L’administration autonome du nord-est syrien, qui regroupe sept régions autonomes au régime de Bachar Al-Assad, est actuellement confrontée à une crise économique sans précédent. Son système politique, basé d’un côté sur les communes et les organisations de la société civile, de l’autre sur les représentant.e.s issu.e.s de partis politiques, est mis en péril par Damas et par les attaques turques. Souffrant d’une dévaluation de sa monnaie, d’une crise hydrique et de plusieurs années de guerre, l’administration autonome a pris des initiatives afin d’améliorer les conditions de vie de sa population. En parallèle, les coopératives offrent la possibilité de lutter contre la pauvreté, mais ces actions et projets se montrent peu efficaces sans une aide internationale qui assure un développement économique de ces régions dans une perspective à long-terme. Cet article se base sur les entretiens effectués avec Selman Barûdo, coresponsable de l’économie des régions du nord-est syrien, Leîla Qamîşlo, responsable des coopératives du canton de Qamîşlo, et Mahmoud Mohammed, coresponsable de l’économie pour la région de Cezîre. Les discussions ont porté sur la situation économique de l’administration autonome après ces neuf années de guerre, sur la récente crise financière au Liban, sur les mesures prises pour parer à l’arrivée du Covid-19 ainsi que sur les sanctions états-uniennes visant le gouvernement syrien*.

Les réparations après-guerre

« Dès que les Forces Démocratiques Syriennes ont détruit la dernière base de l’État Islamique à Baghouz, nous avons entamé un processus de reconstruction de notre économie », souligne Mr. Selman Barûdo. Qu’il s’agisse des infrastructures telles que les centrales électriques, les ponts et les pépinières, la majorité a été complètement détruite durant les combats. Même si l’économie sur laquelle l’administration autonome se base est principalement agraire et permet ainsi d’éviter des famines, les terres agricoles ont été fortement endommagées et la quantité de bétail a elle aussi été impactée.

Afin de soutenir le secteur agricole, l’administration autonome a acheté en 2019 55 000 tonnes de blé à un prix avantageux aux agriculteurs.trices locaux.les. Les infrastructures du stockage de coton ont quant à elles été réparées, ainsi que les usines d’asséchement de graines destinées à l’industrie du coton et du maïs. « Nous avons de plus investi dans les nouveaux commerces gérés par les anciennes personnes déplacées », précise-t-il.

Les coopératives, initiatives économiques démocratiques

« Les coopératives sont la participation de la société dans l’économie », affirme Mr. Selman Barûdo. Les coopératives se coordonnent d’une part avec les communes, d’autre part avec les régions à travers le conseil (desteya) de l’économie. Chaque coopérative dispose d’un.e représentant.e qui participe à des rencontres entre représentant.e.s de coopératives. Un conseil de coopératives devrait être créé si le nombre de coopératives continue à augmenter. « Notre objectif est de rendre service », ajoute Mme. Leîla Qamîşlo, responsable des coopératives pour le canton de Qamîşlo. « Les coopératives permettent de lutter contre la pauvreté. Notre prochain objectif est d’augmenter le nombre de coopératives autour de la culture de légumes. Ce sont des projets bénéfiques pour les personnes en situation de précarité mais cela a pour autre effet de diminuer les importations. C’est un de nos buts pour l’année à venir. »

Les coopératives ont été créées en 2014, tandis que les unions relatives à celles-ci ont été constituées en 2017. L’objectif de ces dernières, établies localement, était d’offrir des informations concernant le fonctionnement des coopératives. Depuis, le nombre d’unions a réduit afin de centraliser les formations, la présence d’une union par quartier n’étant plus nécessaire selon Mme. Leîla Qamîşlo.

Les coopératives peuvent obtenir la première année une aide sous forme de crédit qui couvre jusqu’à 50 % de leurs besoins. En effet, chaque année, 5 % des outputs des plus anciennes coopératives sont centralisés dans l’Union des Coopératives du canton qui réinjecte la somme au sein des nouvelles coopératives.

Vingt coopératives réunissant quelque 150 personnes sont présentes dans le canton de Qamîşlo. Parmi celles-ci figurent des coopératives autour des générateurs, de la culture de légumes ou de l’élevage. Une station de lavement automobile et des boulangeries sont d’autres exemples de coopératives présentes au sein du canton. La majorité des coopératives sont créées à l’initiative de la Direction des associations, mais elles peuvent aussi être mises en place par des communes, qui disposent d’un comité spécifique. En guise d’illustration, deux magasins, un de vêtements et un autre de produits d’entretien ont été créés à partir des communes.

Impacts économiques des attaques turques

L’invasion d’Afrîn en mars 2018 et de Serê Kaniyê en octobre 2019 par l’État turc a eu des conséquences humaines et matérielles dramatiques. Au-delà des vies données pour la protection des territoires, des civil.e.s tué.e.s, des personnes déplacées et des autres conséquences désastreuses de l’oppression turque, c’est l’usure provoquée par les attaques répétées qui est dévastatrice. Ainsi, de nombreux.ses civil.e.s m’ont fait part de leur désillusion quant à leurs objectifs de vie : « Chaque fois que nous essayons de créer un projet ou de construire un nouvel édifice, l’État turc le détruit. Toute notre énergie se concentre sur la guerre et il nous est impossible de penser dans une perspective à long terme », m’informe Ahmed, un jeune homme d’une vingtaine d’années qui habite à Qamîşlo.

Les attaques turques ont entre autres engendré des mouvements de population intra-frontaliers et la création de camps de réfugié.e.s pris en charge par l’administration autonome. « Nous avons donc dû prendre en compte au sein de notre économie le soin et l’approvisionnement de ces personnes déplacées. Celles-ci ont un impact sur les prix, qui ont tendance à flamber. » Sans compter qu’à Serê Kaniyê, 35 000 tonnes de blé et 45 000 tonnes de graines en plus de fertilisants (phosphate) ont été volées avec les habitations, les commerces et les troupeaux. En parallèle, le blé planté par les fermiers de Serê Kaniyê avant l’invasion turque ne peut pas être récolté, les cultures faisant désormais partie des territoires envahis. Quant à l’occupation d’Afrine depuis mars 2018, il s’agit d’une autre catastrophe humanitaire et économique. Par exemple, les infrastructures propres au raffinage de l’huile d’olive ont été détruites et 1 440 000 hectares du territoire de l’administration autonome ont été perdus.

L’administration a de plus assuré la gestion de la situation hydrique des régions environnants Tal Tamar et Hassake. En effet, ces dernières ont subi de graves coupures d’eau dues à la mainmise des milices soutenues par la Turquie sur la station de distribution d’eau d’Allouk. L’eau a ainsi dû être amenée en urgence par camions afin d’approvisionner les populations. La remise en service de la station a finalement été échangée contre le don par l’administration autonome de 10 à 15 MW. En parallèle, la densité de l’Euphrate et du Tigre dépendant de l’État turc, le courant des deux fleuves s’est vu diminuer. Ceci a directement impacté la production électrique de l’administration autonome.

Les incendies criminels menacent les récoltes

Les incendies criminels sont aussi l’une des inquiétudes partagées par Mr. Selman Barûdo, au vu des événements de l’année passée : « Certains de ces feux étaient criminels. Daesh a effectivement appelé à brûler les champs, car il s’agit selon eux d’une nourriture mangée par les infidèles. En conséquence, 435 000 hectares ont été brûlés, ce qui équivaut à 90 millions de livres syriennes. Nous avons donc pris des précautions d’un côté avec le stationnement de fourgons d’incendie dans les endroits stratégiques et la mise en place d’équipes d’urgence, de l’autre avec l’éducation des fermiers quant à la surveillance de leurs terres. Nous avons cependant besoin d’une quantité plus importante de fourgons d’incendie car notre matériel est clairement insuffisant ».

À partir de la fin du mois de mai, les troupes des HPC and HPC Jin (Hêzen Parastina Cîvakî – Forces de Défense Civile), unités de défense populaire qui s’organisent à un niveau local et sur base volontaire, ont été appelées en renfort. Elles peuvent être aperçues tout au long des routes et en bordure des champs afin de parer aux futurs incendies criminels.

L’administration autonome face à une crise économique sans précédent

La crise de liquidités au Liban, le manque de reconnaissance de l’administration autonome par la communauté internationale et la pandémie du coronavirus ont engendré une grave dévaluation de la livre syrienne. Même si la valeur de la livre syrienne a eu tendance à baisser depuis plusieurs mois, elle est dorénavant en chute libre. D’autant plus que la loi César, rédigée par les États-Unis à l’encontre de l’État Syrien, accentue les difficultés économiques éprouvées par les populations de l’administration autonome. Les lourdes sanctions économiques prévues par la loi César sont appliquées depuis le 17 juin 2020 et détériorent des conditions de vie pourtant déjà très précaires.

La frontière irako-syrienne et les routes entre les territoires de l’administration autonome et le régime syrien étant fermées, l’importation de matériel est rendue plus difficile. En outre, « le prix du pétrole a chuté et les contrebandiers essayent de tirer avantage de la situation », déclare Mr. Mahmoud Ardînî Mohammed, coresponsable du conseil de l’économie pour le canton de Cezîre. Il ajoute : « Avec la guerre, nos infrastructures ont souffert et sont faibles. La fermeture des frontières suite à la pandémie du COVID-19 a aggravé la situation. Obtenir des médicaments et du matériel médical tel que des masques devient difficile. Nous n’avons pas de sites de production pharmaceutique car sous le régime de Bachar Al-Assad, les usines étaient interdites dans la région de Cezîre. De plus, des stocks de matériel médical ont été cachés par des contrebandiers afin de gonfler les prix. Ils savent parfaitement qu’il s’agit de produits qui vont être achetés. »

Mr. Mahmoud Ardînî Mohammed s’exprime ensuite sur la crise financière au Liban : « Nous nous basons sur un système d’exportation qui dépend du Liban. Une crise au Liban déclenche inévitablement une crise en Syrie. »

« Nous usons de la livre syrienne puisque nous ne sommes pas indépendants de l’État syrien. Notre blé est vendu à l’Iran et au Liban en livres syriennes, ce qui donne de la valeur à notre monnaie. Mais le dollar affecte énormément notre économie. Le régime essaye de soustraire le dollar des territoires de l’administration autonome afin de faire grimper la demande. Se procurer des dollars devient ainsi difficile. Pour essayer de contrer le gonflement des prix, l’administration autonome a interdit d’acheminer des dollars vers les zones contrôlées par Damas. »

« Tous les accords qui ont réussi à être conclus avec le gouvernement syrien vont être sacrifiés »

Selon Mr. Mahmoud Mohammed, les relations de pouvoir entre le régime de Bachar Al-Assad et l’administration autonome sont fortement impactées par cette situation. L’arrêt des importations de matériels provenant du régime en conséquence de la pandémie a amené l’administration autonome à dépendre des importations arrivant de Faysh-Khabur, le poste frontière irako-syrien. Les biens sont dès lors achetés en dollars à l’étranger, pour ensuite être vendus en livres. « En résumé, nous gaspillons de l’argent », déclare Mr. Mahmoud Mohammed.

En guise d’illustration, le pétrole provenant des territoires de l’administration autonome est traité en partie sur les territoires du régime de Bachar ou au Başûr – le Kurdistan irakien, faute de raffineries de qualité. Le pétrole raffiné est ensuite racheté par l’administration autonome. En parallèle, l’administration autonome n’est pas membre de l’OPEP puisqu’elle n’est pas reconnue par la communauté internationale. Par conséquent, elle vend son pétrole à des acteurs non-officiels à des prix qui ne sont pas ceux du marché.

C’est pourquoi selon Mr. Mahmoud Mohammed, « la loi César n’affecte pas juste le gouvernement syrien, mais aussi l’administration autonome en général. Tous les accords que nous avons réussi à conclure avec le gouvernement syrien vont être sacrifiés. Notre peuple deviendra de plus en plus dépendant de celui-ci. Peut-être que le régime envisageait qu’une quasi-indépendance des régions du nord-est syrien verrait le jour et que le manque de moyens dû aux nombreuses interdictions qui leur ont été imposées durant des années les affaibliraient. »

Augmentation des salaires et contrôle des prix : utiles mais pas suffisants

Sous le régime de Bachar Al-Assad, les salaires étaient extrêmement bas et ne correspondaient pas au coût de la vie. Après l’établissement de l’administration autonome, les salaires des employé.e.s ont été augmentés de 20 000 livres. En 2019, les salaires en-dessous de 80 000 livres ont été augmentés de 35 %, pour ceux entre 80 000 et 100 000 de 25 % et pour ceux de plus de 100 000 livres de 15 %. Selon Mr. Selman Barûdo, « ces actions ont permis d’aider la population, même si nous savons que cela n’est pas suffisant ».

Face à la forte dévaluation de la livre syrienne, la coprésidente du conseil exécutif de l’administration autonome, Bêrîvan Khalid, a décidé l’augmentation des salaires des employé.e.s de 150 %. Elle a ainsi tweeté le 21 juin 2020 : « Nous sommes pleinement conscient.e.s de l’étendue des souffrances subies par les citoyen.ne.s à la suite de la crise économique actuelle. Nous avons surmonté toutes les difficultés ensemble, et nous surmonterons également cette crise ensemble. Faites confiance à votre administration autonome. »1

L’administration autonome exporte principalement du fourrage. Elle exporte aussi du blé, de l’huile, du coton, des semences et du bétail lorsqu’elle dispose de surplus.

La crise économique qui frappe les régions du nord-est syrien a amené l’administration autonome à contrôler les prix des aliments de première nécessité (sucre, pain, blé), disponibles dans les magasins, et de certains matériaux de construction. Les pains subventionnés par l’administration sont disponibles pour 100 livres syriennes par paquet de 8 unités2.

À court terme, l’administration autonome peut compter sur ses réserves, mais les secteurs de l’agriculture et de l’industrie doivent être soutenus afin de pouvoir atteindre à terme une indépendance économique face à Damas. « Nous avons besoin d’une aide internationale pour notre agriculture. Nous avons besoin de laboratoires qui permettent d’examiner les semences afin d’éviter les maladies des plantes et humaines qui leur sont liées », déclare Mr. Selman Barûdo. Mr. Mahmoud Mohammed appelle de plus la coalition internationale en Irak et en Syrie à soutenir la construction de raffineries et d’usines dans les régions du nord-est syrien. Selon Mr. Mahmoud Mohammed, une promesse d’aide a été formulée par la coalition internationale mais rien n’a pour l’instant été concrétisé.

Malgré son manque drastique de moyens infrastructurels et financiers, l’administration autonome du nord-est syrien lutte pour fournir à sa population une qualité de vie décente. Aucune aide internationale n’a pour l’instant été mise en place afin de palier à la situation dramatique engendrée par la crise économique, même si celle-ci permettrait d’offrir à la jeune génération des perspectives d’avenir sur les territoires de l’administration autonome.

25 juin 2020