentatif actuel, tandis que le groupe sur « la politique à long terme » se désintéressait de la voie électorale. Il se focalisait sur le mode d’organisation politique à atteindre, basé sur l’autogestion et l’assemblée, tel qu’il se pratiquait au campement de la Puerta del Sol. Dans une perspective autonome théorisée notamment par Hakim Bey ou John Holloway[10], l’objectif était de promouvoir des expérimentations locales comme l’occupation d’immeubles pour reloger les personnes expulsées, l’ouverture de squats d’activités ou la création de coopératives, afin de forger une contre-culture à la culture dominante en constituant des « poches de résistance ». On repère ainsi une grande diversité d’interprétations de la revendication de « démocratie réelle », parmi lesquelles un versant « vertical » vise à changer le système politique de l’intérieur, par l’investissement ou la création de partis politiques, et un versant « horizontal » cherche à transformer le système de l’extérieur sans entrer dans le jeu électoral[11]. Les possibilités de dialogue entre les deux groupes étaient faibles, car leurs assemblées avaient lieu le même jour à la même heure sur deux places différentes. S’il est fréquent que les militant·es se consacrent ainsi à l’une de ces visions stratégiques, Wright défend pourtant qu’aucune de ces stratégies ne peut se suffire à elle-même.

L’expérience qui a suivi le 15M confirme sa thèse sur l’importance de combiner les stratégies interstitielles et symbiotiques, même si cette combinaison implique des luttes qui ont souvent des objectifs et des effets contradictoires. Certes, l’investissement des partis politiques et des institutions étatiques, à plusieurs échelles territoriales, s’est traduit par un affaiblissement des mouvements sociaux en raison notamment du départ de militant·es vers le champ institutionnel[12]. Mais les squats autogérés et d’autres initiatives autonomes ont aussi pu se développer une fois certain·es Indigné·es arrivé·es au pouvoir, comme à Madrid, car la répression à leur égard a sensiblement diminué – elle a en tout cas recommencé de plus belle quand la droite a repris la mairie en 2019. Des expériences économiques alternatives ont également pu prospérer, à l’instar des coopératives qui ont été soutenues par la municipalité et ont cessé de l’être avec le départ d’Ahora Madrid[13]. Comme le défend Wright, « les stratégies symbiotiques peuvent potentiellement élargir les espaces interstitiels dans lesquels d’autres stratégies peuvent se déployer » (p. 490). L’investissement de la sphère étatique permet en partie de changer les règles du jeu, en modifiant les cadres légaux qui peuvent favoriser des initiatives démocratiques dans les sphères du quotidien et du travail comme les coopératives, les squats et les habitats participatifs, ou d’autres modes de gestion collective des biens communs[14]. Mais l’action étatique est loin d’épuiser les possibilités de renouveler la démocratie tant elle est limitée et contrainte par les logiques de fonctionnement et les rapports de force existants. Le potentiel démocratique issu du 15M réside finalement tant dans les initiatives locales d’inspiration anarchiste que dans le renouveau du municipalisme et les réformes sociales et politiques menées à différentes échelles de gouvernement. En investissant l’ensemble de ces espaces, de manière parfois parallèle mais aussi concomitante, les Indigné·es ont démontré que la démocratie pouvait être réinventée depuis différentes formes d’engagement en combinant stratégies interstitielles et symbiotiques.

La troisième implication théorique se réfère à « l’érosion du capitalisme », que préconise Wright en combinant à la fois des initiatives issues de la société civile, pour construire des alternatives économiques émancipatrices dans les espaces où c’est possible, et des interventions de l’État pour changer les règles du jeu et élargir ces espaces de différentes façons. Dans son ouvrage sur les stratégies anticapitalistes, il précise que des activités économiques où prévalent des relations démocratiques et égalitaires émergent déjà dans les niches d’une économie dominée par le capitalisme, avec « l’espoir ultime […] qu’à terme ces espèces exotiques puissent sortir de leurs niches étroites et transformer l’écosystème dans son ensemble » (p. 74). Pour Wright, « la configuration institutionnelle optimale d’une économie démocratique et égalitaire est probablement un mélange de diverses formes de planification participative, d’entreprises publiques, de coopératives, d’entreprises privées gérées démocratiquement, de marchés et d’autres formes institutionnelles, plutôt que la domination exclusive de l’une d’elles » (p. 86).

De la même manière, on peut penser à la suite des Indigné·es une érosion de la démocratie représentative, en impulsant des alternatives à la représentation au sein et en dehors des institutions, qui pourront à terme devenir suffisamment importantes dans la vie des individus et des collectifs pour que la délégation du pouvoir perde son rôle dominant dans le système politique. Les expérimentations démocratiques qui existent déjà au sein des espaces autonomes (comme les squats autogérés en Espagne ou les Zad en France) et des institutions publiques (avec le développement de dispositifs participatifs et délibératifs quand ils signifient un réel pouvoir aux citoyens[15]) sont ainsi amenées à quitter leur position de niche pour devenir des normes de l’action collective et de l’action publique. La réponse du mouvement des Indigné·es à la crise des régimes représentatifs serait ainsi un dépassement progressif de la relation de représentation, de telle manière qu’elle ne constitue plus la règle absolue du fonctionnement démocratique mais une modalité parmi d’autres. L’objectif n’est donc pas tant d’en finir avec la représentation, mais de lui conférer une place moins centrale au sein du système politique et de l’articuler avec d’autres types de pratiques et de légitimités démocratiques.

 

Plusieurs questions restent toutefois ouvertes par l’expérience du laboratoire politique espagnol. La première concerne la temporalité qui est évidemment importante dans les processus de transformation sociale et politique : dans quelle mesure l’érosion suppose-t-elle la pérennisation des expérimentations ? Le fait que l’érosion de la démocratie représentative, comme celle du capitalisme, ne puisse se produire que sur le temps long induit de nouveaux dilemmes, en termes notamment de bureaucratisation et d’institutionnalisation des initiatives citoyennes.

Le deuxième enjeu a trait aux liens entre érosion du gouvernement représentatif et érosion du capitalisme. Si certaines « mairies du changement » se sont revendiquées de l’anticapitalisme, comme celle de Cadix dirigée pendant huit ans par un militant de la Gauche anticapitaliste (ayant intégré Podemos de 2015 à 2020) qui a plaidé pour la sortie d’un modèle basé sur l’endettement et la spéculation autour de mégaprojets urbains[16], d’autres ont affronté moins directement les dynamiques de production de la ville néolibérale. Dans la capitale, le soutien de la maire Manuela Carmena à la grande opération urbanistique du Nord de la ville (Operación Chamartín), visant à créer une cité financière sur le modèle londonien, a contribué à l’implosion d’Ahora Madrid. Dans la plupart des « villes rebelles », les objectifs de justice sociale se sont traduits par des tentatives plus ou moins réussies de remunicipalisation de services municipaux (l’eau, l’énergie, les services funéraires, etc.) et par des investissements publics dans des quartiers et des secteurs (comme celui du logement) stratégiques pour les classes populaires afin de lutter contre la ségrégation urbaine. Mais ces politiques redistributives, plus développées à Barcelone qu’à Madrid[17], n’ont pas tellement été liées aux politiques de démocratie participative, de telle sorte qu’on observe une relative déconnection entre les processus participatifs et la question sociale. On peut ainsi comprendre pourquoi l’hypothèse technopolitique défendue par les Indignés au sein de la délégation à la participation à Madrid n’a pas signifié l’engouement attendu pour les outils de décision numériques, tandis que les forums locaux impulsés par les militants des associations de quartier sont souvent restés limités aux seuls responsables associatifs.

Finalement, l’expérience espagnole pose à nouveau la question des conditions sociales de possibilité d’un élargissement de la démocratie. Comme l’ont montré de nombreux travaux, l’exercice actif de la démocratie nécessite d’importantes ressources individuelles (capitaux culturels et économiques, temps pour participer, etc.) et collectives (en termes notamment de contrôle sur les médias). Pour être viable, l’utopie d’une « démocratie réelle » telle que portée par le 15M n’implique donc pas seulement la transformation des institutions publiques, mais également d’autres facteurs sociaux et médiatiques dont le développement dépasse l’expérience du municipalisme.

 

 

[1] E. Olin Wright, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2020, p. 7. Sauf indication contraire, les citations sont issues de cet ouvrage.

[2] E. Olin Wright, Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2020, p. 76.

[3] « Entrevista con Pablo Soto: “Estamos en una revolución democrática” », Diagonal, 17 juin 2015.

[4] F. Jurado, Nueva Gramática Política. De la revolución en las comunicaciones al cambio de paradigma, Barcelona, Icaria, 2015.

[5] H. Nez, « Du 15M à Podemos : des légitimités en tension autour de la représentation », in L. Damay, V. Jacquet (dir.), Les transformations de la légitimité démocratique. Idéaux, revendications et perceptions, Louvain-la-Neuve, Academia/L’Harmattan, p. 167-188.

[6] Y. Bermejo (dir.), Democracias futuras, Madrid, Medialab Prado, 2019.

[7] D. Courant, Y. Sintomer (dir.), « Le tirage au sort au XXIème siècle », Participations, n° 23, 2019.

[8] Ce qui est développé dans l’ouvrage : H. Nez, Démocratie réelle. L’héritage des Indignés espagnols, Vulaines-sur-Seine, Le Croquant, 2022.

[9] Q. Brugué, « Tras la indignación, las encrucijadas democráticas », in C. Monge et al. (dir.), Tras la indignación. El 15M: miradas desde el presente, Barcelona, Editorial Gedisa, 2021, p. 31-45.

[10] H. Bey, TAZ, zone autonome temporaire, Paris, Éditions de l’Éclat, 1997 ; J. Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui, Paris, Syllepse, 2008.

[11] R. A. Feenstra, S. Tormey, A. Casero-Ripollés et J. Keane, La reconfiguración de la democracia. El laboratorio político español, Granada, Editorial Comares, 2016.

[12] David Hamou le montre bien à partir du cas de la lutte contre les expulsions de logement à Barcelone : D. Hamou, « Un pied dans l’institution, mille pieds dans la rue ». Commun, municipalisme et mouvements sociaux pour le droit au logement à Barcelone (2015-2019), thèse de doctorat en sociologie, Université Paris-Nanterre, 2023.

[13]  Arthur Guichoux le montre bien dans ses recherches sur les coopératives de livreurs à vélo en Espagne : la coopérative madrilène La Pajara, lancée en 2018 dans le cadre d’un programme d’action publique de soutien à l’économie sociale et solidaire d’Ahora Madrid, s’est arrêtée en 2019. A. Guichoux, « David against Goliath: from riders’ protest to platform cooperativism », The Economic and Labour Relations Review, vol. 34, n° 4, 2023, p. 733-752.

[14] La notion de biens communs a été davantage investie par Barcelona en Comú. Cf. I. Blanco, R. Gomà et J. Subirats, « El nuevo municipalismo: derecho a la ciudad y comunes urbanos », Nueva Época, n° 20, 2018, p. 14-28.

[15] Wright a proposé avec Archon Fung le modèle de l’empowered participatory governance pour analyser les expériences qui visent une participation réelle et une influence directe des citoyens ordinaires dans les politiques qui les concernent. A. Fung, E. Olin Wright (dir.), Deepening Democracy. Institutional Innovations in Empowered Participatory Governance, London/New York, Verso, 2003.

[16] M. Petithomme, « Anticapitalisme et municipalisme à Cadix : les réussites et les limites d’une gouvernance symbolique », in A. Fernández Garcia, H. Nez et M. Petithomme (dir.), Villes rebelles. Municipalisme et pouvoir local en Espagne, à paraître.

[17] I. Blanco, Y. Salazar et I. Bianchi, « Urban governance and political change under a radical left government: the case of Barcelona », Journal of Urban Affairs, vol. 42, n°1, 2020, p. 18-38.